La « relation d’incertitude » et son modèle

La mécanique quantique soulève des questions fascinantes quant au statut de l’explication et m’a toujours intéressé à ce titre. Certains d’entre vous souhaitent – ils le disent depuis quelques temps ici – engager un débat sur la mécanique quantique, alors pour leur offrir un lieu, je vous propose un bref extrait de Comment la vérité et la réalité furent inventées, mon livre à paraître chez Gallimard en septembre dans la Bibliothèque des Sciences Humaines.

En mécanique classique, on modélise la vitesse et la position d’un corps en déplacement à l’aide d’un « hamiltonien », un modèle algébrique où ces deux attributs sont représentés sous forme de vecteurs. En fait, on n’appréhende pas à proprement parler la vitesse, mais le « moment », c’est-à-dire la résultante de la vitesse et de la masse. Penrose souligne l’une des faiblesses de cette approche : « Avec la formulation hamiltonienne, il faut sélectionner les moments des particules plutôt que les vitesses […] la position et le moment de chaque particule doivent être traités comme s’ils étaient des quantités indépendantes […] On prétend donc, d’abord, que les moments des diverses particules n’ont rien à voir avec le taux de changement des variables de leur position respective mais ne sont qu’un ensemble séparé de variables, de sorte que l’on pourrait imaginer qu’ils « auraient pu » être relativement indépendants du mouvement de leur position » (Penrose 1990 [1989] : 226-227). Penrose attire l’attention sur le fait que le modèle de l’hamiltonien suppose que le « moment » et la position de la particule sont des variables indépendantes, ce qui n’est pas le cas. En effet, le moment est une vitesse instantanée multipliée par une masse, la vitesse est bien entendu une distance parcourue en un certain temps, cette distance est mesurée sur un espace, or la position de la particule fait partie de cet espace, c’est son « bord » le plus récent dans la durée.

À l’échelle macroscopique ce modèle produit des résultats non-problématiques, il permet d’assigner à un corps en mouvement, pour toute position, sa vitesse à cet endroit de sa trajectoire. La description fournie par l’hamiltonien est complète : on ne peut rien souhaiter de plus que l’information qu’il procure. À l’échelle microscopique des phénomènes quantiques, la modélisation par l’hamiltonien se révèle cependant problématique du fait qu’on ne peut plus considérer le mouvement comme véritablement continu : il existe en effet à cette échelle une unité minimale de déplacement, la constante de Planck ħ. Il n’y a pas de mouvement de plus faible amplitude que ħ, tout déplacement s’opère nécessairement par « sauts » dont la constante de Planck ħ fournit l’unité minimale (1).

Dans l’hamiltonien, la nécessité d’envisager des « moments » plutôt que des vitesses met en évidence une particularité du calcul matriciel liée à la représentation des variables comme des vecteurs (une matrice est constituée d’un ensemble de vecteurs) : la non-commutabilité de l’opération de multiplication pour les matrices. Contrairement à ce qui se passe par exemple pour les nombres réels sous la loi de la multiplication, à savoir a*b = b*a, pour les matrices, on a A*B différent de B*A. Il existe ici une différence entre le produit des deux matrices selon l’ordre de leur multiplication et en mécanique quantique, la différence entre le résultat des deux opérations est une fonction de ħ, la constante de Planck : on a en effet A*B – B*A = ħ/2Ï€.

Du coup, l’hamiltonien d’une particule au niveau quantique ne permet plus d’assigner une valeur précise à la fois à sa position et à sa vitesse (ici son « moment »), il faut choisir : soit l’on détermine avec précision sa position et l’on ne dispose pour le moment que d’une connaissance « affaiblie » : une distribution dans un espace de probabilité, soit à l’inverse, on détermine avec exactitude le moment et la position n’est plus connue que comme une distribution au sein d’un espace de probabilité. C’est ce choix qu’Heisenberg caractérisa de « relation d’incertitude » ou « d’indétermination ».

Quelques remarques à ce sujet, toutes attestées d’ailleurs comme des objections qui firent l’objet de débats historiques en mécanique quantique. On peut, et les profanes seront très tentés de le faire, avancer la chose suivante : « Cette prétendue “relation d’incertitude” n’a manifestement rien à voir avec le comportement objectif des particules au niveau quantique : il s’agit là clairement d’une conséquence du fait que l’on modélise position et vitesse – au niveau macroscopique – à l’aide d’un modèle spécifique, l’hamiltonien, qui fait intervenir des objets mathématiques particuliers – les matrices – qui présentent une bizarrerie comportementale si l’on s’avise de les multiplier entre elles. Une faiblesse intrinsèque du modèle (le fait qu’il suppose à tort que position et moment sont indépendants) qui n’introduit pas de distorsion notable au niveau macroscopique, se révèle au contraire rédhibitoire au niveau microscopique. Qu’on représente donc la position et la vitesse à l’aide d’un modèle mathématique plus performant que l’hamiltonien, et la prétendue « relation d’incertitude » disparaîtra d’elle-même ! ».

