Financité, décembre 2008

Page 16 du Numéro 12.

Une constitution pour l’économie

Entretien avec Paul Jorion, propos recueillis par Antoinette Brouyaux

Paul Jorion est Docteur en Sciences Sociales de l’ULB. Il est diplômé en sociologie et en anthropologie sociale. Il vit depuis 11 ans à Los Angeles où son immersion dans l’industrie hypothécaire américaine lui a permis de nourrir un raisonnement pédagogique stimulant sur les raisons de la crise financière actuelle. Pour en sortir, il faut changer de paradigme, dit-il : et s’entendre sur une « constitution », soit un cadre de référence global pour une finance domestiquée, au service de l’économie et de l’humain, sur une planète aux ressources limitées.

En janvier 2007, Paul Jorion publiait « Vers la crise du capitalisme américain ? » (éd. La Découverte) où il expliquait de manière anticipée le « scénario catastrophe » de la crise financière. Le second ouvrage de sa trilogie, « L’implosion – La finance contre l’économie – ce que révèle et annonce la crise des subprimes» (Fayard, mai 2008), décortique les phases de cette crise jusqu’au 31 mars 2008. Enfin, depuis le 3 novembre 2008, « La crise – des subprimes au séisme financier planétaire » est en librairie : ce troisième ouvrage de la trilogie constate l’ampleur du désastre et prend de la hauteur quant aux conclusions à en tirer…

Paul Jorion, la crise des subprimes n’était-elle pas une tragédie annoncée ?

En effet, il fallait s’attendre à voir déraper ce système où ceux qui accordent des crédits à risque comme les subprimes, vendent aussitôt la responsabilité de récupérer les sommes prêtées, en titrisant ces créances. C’est parce que cette responsabilité a été diluée que les vendeurs de crédits ont pu proposer tant de prêts (principalement hypothécaires) à des familles qui n’avaient pas les moyens de les rembourser. Tant que les prix de l’immobilier étaient à la hausse, cela pouvait fonctionner, car la valeur du gage – l’immeuble – augmentait. Mais ce faisant, on a créé une bulle, et les bulles finissent toujours par exploser. Une fois que les prix ont dégringolé, le château de cartes s’est effondré.

Vous avez été l’un de premiers experts francophones à tirer la sonnette d’alarme au sujet de cette crise des crédits immobiliers aux Etats-Unis. Est-ce parce que vous n’êtes pas économiste mais anthropologue ?

Effectivement, ces derniers mois, divers média se sont étonnés du fait que la plupart des économistes avaient été incapables d’anticiper la crise financière. Pour ma part, je ne m’en étonne guère. Comment et pourquoi ceux qui légitimaient le système l’auraient-ils remis en cause ? Il faut dire que les entreprises fournissent aux experts (les universités notamment) des données filtrées, manipulées. Il n’est que de voir la façon dont sont établis les bilans comptables. Ainsi, si vous pouvez sortir d’un bilan des créances que vous transformez en titres pour les vendre, la situation financière de votre entreprise est tronquée. Bref, si la science économique n’a pas pu concevoir qu’un système global pourrait engendrer une crise globale, elle doit être remise en cause.

Comment déterminer à qui incombe la responsabilité de la crise financière ?

C’est compliqué car il s’agit de tout un système, légitimé par des élections démocratiques. Tant que tout le monde est complice, on ne peut pas faire grand chose. Lorsque la crise financière a éclaté aux Etats-Unis, des journalistes ont interpellé des régulateurs en les accusant de n’avoir rien fait. Ceux-ci se sont défendus en expliquant qu’ils ont été souvent traînés devant les tribunaux. A chaque fois, les tribunaux leur ont donné raison. C’est logique : la même administration donne des ordres aux tribunaux et aux régulateurs…

En Europe, nous n’avons pas voté pour cette administration. Or nous subissons nous aussi les conséquences de la crise financière…

Les citoyens européens ne sont-ils pas clients de banques qui ont contribué à ce système financier ? Les banques belges, néerlandaises et luxembourgeoises ont toutes acheté des titres toxiques. Vous, les Belges, vous êtes voisins du Luxembourg. Et vous regardez faire l’évasion fiscale sans rien dire… Mais il est inutile de s’empêtrer dans la recherche des « coupables ». Le problème est surtout qu’on a développé des produits de plus en plus complexes, en omettant une analyse globale. A présent, celle-ci est incontournable et il faut que soit pris un ensemble cohérent de mesures, plutôt que quelques palliatifs.

