La discussion relative à la mécanique quantique que vous m’avez encouragé à lancer me ramène à mon Pourquoi nous avons neuf vies comme les chats ?, publié en 2000 par le Collège International de Philosophie. J’y montre – sans prendre parti sur elle – comment l’hypothèse des mondes multiples qui s’attache à l’interprétation de la mécanique quantique par Everett permet de concilier un ensemble d’hypothèses philosophiques disparates : la Cogito cartésien, le meilleur des mondes leibnizien et le rôle de la Raison dans l’histoire chez Hegel.
C’est à ce texte que renvoie l’article de Wikipedia consacré à Science et conscience :
La situation se complique lorsque l’on se place dans le cadre de la théorie d’Everett. Dans ce cadre, l’évolution du monde n’est pas linéaire mais arborescente. À chaque instant l’évolution emprunte simultanément toutes les possibilités prévues par la mécanique quantique, et on peut alors légitimement se poser la question de savoir ce qu’il advient de la conscience individuelle. Notre conscience se divise-t-elle aussi pour coexister simultanément dans des mondes parallèles ? Paul Jorion répond négativement à cette question. Selon lui, la conscience emprunterait le chemin d’évolution qui est le plus favorable pour elle.
Voici, reproduite ici, à titre de hors d’œuvre, la présentation du mystère :
Les comportements inattendus au niveau microscopique des particules élémentaires qu’étudie la mécanique quantique sont quelquefois présentés au profane par le biais de l’expérience mentale dite du « chat de Schrödinger », laquelle débouche sur l’hypothèse induite des « mondes multiples ». La prémisse est celle d’états concurrents de la réalité qui demeurent superposés jusqu’à ce qu’un événement tel que leur observation – ou plutôt l’interaction avec eux que suppose leur mesure – les oblige à choisir une manière de se présenter, et ceci sans que l’alternative implicite à la superposition initiale perde pour autant de sa réalité. L’interaction – dont la mesure n’est que l’un des avatars possibles – est alors à l’origine d’une bifurcation de mondes entre deux de leurs états possibles.
Dans l’expérience mentale imaginée par Erwin Schrödinger dans les années trente du siècle dernier, un chat dont la survie ou la mort dépend de la brisure d’une fiole de cyanure déterminée par une variation quantique ayant une chance sur deux de se produire (réduction d’un train d’ondes), se retrouve simultanément mort et vivant dans deux univers également possibles mais ayant « bifurqué », ayant divergé l’un de l’autre. Le chat est à la fois mort et vivant mais dans deux mondes en voie de séparation, l’ontologie sous-jacente à cette conception étant donc celle de myriades d’univers co-existants, chacun évoluant selon un scénario qui lui est propre, d’où l’appellation pour cette interprétation de la mécanique quantique, d’hypothèse des mondes multiples (parallèles).
Ce qui – à ma connaissance – n’a jamais été évoqué dans les discussions relatives au chat de Schrödinger, c’est ce que celui-ci en pense. Sans doute parce que l’auteur de l’expérience mentale supposait que l’animal n’est pas pleinement conscient de ce qui lui arrive. Remplaçons alors le chat par un être humain pour rendre le cas de figure plus instructif. Si ce dernier est à la fois mort et vivant, on peut supposer que les principes courants en matière de conscience restent d’application, à savoir que, 1º dans le monde où il est mort, son cadavre est privé de conscience, alors que 2º dans le monde où il demeure en vie, son corps continue à être doué de conscience, c’est-à-dire, a la conscience d’être en vie (quand il n’est pas endormi, évanoui ou dans le coma). Autrement dit, en cas de divergence entre deux scénarios où dans l’un, l’individu meurt, alors que dans l’autre il demeure en vie, la conscience de soi doit nécessairement s’attacher au scénario où la capacité métabolique du corps reste entière…
Les notes – qui sont importantes – manquent du texte en ligne alors le voici en entier :
Pourquoi nous avons neuf vies comme les chats , Papiers du Collège International de Philosophie, Numéro 51, Reconstitutions, 69-80, 2000
(La même chose en anglais : Why, like cats, we have nine lives).
Armel et moi nous nous sommes arrêtés sur le côté Ouest de la rue de Condé. Francis – qui sait que nous allons prendre le métro à Odéon, s’est arrêté lui aussi. Mais Isabelle qui ne connaît rien à nos projets a déjà traversé la rue. Elle s’aperçoit soudain qu’elle est la seule à l’avoir fait, et revient sur ses pas. Mais une voiture débouche à toute allure, qui ne pourra pas l’éviter…
Quelques instants plus tard je m’entends dire à Isabelle : « J’ai vu votre sang sur la rue ». Armel lui dit : « La voiture est passée à quelques centimètres de vous ».
Dans la nuit je m’éveille et je pense : « Je l’ai vraiment vue morte : j’ai véritablement vu le sang d’Isabelle sur la chaussée. Aussitôt après je l’ai vue vivante, mais pendant une fraction de seconde je ne l’ai pas imaginée, mais littéralement vue morte ». Je me dis, le monde a bifurqué, je me suis trouvé un moment dans un monde où Isabelle a été tuée, puis aussitôt, dans un monde où – Dieu merci – elle était en vie. Est-ce que ma vision de l’accident ne suppose pas la brève co-existence de deux états-de-choses incompatibles ? co-existence qui se résoudrait comme en mécanique quantique par la synthèse soudaine de deux états également possibles et jusque-là superposés (la fameuse « réduction du train d’ondes ») ? Je pense à ce que rapportent certains rescapés d’un état « proche de la mort » et qui disent avoir éprouvé le sentiment que leur conscience (âme) « survole » la scène où leur corps lutte entre la vie et la mort. Ils affirment aussi que cette contemplation s’est interrompue brutalement et qu’ils ont alors repris conscience, autrement dit, que leur conscience s’est soudain trouvée réunie à leur corps meurtri dans un processus de réduction comparable à celui que subit un train d’ondes au niveau quantique.
Je me rendors. Quelque temps plus tard, toujours au milieu de la nuit, je me réveille et, en l’espace de quelques minutes, une suite de conséquences philosophiques de l’hypothèse des mondes parallèles précipitent dans ma réflexion : un torrent déductif où figurent une réconciliation des points de vue réaliste et idéaliste, une confirmation de la conception leibnizienne du « meilleur des mondes possibles », une expansion du cogito cartésien, le rôle joué par la Raison dans l’histoire, ce qu’il faut penser de l’idée que le temps aurait une réalité purement psychologique, enfin, comment concevoir (de manière non-contradictoire) la nature de l’Être-donné.
Bien entendu, le matin au réveil, je ne crois plus à aucune de ces sornettes, dont j’attribue l’élaboration au relâchement de l’esprit critique propre aux réflexions nocturnes. Et pourtant… au cours de la journée je retourne à plusieurs reprises vers ces réflexions, étonné de la qualité esthétique d’une démarche apportant des réponses à certaines questions philosophiques classiques à partir de l’hypothèse des mondes parallèles. C’est ce sentiment de la beauté de la cascade déductive qui m’encourage à la mettre sur le papier, en dépit de ce que je considère comme sa plausibilité quasiment nulle.