« Non », répondent les mécaniciens quantiques, « l’hamiltonien est parfaitement adapté à sa tâche : il fournit une information complète sur la position et la vitesse ; le fait qu’au niveau quantique la connaissance de l’une des deux doive nécessairement se contenter du flou d’une distribution dans un espace de probabilités, reflète ce qui doit être une propriété objective des entités existant à cette échelle ».

Le profane sera rassuré d’apprendre qu’il n’est pas seul à exprimer ici un certain scepticisme, un physicien – et non des moindres – a défendu une position similaire. Interpellant Niels Bohr qui assurait au contraire qu’en dépit de la relation d’incertitude, l’explication fournie en mécanique quantique était complète (2), Einstein affirma en effet, que la description du comportement d’une particule élémentaire qui n’attribue pas une valeur précise à sa position et à son moment est tout simplement incomplète. Selon lui, la distribution au sein d’un espace de probabilité qui s’offre à la place d’une valeur précise signale simplement la présence d’une « variable cachée » qu’il s’agit de faire apparaître en surface pour déterminer ensuite les valeurs précises qu’elle prend dans chaque cas particulier. (3) En 1935, Einstein défendit cette thèse dans un article célèbre écrit en collaboration avec Podolski et Rosen, où il présente un paradoxe, le plus souvent mentionné sous l’acronyme de leurs trois initiales : « le paradoxe EPR ». Dans ce texte, les auteurs introduisent un « critère de Réalité » qui, selon eux, ne peut être enfreint par aucune théorie physique : « Si, sans perturber en aucune manière un système, nous pouvons prédire avec certitude (c’est-à-dire avec une probabilité égale à un) la valeur d’une quantité physique, alors il existe un élément de la réalité physique correspondant à cette quantité physique » (MacKinnon 1982 : 341).

MacKinnon résume les positions des deux parties en présence dans la confrontation :

“(1) la description de la réalité offerte par la fonction d’onde en mécanique quantique n’est pas complète ; ou (2) quand les opérateurs correspondant à deux quantités physiques ne commutent pas, les deux quantités ne peuvent disposer d’une réalité simultanée.” La position (2), la version orthodoxe en mécanique quantique est généralement justifiée par l’argument que l’information que l’on peut obtenir de la fonction d’onde constitue une description complète de l’état d’un système parce qu’elle contient toute l’information que l’on peut obtenir sans altérer cet état. L’article EPR défend la position (1). Ce qu’il propose c’est une preuve par l’absurde dirigée contre la position (2). Dans un cas au moins, la position (2), associée au “Critère de Réalité”, conduit à une contradiction. Si le “Critère de Réalité” est accepté comme valide, alors la position (2) doit être jugée incorrecte. Si les positions (1) et (2) représentent les seules alternatives, alors la réfutation de la position (2) sert à confirmer la position (1) » (ibid. : 342).

Faute pour Einstein et ses associés d’avoir pu mettre en évidence la variable cachée dont il supposaient l’existence, c’est la position (2), dite « de Copenhague » qui l’emporta historiquement dans le débat en mécanique quantique. Dans les biographies consacrées au savant, sa conviction que la mécanique quantique offre une explication incomplète, trahissant la présence de « variables cachées », est généralement présentée comme la seule erreur majeure d’une carrière intellectuelle sinon irréprochable.

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(1) Lochak dit à propos de Louis de Broglie qu’il « comprit que, lorsque Einstein imposait à l’action, le long d’une trajectoire fermée, d’être égale à un multiple de la constante de Planck, il ne faisait rien d’autre que d’imposer à l’onde associée à la particule d’être en résonance sur la trajectoire » (Lochak 1994 : 124).

(2) McKinnon écrit : « L’idée de [Bohr] est… qu’une explication scientifique est complète s’il s’agit d’une utilisation rationnelle et non-contradictoire de toutes les sources d’information disponibles. C’est ce que fait la mécanique quantique. Donc elle est complète » (MacKinnon 1982 : 345).

(3) René Thom explique cela dans un remarque déjà citée : un phénomène aléatoire, se déroulant apparemment au hasard, apparaît tel uniquement parce qu’il est envisagé au sein d’un espace d’une dimensionnalité insuffisante : «… quand un phénomène est apparemment indéterminé, on peut s’efforcer de réinstaurer le déterminisme en multipliant l’espace donné U par un espace (interne) S de variables cachées ; on considérera le phénomène initial dans U comme projection d’un système déterministe dans le produit U x S. La statistique, de ce point de vue, n’est pas autre chose qu’une herméneutique déterministe, visant à réinstaurer le déterminisme là où il tombe apparemment en défaut » (Thom 1990 : 76).

Références bibliographiques

Lochak, Georges 1994 La géométrisation de la physique, Nouvelle Bibliothèque Scientifique, Paris : Flammarion

MacKinnon, Edward M., 1982 Scientific Explanation and Atomic Physics, Chicago : Chicago University Press

Penrose, Roger, 1990 [1989] The Emperor’s New Mind. Concerning Computers, Minds and the Laws of Physics, London : Vintage

Thom, René, 1990 « Halte au hasard, silence au bruit », in La querelle du déterminisme, Paris : Gallimard, 61-78

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