Comment peut-on réintroduire la notion de responsabilité dans la finance ? En s’inspirant du principe du pollueur-payeur ?

Oui mais là on retombe sur le problème d’attribuer les responsabilités. Il est indéniable que les banques centrales ont une lourde responsabilité. Mais elles sont tellement liées aux gouvernements que ça n’a pas de sens de les taxer. On ne va pas taxer l’état lui-même.

Quelles mesures faut-il mettre en place pour éviter que des bulles se forment ?

Une mesure qui pourrait être très efficace serait d’interdire les paris sur l’évolution des prix. Ca n’a l’air de rien, mais en appliquant cette mesure, le système peut déjà changer à 90%. Une fois encore, cela n’est envisageable que dans le cadre d’une analyse globale et d’une réorientation plus générale.

Que pensez-vous des déclarations de certains chefs d’état concernant les hedge funds et les paradis fiscaux?

Les hedge funds ont un rôle indirect. Mais l’opinion publique réclame des têtes, alors Sarkozy et d’autres responsables politiques désignent ceux qui payeront les pots cassés : les grands patrons et leurs parachutes dorés, les hedge funds… En fait, si les personnes qui ont produit les problèmes se retrouvent en charge de les résoudre, il ne faudra pas en attendre plus que du « replâtrage ».

Quel est le remède à la crise, selon vous ?

Les vieilles recettes ne sont plus de mise parce que la finance moderne s’est métamorphosée en un outil d’une puissance et d’une complexité inédites. Les produits financiers modernes ont eu un tel effet de levier sur les chances de gain et les risques de pertes, qu’une régulation à l’ancienne ne pourra suffire. Il faut rendre à l’économie réelle un système sanguin sur lequel elle puisse compter ! Dont ce soit elle qui dicte les termes. Et veiller à ce que le système financier se conforme à ce cadre.

C’est pourquoi vous proposez une « constitution pour l’économie » ?

La finance est encadrée par un lacis de lois, de règlements et de normes dont le seul but est de contenir son comportement spontané, à savoir sa prédisposition intrinsèque à l’excès. Les institutions politiques quant à elles, sont régies par une démocratie représentative qui est un facteur de stabilité parce qu’il assigne un rôle déterminant aux électeurs du centre. Cette construction humaine a une longue histoire. En comparaison, le système économique est une survivance de la nature livrée à elle-même, dans la concurrence de tous avec tous, réglée seulement par les rapports de force : le plus fort élimine le plus faible…

C’est pourquoi je propose une « constitution pour l’économie » : il ne s’agit pas de faire un ramassis des lois existantes (on parlerait dans ce cas de « constitution économiste »). Il s’agit au contraire de définir un cadre de référence global évitant l’écueil des règles particulières, complexes et peu pérennes. Ce projet en rencontre un autre, celui du développement durable. Une chance historique se présente à nous : la prise de conscience que l’ensemble des problèmes à résoudre sont liés.

Alors, pour un nouveau Bretton Woods ?

Oui mais cette fois, ce ne sera plus pour ancrer le dollar à l’or, comme en 1944. L’or est une richesse, mais n’en représente pas fidèlement le tout. Quant au dollar, il serait avantageusement remplacé par un panier de devises. En tout cas, le moment est venu pour les monnaies de représenter la richesse effective, celle qui est renouvelable et celle qui ne l’est pas. Car jusqu’à présent, le calcul de la richesse n’a jamais intégré le coût de la perte de l’irremplaçable, la réparation de l’empoisonné. Là se trouve le véritable enjeu d’un nouveau Bretton Woods : prendre la vraie dimension d’un monde aux ressources finies.

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8 réponses à “Financité, décembre 2008”

  1. Avatar de spinoziste

    Il me semble évident que les acteurs du marché ne peuvent détecter les vices cachés de celui dans la mesure ou le système est basé sur la compulsion. Cela revient à demander une analyse précise des chances de gagner au casino par des joueurs.

    La socièté aurait donc tout intérêt à s’enrichir de « contrôleurs citoyens », extérieurs au système et non joueurs en bourse, pour exercer une vigilance.