Ce qui m’a frappé au cours de ma réflexion nocturne, c’est non seulement l’aisance avec laquelle l’ensemble des questions qui se sont présentées à ma réflexion trouvaient une solution, mais surtout comment celles-ci – qui m’apparaissaient jusque-là disparates – se retrouvaient harmonieusement organisées en un tout, du fait précisément qu’une solution leur étaient apportée dans un ordre logique particulier. Nous nous étions faits à l’idée que la science était le domaine des questions qui trouveraient réponse, la philosophie au contraire, celui des celles qui resteraient ouvertes. Mais la science nous a – à tort ou à raison – déçu sous ce rapport. L’inversion des perspectives s’applique-t-elle aussi à la philosophie, à savoir, que ses questions à elle se révéleraient solubles ?
Mais quelle foi accorder à un système du monde dont le seul mérite serait de résoudre un sous-ensemble important des questions qui ont retenu, au cours des âges, l’attention des philosophes ? Autrement dit quelle garantie nous apporte quant à sa vérité une théorie dont la seule vertu est celle de sa cohérence, sa capacité-même à « faire système » ? Une telle disposition à répondre sans se contredire à ces questions, lui assurerait-elle – de manière inductive – une vraisemblance qui, sinon – au vu de son contenu propre – lui serait spontanément refusée ?
Un débat intellectuel a eu lieu récemment dont l’objet était que les philosophes se méprennent le plus souvent quant à la signification des positions défendues par les scientifiques, la portée épistémologique des théories et des faits à partir desquels ils construisent une argumentation philosophique leur échappant en réalité, si bien que, contrairement à ce qu’ils imaginent, les philosophes ne bâtissent pas à partir de la science, mais se contentent d’y trouver, de manière très lâche, une « source d’inspiration » (cf. Sokal & Bricmont 1997, Bouveresse 1999). Une occasion m’est offerte ici de répondre indirectement à cette accusation en mettant en évidence ce qui se produit quand un philosophe prend au sérieux ce que disent les scientifiques, en l’occurrence pour ce qui touche à la théorie dite des « mondes multiples » qui suppose que l’univers se fend de manière incessante en une multitude de mondes parallèles (1). L’aboutissement de ma réflexion, présenté en deux temps est, comme on le verra, surprenant à chacune des étapes de son développement.
Les comportements inattendus au niveau microscopique des particules élémentaires qu’étudie la mécanique quantique sont quelquefois présentés au profane par le biais de l’expérience mentale dite du « chat de Schrödinger », laquelle débouche sur l’hypothèse induite des « mondes multiples ». La prémisse est celle d’états concurrents de la réalité qui demeurent superposés jusqu’à ce qu’un événement tel que leur observation – ou plutôt l’interaction avec eux que suppose leur mesure – les oblige à choisir une manière de se présenter, et ceci sans que l’alternative implicite à la superposition initiale perde pour autant de sa réalité (2). L’interaction – dont la mesure (3) n’est que l’un des avatars possibles – est alors à l’origine d’une bifurcation de mondes entre deux de leurs états possibles.
Dans l’expérience mentale imaginée par Erwin Schrödinger dans les années trente du siècle dernier, un chat dont la survie ou la mort dépend de la brisure d’une fiole de cyanure déterminée par une variation quantique ayant une chance sur deux de se produire (réduction d’un train d’ondes), se retrouve simultanément mort et vivant dans deux univers également possibles mais ayant « bifurqué », ayant divergé l’un de l’autre. Le chat est à la fois mort et vivant mais dans deux mondes en voie de séparation (4), l’ontologie sous-jacente à cette conception étant donc celle de myriades d’univers co-existants, chacun évoluant selon un scénario qui lui est propre, d’où l’appellation pour cette interprétation de la mécanique quantique, d’hypothèse des mondes multiples (parallèles).
Ce qui – à ma connaissance – n’a jamais été évoqué dans les discussions relatives au chat de Schrödinger, c’est ce que celui-ci en pense. Sans doute parce que l’auteur de l’expérience mentale supposait que l’animal n’est pas pleinement conscient de ce qui lui arrive. Remplaçons alors le chat par un être humain pour rendre le cas de figure plus instructif. Si ce dernier est à la fois mort et vivant, on peut supposer que les principes courants en matière de conscience restent d’application, à savoir que, 1º dans le monde où il est mort, son cadavre est privé de conscience, alors que 2º dans le monde où il demeure en vie, son corps continue à être doué de conscience, c’est-à-dire, a la conscience d’être en vie (quand il n’est pas endormi, évanoui ou dans le coma). Autrement dit, en cas de divergence entre deux scénarios où dans l’un, l’individu meurt, alors que dans l’autre il demeure en vie, la conscience de soi doit nécessairement s’attacher au scénario où la capacité métabolique du corps reste entière (5).
Or l’existence de telles bifurcations entre mondes possibles a été, selon les représentants d’un courant important parmi les physiciens contemporains, prouvée au delà de tout doute raisonnable. Je vais tirer de ceci un certain nombre de conséquences. La première est la suivante : s’il existe certaines stratégies de vie concurrentes où le choix malheureux signifie la mort inéluctable de celui qui le pose, son auteur ne s’en apercevra jamais, sa conscience de soi restant nécessairement attachée à celui (ou ceux) des mondes multiples où il reste en vie – quelque soit la faible probabilité du scénario auquel celui-ci (ou ceux-ci) correspond(ent). Il ne s’apercevra donc pas que son choix fut en réalité malencontreux. Dans les narrations autobiographiques qu’il tiendra dans le monde où il survit, il ira même jusqu’à justifier à qui veut l’entendre la justesse de son pauvre jugement, renforçant ainsi involontairement sa tendance aux choix tactiques médiocres. Cette stratégie se poursuivra jusqu’au moment où il se heurtera à une situation où sa probabilité de survie sera devenue cette fois objectivement nulle. Nous connaissons tous des individus très fiers de leurs prouesses et auxquels nous n’attribuons aucun rôle à leur talent dans ce qui leur arrive de positif mais seulement à la chance incongrue dont ils semblent bénéficier.
Ce phénomène expliquerait une observation faite par les psychologues – évoquée dans le contexte de l’irrationalité des comportements des joueurs compulsifs (Tversky & Wakker 1995) – la persistance dans l’erreur propre à l’espèce humaine, et qui la distingue à ce point de vue des autres animaux. L’auto-réflexion propre à la conscience qui s’auto-congratule (« mon choix tactique était judicieux… ») au sujet d’un comportement qui a conduit dans un monde parallèle à une mort certaine, est indispensable pour qu’une telle tendance se développe : l’animal privé de conscience est confronté à l’objectivité de la réussite ou de l’échec de ses comportements ; au contraire, l’homme dont la conscience s’attache nécessairement au monde où son corps demeure en vie, est encouragé à persévérer, quelque soit la stupidité objective de son jugement quant à la tâche d’assurer sa survie.
Et puisque j’ai évoqué ici le jeu, il m’est permis, dans la perspective des mondes multiples, de poser le théorème suivant : La roulette russe est une activité sans risque et qui peut rapporter gros. (Une proposition identique vaut pour tous les sports dits extrêmes). Il s’agit là en fait d’un simple corollaire de ce que je viens d’avancer : le joueur s’en sort – du moins dans sa propre histoire, celle à laquelle s’attache sa conscience de soi – tant qu’il existe dans l’éventail des scénarios possibles, au moins l’un où il reste en vie. La chance de survie étant fixée ici – selon la règle du jeu – à cinq chances sur six, le sujet s’en sort toujours. Bien sûr, dans la vie des autres, il meurt nécessairement une fois sur six, mais pour ce qui est de la sienne propre, le risque est nul qu’il disparaisse du fait de sa participation au jeu : il mourra sans aucun doute un beau jour mais pour une autre cause, lorsque sa chance de survie dans l’ensemble des scénarios possibles qui s’ouvrent à lui est devenue nulle, ce qui veut dire que dans la plupart des cas, il mourra « subjectivement » de mort dite naturelle, du fait de la corruption ultime de son corps matériel. La persistance du jeu au cours des siècles récents, en dépit de son danger apparent, est une conséquence de la vérité du théorème.