    Merci pour le blog

    JM

  2. Avatar de A.
    A.

    @ Paul Jorion

    Vous écrivez que vous voulez interdire les paris sur l’évolution des prix sans préciser la nature comptable de ce qui fera l’objet de cette interdiction. S’agira-t-il des seuls actifs ?
    Cette proposition me semble être équivalente à l’idée de réintroduire la convertibilité en or d’une monnaie. Comme vous l’excluez, sur quoi envisagez-vous d’ancrer la monnaie ? Ou comment sera-t-il possible de créer la quantité nécessaire de monnaie ? ( A moins que, comme le potentiel de richesse est tiré in fine de la nature, il y ait un maximum de monnaie à mettre de circulation et qu’au final, vous remplacerez l’or par un équivalent remplissant les mêmes fonctions).

  3. Avatar de Vince

    @ Paul Jorion

    Q : »Quelles mesures faut-il mettre en place pour éviter que des bulles se forment ?

    R : Une mesure qui pourrait être très efficace serait d’interdire les paris sur l’évolution des prix. Ca n’a l’air de rien, mais en appliquant cette mesure, le système peut déjà changer à 90%. »

    Parlez-vous des produits dérivés ? Pour empêcher la formation de bulles je verrais plutôt un système de seuils limitant la variation maximale d’un prix – en particulier s’il s’agit d’une matière première…
    A dire vrai j’imagine mal une finance mondiale où la spéculation serait « bridée » – et n’est-ce pas elle qui forme les bulles ? – les banques seraient privées d’un business très rentable, bref quelque chose de souhaitable mais qui ne sera pas réalisé à mon humble avis.

  4. Avatar de et alors
    et alors

    « prendre la vraie dimension d’un monde aux ressources finies »…peut-être faudrait-il expliciter l’épistémologie associée à la démarche, la méthode, le modèle… ou alors on reste dans l’idéologie du politico-religieux ?

  5. Avatar de Fab
    Fab

    « C’est pourquoi je propose une « constitution pour l’économie » : il ne s’agit pas de faire un ramassis des lois existantes (on parlerait dans ce cas de « constitution économiste »). Il s’agit au contraire de définir un cadre de référence global évitant l’écueil des règles particulières, complexes et peu pérennes. Ce projet en rencontre un autre, celui du développement durable. Une chance historique se présente à nous : la prise de conscience que l’ensemble des problèmes à résoudre sont liés. »
    « L’ensemble des problèmes à résoudre sont liés. » Ca résonne dans ma tête ! Boum Boum Boum ! L’ensemble des problèmes à résoudre sont liés…

    Et « En comparaison, le système économique est une survivance de la nature livrée à elle-même, dans la concurrence de tous avec tous, réglée seulement par les rapports de force : le plus fort élimine le plus faible… »

    Bon, j’ai pas tout compris, sûrement parce que j’ai pas tout lu Freud, mais a priori la solution, si elle tient compte des nombreux problèmes du monde et de ses locataires, gardera tout de même l’économie comme support. Le plus fort élimine le plus faible ! L’économie plus forte que tout ! Si les partisans de la religion à tout prix, ou en tous cas leurs experts, restent sur l’idée que le plus fort c’est leur religion, je prévois un beau feu d’artifice pour 2009.

    Que penser aussi de ces spécialistes de la voiture qui sont persuadés que leur science a progressé…puisqu’elle a inventé l’ABS ! Avant on pouvait s’écraser lamentablement contre un mur quand on roulait trop vite, mais maintenant c’est fini ! On peut continuer à rouler trop vite…on ne s’écrasera plus ! Le problème est bel et bien résolu !

    Bon, si ça se trouve, je vais me réveiller dans pas longtemps…

  6. Avatar de Ahmed
    Ahmed

    @Paul : « Les vieilles recettes ne sont plus de mise parce que la finance moderne s’est métamorphosée en un outil d’une puissance et d’une complexité inédites ». Exact : la question est comment enlever la puissance à ce système ? il faudrait le rendre le moins rentable parmi les secteurs de l’économie. Et ça c’est un vaste chantier digne d’une nouvelle constitution économique, mais qui va accepter ce genre de revirement, sans doute pas les politiciens dont les poches se sont remplis exagérément grâce au système financier qu’ils ont protégé bec et ongle.
    Oui, Paul ! comment rendre le secteur des finances le moins rentable possible ? tout nationaliser ….quelle horreur !!!

  7. Avatar de julien
    julien

    Bonsoir Paul

    Cela fait un moment que je lis vos posts ainsi que les commentaires associés avec un grand intérêt, et je tiens à vous remercier pour les réflexions que vous suscitez…

    Je profite de ce sujet tout de même assez vague pour prendre le clavier et présenter quelques interrogations qui j’espère, pardonnez mon jeune âge, ne vous sembleront à tous pas trop naïves…

    Voilà…

    Avec un point de vue complètement extérieur aux professions de la finance, mais néanmoins avec un penchant pour la spéculation boursière non dissimulé, il m’est difficilement compréhensible qu’à l’infinie et par un milieu clos d’initiés difficilement contrôlable, malgré les bonnes volontés(ou pas), (en atteste les excès de ces dernières années), les gains et pertes de millions d’investisseurs, et entreprises ( ou aussi de déposant ) soit déterminés sur les aléas d’une psychologie de marché si indicible et vicieuse que mêmes les acteurs de premier rang de cette farce globalisée, ne semblent pouvoir répondre…
    N’est il pas abérant de voire que dans un but ultime et louable de financement des entreprises ou plus généralement de développement des places financière, des marchés financiers, des industries financières, et donc des pays concernés par cette course à la croissance (dans une esquisse de combat mondiale pour l’empirisation d’intérêt), les états laissent aller à des industries financières irraisonnées, complètement autistes, et purement utopiques dans leurs excès de course à la performance, aux dividendes, aux plus-values, à la multiplication des innovations techniques, ou à l’appatage de pigeons avec quiétude et bonhommie…?

    Vous préconisez Paul, une interdiction des paris (les achats et ventes à termes ??) pour curer de 90% les excès de ce système…
    Quel sont les chances de voire les profits de personnes qui investissent leur argent sur des valeurs boursières, être directement influé par les profits réels causés par cette investissement ?
    Est ce que à la base de ce système, les marchés boursiers avec leur volatilité dues à l’offre et la demande (et à la psychologie) ne font ils pas parti d’une utopie très court-termiste de la bien nommée industrie financière, dont la réforme serait bénéfique ?
    Sans compter avec les synergies militantes en présence, est ce que cette première interprétations ne vous semblent pas trop extrème ?

    Merci à Paul et à tous….

  8. Avatar de Paul Jorion

    @ julien

    Non, il ne s’agit pas d’interdire les opérations à terme. Voici ce que j’écrivais dans Une constitution pour l’économie : un exemple

    Voici un article qui couvre un grand pan de l’activité financière « moderne et sophistiquée » et qui permettrait d’opérer un filtrage au sein des produits dérivés entre leurs usages autorisés par lui, qui servent une fonction d’assurance (appelés plus haut de « couverture ») et les autres (appelés plus haut « directionnels »), prohibés ceux-là, qui ne jouent qu’un rôle purement spéculatif. Cet article tomberait sous la bannière d’un principe général que je formule – à titre provisoire – ainsi : « Tout gain doit refléter un effort ou un talent proportionné ». Le voici :

    « Les ventes à terme ainsi que les options d’achat sont autorisées. Elles lient leurs contreparties jusqu’à livraison. En conséquence, il n’existe pas pour elles de marché secondaire. Les paris relatifs à l’évolution d’un prix sont eux interdits ».

    Il faut faire court quand on rédige l’un des articles d’une constitution. Ces trois phrases me semblent – à première vue – faire l’affaire : elles autorisent celui qui dispose d’un réel produit (d’où le mot « livraison ») de se protéger contre des variations de prix en passant contrat avec une contrepartie qui a elle un réel besoin de ce produit. Il n’y a pas de marché secondaire qui permettrait d’échapper à l’engagement de livrer en achetant le contrat pour le revendre plus tard à un tiers et de bénéficier ainsi d’une plus-value du simple fait de la variation du prix. Sont exclus enfin, tous les petits jeux qui consistent à faire semblant que l’on court un risque et à se faire dédommager grassement si ce risque se matérialisait – en réalité pour quelqu’un d’autre !

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