J’ai mentionné le fait que dans le monde d’un joueur de roulette russe ses partenaires de jeu meurent une fois sur six, alors qu’en ce qui le concerne personnellement cette probabilité est réduite à zéro. De manière plus générale, les acteurs qui meurent de mort violente dans mon histoire personnelle mènent en réalité une vie beaucoup plus paisible dans leur propre vie (l’expérience subjective qu’ils en ont). Inversement, la vie aventureuse que je mène apparaît beaucoup plus dangereuse à mes contemporains qu’à moi-même, ma capacité effective à m’en sortir indemne étant, comme on l’a vu, considérable. Cette constatation peut être généralisée en un deuxième théorème : Chacun mène (subjectivement) une vie beaucoup plus paisible que celle que ses contemporains observent.
L’histoire de sa propre conscience suit donc nécessairement une pente « optimiste » selon laquelle, en gros, on s’en sort, sinon toujours, du moins un certain nombre de fois (6). Le concept classique de providence désigne ce principe que chacun observe à l’œuvre pour ce qui touche à sa propre existence. Ceci explique en particulier pourquoi une proportion importante de situations fortement compromises connaissent cependant un dénouement heureux, dit « providentiel », et ceci en dépit de la probabilité objectivement faible de tels retournements de situation. Ainsi, malgré l’inéluctabilité objective d’une guerre mondiale thermonucléaire – en raison du malentendu culturel régnant entre protagonistes surarmés et enclins au raisonnement paranoïaque – nous avons tous, lecteurs potentiels de mon texte, survécu à la IIIème guerre mondiale.
Une série de questions qui vont de soi pour tout individu au sein de la culture occidentale, « Pourquoi moi, ici et maintenant… quelle est la signification du monde qui m’entoure par rapport à ma propre existence ? », etc. reçoivent alors chacune une réponse presque évidente et, ensemble, elles s’articulent en un tout esthétiquement satisfaisant.
Ma conscience se manifeste nécessairement au sein du seul monde où mon existence est possible. Mais comme il s’agit, parmi la multitude des mondes avérés, du seul où mon existence est à même de se manifester, au sein de ce monde singulier, mon existence n’est pas contingente mais nécessaire : ce monde singulier et mon existence en son sein sont consubstantiels. Y étant nécessaire, ma présence au sein du monde auquel je participe est ontologiquement non-problématique. L’évidence de cette thèse s’imposerait d’elle-même s’il nous était donné d’observer simultanément notre présence ici et maintenant dans le seul monde que nous habitons, et notre absence totale dans les myriades d’autres mondes parallèles où notre existence est impossible. Cette expérience est bien entendu irréalisable puisque l’observation par nous d’un autre monde singulier que celui auquel nous appartenons, impliquerait notre présence nécessaire en son sein, ce qui est contradictoire.
Ma nécessité au sein d’un monde singulier s’accompagne de celle de tous les événements qui ont précédé mon apparition dans son histoire. Ceux-ci ne sont cependant pas significatifs du seul fait de ma propre existence : ils sont significatifs aussi bien par rapport à l’ensemble de mes six milliards de contemporains (7). Ceci dit il serait toutefois non-pertinent pour moi de m’interroger quant à ce qui pourrait m’apparaître éventuellement comme la bizarrerie – due à son improbabilité – de leur séquence : c’est leur configuration particulière qui m’a rendu possible, tout autre séquence a débouché sur des mondes ontologiquement distincts ; les événements qui ont présidé à l’existence de ceux-ci seraient-ils même plus « plausibles » que je n’y demeurerais pas moins impossible.
Le prix ontologique à payer pour l’existence parallèle de myriades de mondes contingents est la nécessité en-soi de chacun de ceux-ci, c’est-à-dire la nécessité intrinsèque de chaque événement qui y intervient, au sein de sa propre séquence – ce que l’on est convenu d’appeler « déterminisme ». Prenons l’exemple d’une succession peu probable d’événements : ma mère survit à la IIème guerre mondiale en raison des circonstances suivantes. Sa propre mère, ma grand-mère – non-juive – meurt en 1941, en Belgique occupée, d’un cancer à évolution très rapide. Mon grand-père – juif – se retrouve chef de famille ayant la responsabilité d’enfants non-juifs, et pour cette raison échappe de peu à la déportation.
J’ai souvent songé à la rationalité inattendue du nazisme qui – prenant à la lettre la logique généalogique juive – a permis la survie de mon grand-père alors que ses frères et sœurs disparaissaient dans les camps. Au sein d’une approche de type « mondes multiples », mon interrogation n’a cependant pas lieu d’être : ma propre existence suppose automatiquement qu’au sein du monde qui est le mien, les Nazis adoptèrent une logique matrilinéaire pour leur façon d’établir la généalogie des Juifs. Ceci ne veut pas dire que mon existence explique ou justifie leur démarche ; cela veut dire simplement que le seul monde possible où mon existence se manifeste est celui où les Nazis appliquèrent à l’extermination des Juifs une logique matrilinéaire ; dans celui, ou ceux, où – dans une perspective de rationalité moindre – ils adoptèrent une logique patrilinéaire, je ne suis tout simplement pas né.
Autre exemple, pendant 200.000 ans les Néanderthaliens sont contemporains des Homo Sapiens. Pourquoi ont-ils alors disparu ? La question est en réalité indifférente par nécessité logique. En effet, dans un monde parallèle, un sujet conscient se constate Néanderthalien et se pose naïvement la question symétrique à la mienne : qu’est-il donc advenu des Homo Sapiens ?
Je n’ai donc pas à me préoccuper du pourquoi des conditions de ma propre existence : il s’agit là d’un donné nécessaire à mon monde singulier. Non parce que mon existence donnerait un sens à ce monde, mais parce qu’à l’intérieur de ce monde singulier, il existe une double nécessité : de son déroulement tel qu’il a été, et de ma présence en son sein à une époque donnée. Autrement dit, mon existence impose une contrainte rétrospective sur le monde au sein duquel j’interviens : mon existence est contingente dans la perspective de tous les mondes possibles, mais elle est nécessaire à l’intérieur du monde singulier dont je parle, à partir duquel je parle. Ce qui implique que, de mon point de vue, je vis nécessairement dans celui des mondes multiples où je trouve automatiquement ma place, puisque non seulement tous les événements qui y ont eu lieu avant ma naissance sont compatibles avec celle-ci, mais aussi parce que tant que je demeure en vie tous les événements contemporains me sont nécessairement eux aussi com-possibles.
Nous sommes tous – l’ensemble des contemporains, ceux dont l’existence impose un système de contraintes identiques sur l’existence passée du monde, et il en va de même, partout et toujours, pour toute « cohorte » quelconque de contemporains. Et ceci établit entre eux une contrainte leibnizienne de « com-possibilité » : quelque soit la variété apparente de mes contemporains, nous somme liés par le fait que notre émergence simultanée à l’existence est « com-possible » : compatible avec l’histoire antécédente d’un monde singulier.
Et il en va de manière symétrique pour l’avenir. Le monde que l’on offre à sa descendance est le même que le sien, du moins jusqu’au moment où ils sont conçus. Ensuite, chacun de ces mondes se met tout aussitôt à bifurquer. Du coup, il n’est pas entièrement vain d’entretenir le souci généreux de léguer un monde meilleur à ses enfants : le leur est nécessairement identique au nôtre sur une partie de son histoire en tant que soumis au même système de contraintes qu’exige son histoire antérieure ; le monde de mes enfants ne peut commencer à bifurquer qu’après que j’y ai moi-même vécu un certain temps (8).
La fin de ma com-possibilité avec mon monde signale ma mort. Dans le vieillissement mon métabolisme s’épuise à maintenir la com-possibilité de mes cellules et de mes organes avec le monde auquel j’appartiens. Tant qu’il en existe au moins un où mon existence est possible, ma conscience lui reste attachée. Ceci m’autorise à toujours me trouver dans ce qui est pour moi le meilleur des mondes possibles, celui où – parfois contre toute vraisemblance – je demeure en vie. On a redécouvert bien sûr ici la thèse leibnizienne mais par le biais d’une ironie : chacun vit dans le meilleur des mondes possibles, mais sans qu’il existe pour autant un univers unique qui disposerait de cette propriété. Notre monde à chacun n’est le meilleur des mondes possibles que parce que ceux-ci existent en arrière-plan en quantité astronomique – du fait de leur disposition incessante à diverger les uns des autres pour s’engager sur des trajectoires distinctes, et que notre conscience – étant liée à notre corps matériel – dispose automatiquement de la capacité providentielle à s’attacher à celui qui nous punit le plus bénignement pour nos erreurs.. Par ailleurs, cette harmonie ne résulte pas comme chez Leibniz d’une volonté divine extérieure à ce monde mais du flou ontologique qui caractérise la nature au niveau quantique. [Hegel affirme de cette volonté divine chez Leibniz qu’elle est l’« égout par lequel toutes les contradictions s’évacuent » (Leçons sur l’histoire de la philosophie, III : 348)].
D’où une conception qui débouche sur une réconciliation de l’idéalisme et du réalisme. Le monde existe effectivement, mais celui que j’observe est par nécessité « mon monde » : celui dont les contraintes justifient mon émergence à l’existence. Ce n’est pas celle-ci qui procure au monde sa signification mais elle contribue à la signification de ce monde singulier au sein duquel j’existe : celui-ci est bien mon monde à moi et je le partage avec mes contemporains, même si leurs parcours en son sein n’arrêtent pas de diverger par rapport au mien. D’où une extension possible du cogito cartésien : « Je pense donc je suis, je suis donc mon monde est d’une certaine manière ». Le fait de ma conscience me permet d’appréhender le monde où j’existe, et cette existence est consubstantielle avec un monde singulier : il y a sur ce monde une contrainte qui est celle de ma com-possibilité avec tout ce qui d’autre le compose. Le fait que je pense ne façonne pas le monde ni ne le détermine a posteriori, mais moi et le monde singulier au sein duquel j’apparais, nous sommes solidairement liés dans le tissu d’un scénario unique parmi des myriades d’autres qui sont non seulement possibles mais se réalisent également par ailleurs.
De même, mon existence et la conscience que j’en ai, après que se soient succédées un nombre considérable de générations, suppose la reproduction de comportements similaires et solidaires sur une longue période. En fait, plus j’apparais loin dans l’histoire, plus mon existence suppose – comme contrainte – une survie plus longue de l’espèce, dont la probabilité dépend de l’amenuisement des attitudes autodestructrices, et de l’émergence au contraire de comportements de plus en plus unifiés. Autrement dit, plus j’interviens tard dans l’histoire de mon monde plus mon existence suppose un progrès dans la réconciliation de l’espèce avec elle-même. On n’observe pas là l’exercice d’un principe évolutionniste, mais les implications d’une contrainte rationnelle. C’est-à-dire, plus loin j’apparais dans l’histoire de mon monde, plus mon existence suppose l’exercice de la raison dans l’histoire de ce monde. Mais aussi, et quelque soit le moment où une conscience se révèle à elle-même, celle-ci constatera nécessairement dans la période qui l’a précédé cet exercice de la raison dans l’histoire qui l’a précédée. Comme le conçoit Schelling, « la nature comme le savoir est un système de raison » (Hegel, Lectures on the History of Philosophy, III : 515).
Plus spécifiquement : mon existence n’interdit pas la barbarie nazie dans les années qui précèdent immédiatement ma naissance, mais elle suppose la rationalité minimale qui leur fait adopter la conception juive de la généalogie quand ils entreprennent l’élimination des Juifs. Ainsi, chacun appartient pleinement à son époque, et seulement à elle. Ce n’est pas par hasard que je nais en 1946, c’est là que s’ouvre l’univers de ma possibilité : ni avant, ni après mais à ce moment là même dans un monde singulier.
Chacun se voit ainsi offrir son époque comme un bien inaliénable : c’est celle non seulement où il est devenu possible mais aussi celle où son absence serait marquante, s’inscrirait positivement comme une lacune. Je porte dans mon essence l’empreinte de la barbarie qui a précédé de peu ma naissance, ainsi que de celle qui m’entoure depuis. Autrement dit, elle ne m’est pas étrangère, je suis du monde où elle est : il y a consubstantialité, il y a harmonie automatique entre mon époque et moi-même ; j’en suis le fruit, et elle- même porte – en creux – mon empreinte : il est impossible que je n’y sois pas apparu.
Il y a quelques années, John Barrow et Frank Tipler (1986) ont proposé leur « principe cosmologique anthropique ». Partant de la constatation qu’un monde susceptible d’engendrer des créatures telles que nous est contraint de manière très spécifique et à l’intérieur d’un éventail très étroit de valeurs possibles pour les constantes physiques universelles, Barrow et Tipler considèrent l’existence d’un tel concours de circonstances comme improbable, et résultant nécessairement d’un dessein. Le caractère sidérant d’une telle coïncidence s’évanouit cependant s’il s’avère qu’il existe par ailleurs des myriades d’univers parallèles où ces constantes possèdent des valeurs différentes. La constatation censée « significative » de la très faible probabilité d’un univers « anthropique » se révèle en réalité triviale si les univers sont multiples. Sous sa forme alors banalisée le « principe cosmologique anthropique » se reformule de la manière suivante : Nous apparaissons nécessairement dans le monde où nous sommes possibles, et nous sommes absents par définition de tous les autres.
En conséquence, il est très peu vraisemblable qu’il existe d’autres systèmes stellaires habités dans tout monde où je suis moi-même présent : la chaîne d’événements nécessaires à l’apparition de la conscience sous la forme que j’observe en moi et chez mes semblables est trop singulière pour que l’on puisse imaginer que quelque part ailleurs dans ce même monde elle se soit développée sous une forme analogue. De ce point de vue, Barrow et Tipler ont sans doute raison : la signification de notre monde réside d’une certaine manière en nous-mêmes. Et à l’intérieur de chaque monde possible où la conscience apparaît, c’est la forme sous laquelle elle se manifeste qui lui procure sa signification, au sens où, comme l’affirme Schelling, l’homme, ou sous sa forme généralisée, la Raison, est le moyen par lequel la Nature prend conscience d’elle-même (Schelling cité par Hegel : 517).
De même qu’il existe des myriades de mondes possédant leur propre histoire, de même il en existe des myriades d’autres où le temps n’a jamais eu lieu, soit que les trains d’ondes au niveau quantique ne se sont jamais réduits en l’une ou l’autre de leurs expressions phénoménales possibles, soit que leurs manifestations se sont toujours annulées sans jamais déboucher sur la dissymétrie qui instaure une histoire dans son irréversibilité (9). Dans la mesure où il existe des mondes sans histoire, il est permis d’évoquer comme le font les physiciens, la « réalité purement psychologique du temps ». Mais un monde sans histoire est aussi un monde où la conscience n’apparaîtra jamais. Le temps est donc nécessaire pour qu’il puisse exister un jour une « réalité psychologique » de quoi que ce soit. Il n’est donc pas exact de dire que le temps n’a qu’une existence « psychologique » : le fait psychologique, c’est-à-dire le fait d’une représentation au sein d’une conscience, ne peut intervenir que dans un monde déjà pourvu d’une chronologie. Il demeure que certains mondes possibles sont privés d’histoire.
Il est maintenant tentant de démonter l’échafaudage qu’a constitué dans mon exposé l’hypothèse des mondes multiples et d’examiner ce qui en résulterait. À savoir, les réponses apportées aux questions philosophiques évoquées seraient-elles également valides si les savants se trompaient en réalité et si l’interprétation spontanée que nous avons de l’univers, à savoir qu’il est unique, était après tout la bonne ? Si oui, ce qui apparaîtrait alors, c’est que les questions que la philosophie se pose, formaient déjà système, préalablement au fait qu’on leur apporte une réponse qui les lie sur le mode déductif. Autrement dit, en posant les questions qu’elle a posé au fil des âges, la philosophie aurait en réalité postulé une ontologie très spécifique, mi-réaliste, mi-idéaliste, qui comprend à la fois une représentation modélisée de ce monde et ce qui s’approche de plus près de ce qu’un être humain peut considérer comme étant sa signification en soi, et par rapport à lui.
De plus, la raison pour laquelle le simple fait de poser de telles questions s’assimile à un amour de la sagesse deviendrait évident. Notre présence nécessaire au sein d’un monde fait tout entier d’existences com-possibles propose les termes d’une réconciliation : comment œuvrer à maximiser cette com-possibilité en étendant la compatibilité et la complémentarité des consciences. Ce monde dans l’horreur propre au temps où nous sommes nés (je m’adresse ici à mes contemporains) est bien le nôtre d’une manière non-contingente. Si nous ne l’aimons pas, libre à nous de le changer (10). Ce faisant, nous ne modifierons sans doute jamais qu’un monde singulier parmi des myriades de mondes parallèles, mais il nous est du moins offert d’en transformer un. Et pour ce faire, nous disposons d’un atout majeur : nous avons, pareils aux chats, la capacité de nous tromper du tout au tout quant à la manière de le faire, huit fois.
Notes :
(1) La théorie des mondes multiples (« many-worlds ») est une reformulation de la mécanique quantique publiée en 1957 par Hugh Everett III dans sa thèse défendue à Princeton. D’autres physiciens de premier plan, tels Gell-Mann et Hartle, souscrivent à des variantes très proches de cette conception. Price fait observer que « [La théorie] des mondes multiples est un retour à la conception classique, pré-quantique, de l’univers dans laquelle toutes les entités mathématiques d’une théorie physique sont réelles » (Price 1994-95).
(2) Price : « Selon l’hypothèse des mondes multiples, l’ensemble des aboutissements possibles d’une interaction quantique se réalisent. La fonction d’onde, au lieu de se réduire au moment de l’observation, continue d’évoluer de façon déterministe, couvrant la totalité des possibilités inscrites en elle. Tous ces aboutissements existent simultanément, mais cessent d’interférer l’un avec l’autre : ils ont divergé en un ensemble de mondes tous également réels mais mutuellement inobservables » (Price 1994-95).
(3) Price : « Une mesure est une interaction entre sous-systèmes qui déclenche un processus d’amplification, le plus souvent à l’intérieur d’un objet (que nous appelons alors en général l’instrument de mesure) ayant plusieurs degrés de liberté internes, conduisant à un changement dans la structure au plus haut niveau de l’objet (qui peut être l’appareil d’enregistrement) » (Price 1994-95).
(4) Price : « Du point de vue du chat survivant, il occupe un monde différent de celui de sa copie malheureuse et décédée » (Price 1994-95).
(5) La mort dans l’un des scénarios provoque une rapide divergence des deux mondes : « Les mondes bifurquent, “décohèrent”, l’un de l’autre quand des événements irréversibles ont lieu. [… Ceux-ci] détruisent pratiquement toute possibilité d’interférence future [entre les mondes ayant divergé] » (Price 1994-95). Au contraire, en l’absence d’une telle irréversibilité, l’ensemble des mondes où je reste en vie retrouvent rapidement leur unité. À propos du fait que nous ne ressentons pas (à l’intérieur des mondes où nous restons en vie) l’effet de ces bifurcations constantes, Price fait la remarque suivante : « L’argument selon lequel la représentation du monde implicite à cette théorie est infirmée par l’expérience, du fait que nous ne sommes pas conscients du processus de bifurcation, sont comparables à la critique du système copernicien selon laquelle le mouvement de la terre considéré comme un fait physique réel est incompatible avec l’appréhension de sens commun de la nature, puisque nous ne ressentons pas un tel mouvement. Dans les deux cas l’argument perd de son impact lorsqu’il est montré que la théorie elle-même prédit que notre expérience sera ce qu’elle s’avère être. (Dans le cas du système copernicien, l’addition de la physique newtonienne fut nécessaire pour que l’on puisse démontrer que les terriens sont nécessairement insensibles au déplacement de leur planète) » (Price 1994-95).
(6) Nombre de fois qu’une intuition à fondement empirique a pu évaluer à neuf, avant que cette disposition à une immortalité relative ne soit attribuée aux chats. D’où le titre du présent essai.
(7) Sans parler de toutes les autres créatures vivantes et de l’ensemble des entités inertes – que j’ignore ici en raison de la qualité toute spéciale d’auto-référence que la conscience autorise. Les animaux – ou certains animaux – disposent peut-être d’une conscience mais, contrairement à nos co-spécifiques, ils échouent (en tout cas auprès de la plupart d’entre nous) à nous convaincre qu’ils en disposent effectivement (le chat de Schrödinger en particulier).
(8) Price : « [la conception des] histoires multiples définit une hiérarchie d‘histoires de type plus familier connectées entre elles où chacune est l’“enfant” de l’ensemble des histoires parentes possédant un sous-ensemble seulement des événements irréversibles qui définissent cet enfant, et est aussi le “parent” de toute histoire possédant un sur-ensemble de tels événements » (Price 1994-95).
(9) Intuitivement, on pourrait penser que tout monde sans histoire versera un jour où l’autre dans la chronologie, du fait qu’il existe à tout moment (constaté bien entendu dans un monde historique parallèle) une probabilité non-nulle qu’une dissymétrie créatrice d’irréversibilité apparaisse.
(10) À moins hélàs que le sentiment de liberté qui accompagne la conscience ne soit lui purement illusoire. Je me dois de mentionner cette éventualité, ayant défendu cette thèse par ailleurs (Jorion 1999). Si, comme je l’ai avancé dans ce texte antérieur, la conscience est privée de tout pouvoir décisionnel, nous sommes alors réduits au statut de témoin impuissant de notre histoire individuelle, capables seulement de rédiger à son sujet une narration autobiographique qui entérine les faits. La conscience comme cul-de-sac constitue une interprétation possible du mythe platonicien de la caverne (voir Griswold 1999 : 14).
Références :
Barrow, John D. & Tipler, Frank J., The Anthropic Cosmological Principle, Oxford : Oxford University Press, 1986
Bouveresse, Jacques, Prodiges et vertiges de l’analogie, De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris : Éditions Raison d’Agir, 1999
Griswold, Charles S., Adam Smith and the Virtues of Enlightment, Cambridge : Cambridge University Press, 1999
Hegel, G. W. F., Lectures on the History of Philosophy, III, [1840] Lincoln : University of Nebraska Press, 1995
Jorion, Paul, Le secret de la chambre chinoise, L’Homme, 150 : 177-202, 1999
Price, Michael, Frequently Asked Questions about Many-Worlds,
http://www.geocities.com/Athens/Acropolis/1756/everett.txt
Sokal, Alan & Bricmont, Jean, Impostures intellectuelles, Paris : Odile Jacob, 1997
Tversky, Amos & Wakker, Peter, « Risk Attitudes and Decision Weights », Econometrica, 1995, vol. 63, i, 6 : 1255-1280
97 réponses à “Mondes multiples et conscience”
Mais revenons-en à l’expérience des particules jumelles. Comme nul ne l’ignore, son installation se compose de deux branches qui partent d’un même point : la source de particules jumelées. Celles-ci sont séparées juste après leur émission, et chaque particule parcourt une branche, traverse un dispositif aléatoire, et finit sa course dans un capteur. Là, on fait des mesures, puis on rapproche les mesures des deux branches et l’on constate la fameuse violation de l’inégalité de Bell.
On l’interprète comme une violation de la logique prévalent dans notre monde macroscopique, une logique au demeurant confirmée par la théorie de la Relativité. Ce n’est qu’une façon de voir. Pour être réalité, la violation de l’inégalité de Bell, – ou du principe d’Einstein selon lequel l’information ne peut être transmise plus vite que la lumière -, exige une condition supplémentaire: que l’information soit une réalité au même titre que les particules en question. En effet, si l’information concernée n’existe que dans le système de représentation, si elle n’est pas inhérente aux particules mais dans un quasi autre monde, alors cette violation n’est pas une réalité, seulement le signe de l’inadéquation de notre système de représentation.
Supposons maintenant que l’information existe objectivement au niveau de ces particules. L’expérience peut alors s’interpréter comme la preuve de son existence et de sa conservation : corrélées par construction au début de l’expérience, les particules ne peuvent faire autrement que conserver leur corrélation. L’information en question est ici le fait que chaque paire de photons provient de la même source, à savoir un seul électron qui, d’une transition électronique particulière, a produit deux photons comme une femme met parfois au monde deux jumeaux. A l’arrivée, les capteurs qui reçoivent ces photons perçoivent en fait un seul et même « lieu-temps » : celui de l’électron qui les a émis. Si donc l’on constatait qu’ils ne sont pas corrélés, cela voudrait dire qu’ils ne l’ont jamais été, ou qu’ils ne sont pas perçus comme étant issus du même « lieu-temps ». Ce serait contradictoire avec les données de l’expérience.
Finalement, on peut voir dans cette expérience la condition sine qua non pour que notre monde soit intelligible. Cette condition, c’est que l’information soit une réalité dont le support est physique, mais dont les lois sont celles d’une mémoire. Le principe de conservation, si cher aux physiciens, n’y fonctionne pas du tout selon les lois de la physique. Il y a donc une autre façon de penser (à) l’univers, il suffit de voir qu’il doit être aussi la mémoire de lui-même.
« corrélées par construction au début de l’expérience, les particules ne peuvent faire autrement que conserver leur corrélation. » : cette assertion peut paraître arbitraire, mais il est difficile de nier qu’elles sont corrélées par construction, comme une paire de jumeaux. Cela étant admis, on pourrait retourner la question en se demandant: qu’est-ce qui pourrait faire qu’elles cessent d’être corrélées ? Réponse: rien ! Et c’est l’expérience qui le prouve. Car il est impossible de refaire le passé, impossible d’empêcher un évènement qui s’est produit de cesser d’être. On peut l’ignorer, l’oublier, on se tromper à son sujet, mais les faits passés « existent » pour l’éternité.
En appeler à la conscience pour interpréter la physique quantique revient à considérer que la mémoire humaine (et ses extensions) jouent un rôle indispensable. Je pense que c’est superflu. Cette conscience explique nos connaissances sophistiquées, mais n’explique pas que des êtres vivants bien plus frustes sont capables de traiter de l’information. Celle-ci a donc une existence qui précède l’apparition de la conscience. Si l’on considère enfin que nulle part l’univers ne saurait « se renier », c’est-à-dire faire que ce qui est advenu ne soit pas advenu, donc qu’il a une mémoire, donc qu’il traite lui-même de l’information, (avec ses propres règles), alors information et mémoire existent avant même l’apparition de la vie.
Information et mémoire semblent ne pas avoir d’existence concrète parce que, d’une part, on est habitué à les considérer comme des propriétés humaines, d’autre part parce qu’on n’imagine pas, au niveau physique, une réalité d’une autre nature. On admet que les espèces vivantes ont une mémoire génétique parce que deux scientifiques ont mis la main sur la molécule d’ADN, mais, s’agissant des photons jumelés, qu’elle pourrait être leur mémoire ? Mystère et bec de gaz ! On peut seulement, si on accepte cette interprétation, soupçonner son existence.
Mais on peut aussi imaginer que cette mémoire se confond avec la réalité physique, et que son existence ne découle que d’une manière de l’appréhender : ie, la réalité physique est aussi mémoire parce qu’on peut l’appréhender comme telle. Il y aurait une seule réalité physique mais deux systèmes de lois : le premier correspondant à la réalité physique ordinaire, le second à cette même réalité vue comme une mémoire. Dans le premier, c’est la conservation de l’énergie qui commande, dans le second, la conservation de l’information. Ainsi l’apparition de paradoxes s’explique aisément par deux faits: 1) la confusion entre les deux systèmes qu’on ne sait pas encore démêler; 2) le lien arbitraire entre les deux, selon la dualité classique signifiant/signifié.
Toute mémoire, devant avoir un substrat physique, est soumise aux lois de la physique comme tout ce qui existe. Mais ces lois ne sont pas pertinentes eu égard au contenu informationnel, de sorte que l’on se heurte à l’arbitraire révélé par Saussure. Prenons par exemple deux photographies réalisées avec le même procédé physique: même appareil de prise de vue, même film, même développement papier. Selon le sujet choisi à l’instant du cliché, leur contenu informationnel sera complètement différent. Arbitraire par rapport aux lois de la physique, ce contenu ne sera pas pour autant n’importe quoi : il découlera logiquement, de façon non aléatoire, du choix du photographe, et ce choix unique décidera à lui seul de l’arrangement de tous les pixels. Que le cliché dure une fraction de seconde ou plusieurs heures, que les photons arrivent un par un où par milliards à la seconde, les pixels seront corrélés par le choix du photographe, sans que les photons aient besoin d’échanger entre eux de l’information. Tout cela parce que l’information, finalement, n’est jamais qu’un autre nom pour dire corrélation.
« ces lois ne sont pas pertinentes eu égard au contenu informationnel » : pour moi c’est « évident », même si je ne sais pas que faire de cette déroutante assertion. En effet, une même information peut être transmise et stockée dans différentes mémoires obéissant à des processus physiques différents. Donc pas de mémoire ni d’information sans une physique, mais pas de physique qui puisse en rendre compte. C’est déroutant mais moins bête que de dire que « toute l’information est contenue dans la fonction d’onde ». En fait, on ne sait jamais où se trouve l’information puisqu’elle tient à des corrélations. Le moindre bit stocké dans un ordinateur ne constitue en rien une information si vous ne savez pas selon quelles règles il a été codé.
Cependant, si la phrase: « toute l’information est contenue dans la fonction d’onde » a un sens, alors la fonction d’onde est une mémoire. Mais une mémoire à décoder. Dans ces conditions, l’état physique de la fonction d’onde serait le support de l’information, mais celle-ci ne se résoudrait pas à l’état physique.
Au lieu de « toute l’information est contenue dans la fonction d’onde », j’accepterais plus facilement : « la fonction d’onde n’ajoute ni ne retranche d’information ». Dire qu’elle « contient » l’information, (comme des pommes dans un panier…), c’est réduire celle-ci aux états physiques que peut prendre la fonction d’onde au moment de sa réduction. C’est aussi et surtout prédire les états possibles, par exemple mort/vivant pour le chat de Schrödinger. Or, en même temps, on dit qu’ils ne peuvent pas être déterminés avant d’être observés. A l’arrivée, il est logique d’en conclure que c’est l’observateur qui les détermine en choisissant l’une des options qu’il a mit lui-même dans la fonction d’onde. Ainsi conçue, c’est un sac de billes numérotées, et faire une mesure s’apparente à un tirage au sort. De conception probabiliste, cette fonction d’onde et ses états associés n’existent que dans le système de représentation. Ainsi, le paradoxe des photons corrélés s’explique aisément : on ne peut pas les « voir » autrement que corrélés, mais il est impossible de dire qu’ils le sont effectivement. A ce niveau, on ne sait pas distinguer la carte du territoire, la réalité de son image.
Que l’on ne puisse pas observer des particules sans changer leur état, ou sans pouvoir connaître à la fois leur position et leur vitesse, est somme toute acceptable. Mais le schéma intellectuel de la « réduction de la fonction d’onde », selon le peu que j’en ai compris, ajoute quelque chose qui me semble incompatible avec le principe d’incertitude, à savoir que, une fois la réduction accomplie, il ne subsiste plus une once d’incertitude. Puisque cette fonction d’onde est censée « contenir toute l’information du système », ledit système se retrouve dans un état final quelconque mais entièrement déterminé, même si ce que l’on en sait reste incertain, ce n’est pas la question. L’important est de constater que le système dont la fonction d’onde vient d’être « réduite » n’est plus capable d’évoluer : il est tombé dans un puits de potentiel, comme la bille à la roulette lorsqu’elle s’immobilise dans une alvéole.
Cela montre que la fonction d’onde ne peut être « réduite » que si on la destine à l’être, tout comme le croupier lance la bille de façon qu’elle termine sa course dans une alvéole. En ce sens, l’observateur provoque effectivement la réalisation d’un état particulier, même s’il ne peut pas prédire lequel exactement. Mais il l’a provoqué AVANT de le constater.
Maintenant, expliquons pourquoi l’on dit que l’observateur provoque l’état réel au moment de la mesure, une assertion impossible à avaler. Cela tient au fait que la réduction de la fonction d’onde conduit le système dans un puits de potentiel, et que deux puits de potentiels distincts ne peuvent pas exister en un même point de l’espace-temps. (Sinon ils n’en forment plus qu’un.) En conséquence, l’observateur va devoir scruter un à un tous les puits de potentiel correspondant aux états finaux possibles. S’il ne voit rien dans l’un d’eux, ie le système ne s’est pas réduit dans l’état correspondant à ce puits, il ne peut pas en conclure que la fonction d’onde a été réduite. Il est donc obligé d’en scruter un autre, et ainsi de suite avec tous. Finalement, il ne saura que la fonction d’onde a été réduite que lorsqu’il trouvera un puits « non vide ». Cela peut lui faire croire que la fonction d’onde a été réduite au moment où, en fait, il découvre la preuve qu’elle l’a été.
Notons que ce qui précède fonctionne avec un photon diffracté sur un écran en y laissant un point d’impact. Il semble que ce point est déterminé à l’instant-même de l’impact, mais c’est faux : en tant que résultat d’une mesure, il est encore indéterminé. Ce qui est acquis à l’instant de l’impact, c’est le fait qu’un certain point prend une existence particulière qui le distingue de tous les autres. Mais, pour en faire une mesure, il reste à l’identifier, à scruter tous les points de l’écran pour savoir où il se trouve.
Si l’on remplace le chat de Schrödinger par une horloge qui s’arrête au moment où l’atome se désintègre, l’ouverture de la boîte révèle l’heure précise à laquelle l’atome a changé d’état. Et l’on en déduit que l’état de l’horloge était « actif » jusqu’à ce moment-là, puis « stoppé » depuis lors. Donc que les deux états n’étaient pas superposés. Ce qui l’était, ce sont les états possibles et futurs de l’horloge, mais il n’y a pas besoin de l’enfermer dans une boîte pour cela. On peut toujours dire d’un être vivant qu’il sera vivant ET mort puisqu’il sera vivant jusqu’à son trépas.
Transposée au niveau macroscopique, l’assertion selon laquelle une mesure provoque l’état du système qu’elle constate, est équivalent à dire que se renseigner sur l’état d’une personne pourrait provoquer sa mort. Autant dire que l’être humain a provoqué le Big Bang parce qu’aujourd’hui il prétend constater cette origine de l’univers. (Ce qui se raconte, c’est qu’il a eu lieu parce que, dans son avenir, il y aurait un être pour le découvrir.) C’est faire grand cas de la parole humaine, au point qu’on peut regretter que celle des dieux ne se fasse plus entendre. Car il y a un hic : qu’on supprime cette recherche des origines, qu’on s’en tienne aux histoires mythologiques, et voilà le Big Bang qui se volatilise ! On peut donc dire, dans une simple et logique symétrie avec le futur, qu’il n’a pas existé ET qu’il a existé.
La physique quantique est difficile à comprendre, c’est certain, mais ce n’est pas une raison pour débiter des histoires à dormir debout, et surtout les répéter stupidement. Un exemple entre mille, sur le site de Futura Sciences (j’ai numéroté les phrases) :
Phrase 1: ce que sont « en réalité » les particules, on ne le sait pas trop, et ce que l’on peut savoir de la réalité dépend effectivement de la façon dont on l’observe. Les chauves-souris ne voient pas le monde comme nous. Donc, jusque là, ça va.
Phrase 2: Et paf, le délire est déjà là, ça n’a pas traîné !
2a) « la réalité n’existerait donc fondamentalement pas dans l’espace et le temps » : abstraction faite du conditionnel par lequel le rédacteur signale qu’il s’exprime « sous réserve de confirmation ultérieure », autant écrire que le réel n’existe pas, et donc que ce qui existe n’existe pas, puisque ce que l’on trouverait « dans l’espace et le temps » ne serait pas la réalité.
2b) « les objets au sens classique n’existeraient pas sans un observateur (peut-être pas nécessairement humain) pour les observer » : dans ces « objets au sens classique », on trouve bien sûr les étoiles. Donc, les étoiles n’existeraient pas sans nous, l’espèce humaine. Donc, le jour où l’espèce humaine disparaîtra de la planète, ce qui adviendra aussi sûrement que 2 et 2 font 4, les étoiles n’existeront plus. Mais dans ces « objets au sens classique » on trouve aussi notre planète, laquelle n’existe donc que depuis que des observateurs, « peut-être pas nécessairement humain », veaux, vaches et poissons rouges, sont en mesure de l’observer. Mais veaux, vaches et poissons rouges n’existent eux-mêmes que depuis qu’un observateur, « peut-être pas nécessairement humain », les observent. Si donc un poisson rouge existe dans son bocal, c’est sûrement parce qu’un chat l’y observe. Mais comme le chat ne peut pas observer le poisson rouge et le bocal lui-même, parce que le verre c’est transparent et ça ne se mange pas, il faut admettre que le bocal n’existe pas.
Phrase 3: en effet, c’est une interprétation possible de la mécanique quantique. La preuve : quelqu’un l’a faite. Mais bon, on n’avait pas besoin d’une preuve de plus de la bêtise humaine…
La preuve que « C’est donc la logique du tiers exclu qui est insuffisante pour rendre compte de la réalité » : les éclipses solaires ! Pour l’observateur situé dans l’ombre de la lune, il y a une éclipse, pour celui qui ne s’y trouve pas, il n’y en a pas. Peut-on les départager ? Oui, mais de façon fort arbitraire, en disant: il y a éclipse quand l’ombre de la lune tombe sur la Terre. C’est arbitraire car il y a toujours une région de l’espace plongée dans cette ombre, même quand la Terre ne s’y trouve pas. Cependant ça marche, car l’on se retrouve ainsi avec un observateur unique que personne ne peut contredire, mais c’est insuffisant pour la physique quantique qui observe le monde avec des capteurs de photons.
Je m’insurge : c’est simplement la preuve que les eclipses sont relatives à l’observateur. Rien à voir avec le tiers exclu.
Pompé sur Wikipedia:
Le côté paradoxal du monde d’Everett a fait naître chez les physiciens de nombreuses plaisanteries estudiantines, comme par exemple la suivante : « Deux physiciens prennent un avion. En route, les deux moteurs s’arrêtent et l’avion pique vers le sol. « Crois-tu que nous allons nous en sortir ? », demande le premier. « Sans aucun problème », répond l’autre « il y a une quantité d’univers où nous ne sommes même pas montés dans cet avion » ».
@ Crapaud Rouge
Merci pour cette discussion, fort intéressante, entre vous et vous-même.
@lemar: j’en suis venu, sans le chercher vraiment, à squatter cet article, j’espère que Paul ne m’en voudra pas. A la longue, je comprendrais fort bien que mon monologue devienne lassant et encombrant. Je pourrais écrire avec Open Office au lieu d’utiliser la fenêtre de mon navigateur, mais j’en arriverais à écrire un peu n’importe quoi. Avec cette méthode, je me crois surveillé, et cela m’oblige à sélectionner soigneusement les idées qui me semblent les plus importantes. (Je me fiche de ce qu’elles valent pour les autres, je vise d’abord mon plaisir de réfléchir.)
Des nouvelles intéressantes, ici, en pdf et en anglais : c’est la démonstration du théorème selon lequel les particules seraient dotées du… libre arbitre !
En français, mais pour 2 €, des explication sommaires sur le site de Pour la Science: Libre arbitre et mécanique quantique.
Ca semble beaucoup plus logique que le discours traditionnel de la MQ, mais c’est tout aussi difficile à piger.
Ce théorème est toutefois de portée limitée. En effet, il ne dit pas que les particules disposent du libre arbitre mais simplement que, si l’observateur se donne un libre arbitre, alors les particules observées en ont un aussi. La nuance est de taille.
L’origine de toutes les difficultés de compréhension vient du fait que l’hypothèse du choix implique de pouvoir identifier préalablement des cas : les 6 faces d’un dé, les 50 trous de la roulette, les deux fentes d’Young, une liste de métiers qu’on aurait envie de faire, etc. Identifier, ça veut dire distinguer ces cas les uns des autres par des signes, (couleurs, positions, noms, numéros,…) qui sont indépendants des processus physiques.
Prenons l’expérience des fentes d’Young. L’on dit qu’il y a « la fente A » et « la fente B », ou « celle de gauche » et « celle de droite », etc. de sorte que si l’observateur scrute l’une, par exemple la A, alors il fait disparaître les franges d’interférence. Rien de plus normal : en scrutant la fente A, il se condamne lui-même à ne voir que les photons qui passent par A, comme si B n’existait plus. Donc il ne peut plus voir d’interférence.
Mais si l’on essaye de raisonner sur des fentes indifférenciées, où il n’y a plus celle de gauche ni celle de droite, ni A ni B, seulement deux fentes identiques, alors les photons passent indifféremment par l’une ou l’autre sans avoir besoin de choisir. (De façon analogue, si l’on supprime les numéros à la roulette, la bille tombe forcément dans l’un des 50 trous sans rien choisir du tout.)
Toutefois, cette façon de voir stoppe tout développement logique puisque celle-ci ne s’appuie que sur des choses dûment identifiées. (Se rappeler qu’à l’origine de la logique, il y a le célèbre syllogisme: « Socrate est un homme… ») Il faut donc inventer une autre logique. C’est tout à fait réaliste quand on songe que la logique actuelle, qui ne connaît que l’opposition A et non-A, est très pauvre. En effet, A et non-A ne se distinguent que par un signe binaire, alors que, dans le langage, si A est par exemple « Socrate est un homme », non-A est aussi bien: « Socrate n’est pas un homme », « Socrate est une femme », « Socrate est mon chat », « Socrate est mort », etc. Bien souvent, il n’y aura aucun rapport entre A et non-A, mais c’est cependant « logique » puisque tout ce qui n’est pas A ne peut être que non-A.
L’exemple des fentes d’Young indifférenciées montre que les choses sont plus subtiles. En effet, dès lors qu’un photon passe par l’une sans la choisir, cela veut dire qu’il fait comme si l’autre n’existait pas. Mais, ce faisant, il établit un certain rapport avec « celle qui n’existe pas », un rapport très original qui résulte de l’indifférenciation des fentes : « celle qui n’existe pas » est aussi bien celle par laquelle il passe ! Donc elle existe ! Nous sommes en fait dans la logique du cercle qui autorise toutes les contradictions puisqu’un point M peut le parcourir en s’éloignant d’une origine O tout en se rapprochant de cette même origine.
Note: Si A est « Socrate est un homme », on peut réduire non-A à : « Socrate n’est pas un homme », mais c’est au prix d’une équivalence arbitraire entre l’opérateur logique de négation et une transformation syntaxique dans la langue naturelle. Une transformation dont l’application à une proposition P quelconque ne va pas toujours de soi.