Argent et reconnaissance de dette : de faux jumeaux

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Plus je dis qu’on avance, plus certains se désespèrent. Je les soupçonne du coup de savoir où je veux en venir – ce qui leur donne un avantage certain sur moi parce que, comme je l’ai dit, j’ai le sentiment moi d’avancer dans la jungle à la machette. Que découvrirons-nous derrière le prochain bananier abattu ? Les sept cités de Cibola ? Un lac profond où vit le dernier plésiosaure ? (Oui je sais, j’ai trop lu Bob Morane dans mon jeune âge).

Quoi qu’il en soit, je crois aux définitions et aux démonstrations systématiques, à très petits pas. Et c’est pourquoi précisément, je vais faire un pas en arrière pour me retrouver avant même le premier crédit : tenter de clarifier simplement la question de celui qui ouvre un compte en banque et y dépose un peu d’argent.

L’argent que j’ai, ce sont les pièces que j’ai dans la poche et les billets dans mon portefeuille. Il y a aussi quelques pièces sur ma table de nuit. J’ai aussi de l’argent sur un compte-courant à la banque : je suis allé à la banque, j’ai sorti des billets de mon portefeuille et j’ai donné 100 € au guichetier. En échange il m’a tendu un récépissé, qui est une reconnaissance de dette : la banque reconnaît avoir reçu cet argent et qu’il demeure le mien, elle le tient à ma disposition, je peux venir le réclamer quand je veux. Je fais également déposer sur mon compte-courant le salaire mensuel que me verse mon employeur. Je lui ai donné le numéro de mon compte en banque, et il verse directement mon salaire sur ce compte : je ne reçois de lui ni billets ni pièces. Je peux aller réclamer l’argent qui est sur mon compte à un guichet de la banque ou le retirer à un distributeur de billets.

Est-ce que cette reconnaissance de dette de 100 € est la même chose que 100 € qui seraient dans mon portefeuille ? Non pas exactement : pour accéder aux 100 € dans mon portefeuille, il suffit de l’ouvrir, alors que pour accéder aux 100 € à la banque, je dois m’y rendre, ou tirer l’argent à partir d’un distributeur de billets, ou bien signer un chèque d’un montant de 100 € à l’intention d’une tierce personne, qui pourra alors accéder personnellement aux 100 € qui se trouvent sur mon compte. Mon accès à mes 100 € qui se trouvent sur mon compte-courant à la banque dépend aussi du fait que celle-ci les ait réellement conservés à ma disposition, ne les ait pas dépensés ou transférés à une tiers.

Dans la plupart des pays, les sommes déposées sur un compte-courant sont couvertes jusqu’à un certain montant par une assurance contractée par la banque où le dépôt a eu lieu. L’assurance porte par exemple sur toutes les sommes inférieures à 80.000 €. Il existe donc une différence significative pour le déposant que je suis entre la reconnaissance de dette d’une banque pour une somme inférieure ou supérieure à 80.000 € : seuls les premiers 80.000 € sur mon compte sont strictement équivalents à 80.000 € dans mon portefeuille – ou plutôt sous mon matelas pour une somme aussi élevée – toute somme qui dépasse ce montant dépend de la capacité de la banque où mon compte réside de me rendre mon argent à la demande, c’est–à–dire dépend de sa solvabilité (qu’elle possède cet argent ou puisse elle-même l’emprunter) ou de la liquidité de ses avoirs (des biens qu’elle devrait vendre pour trouver l’argent qu’elle doit me rendre).

Si je me trouvais loin de ma banque – disons dans le désert – et qu’il me faille faire un paiement de 120.000 € à l’aide d’un chèque, celui à l’intention de qui je rédige ce chèque pourrait très bien me tenir le raisonnement suivant : « Les premiers 80.000 € que vous me devez, vous pouvez me les régler à l’aide d’un chèque de 80.000 € puisque, soit ils sont effectivement sur votre compte, soit ils n’y sont pas parce que votre banque est insolvable mais l’assurance qu’elle a contractée me garantit qu’ils sont disponibles. Mais les 40.000 € restants ne sont pas garantis et reposent directement sur la solvabilité de votre banque. Je ne suis donc pas certain de les recevoir et je considère juste que pour me protéger, je vous facture 5.000 € couvrant le risque que je prends en acceptant un chèque plutôt que de l’argent liquide, à savoir des billets et des pièces. Je vous prierais dès lors de me libeller un chèque pour un montant de 125.000 € ».

Bien entendu, les 40.000 € qui sont le montant par lequel la somme due dépasse des 80.000 € qui sont eux entièrement garantis, soit il les recevra de ma banque, soit il ne les recevra pas. S’il les reçoit, c’est que ma banque était solvable : il aura reçu l’ensemble des 120.000 €, les 80.000 garantis comme les 40.000 qui ne l’étaient pas et m’aura pénalisé injustement de 5.000 €. S’il ne les reçoit pas, il sera de sa poche de 40.000 € et n’aura reçu que 80.000 € pour les 120.000 € que je lui dois [correction]. Les 5.000 €, la « prime de risque » qu’il aura exigée, ne représenteront qu’un huitième (12,5%) de la somme pour laquelle il s’assure : 40.000 €. Mais son calcul aura été d’ordre statistique : il aura estimé qu’une banque sur huit se révélera insolvable dans un contexte comme celui-ci et que, bon an mal an, sur huit transactions de ce genre, il s’y retrouvera.

De mon point de vue, les choses seront différentes : j’aurai pu constater que tout l’argent que j’ai à la banque n’a pas la même valeur : 80.000 € valent 80.000 € alors que toute somme sur mon compte courant au-delà de 80.000 € vaut moins que la somme que j’ai déposée sur mon compte. J’aurai fait une constatation très importante pour la suite : que la richesse dont je dispose en tant qu’argent, c’est–à–dire sous la forme de pièces et de billets vaut bien la somme des nombres écrits sur ces pièces et ces billets, mais que la richesse dont je dispose sous la forme de reconnaissance de dette peut valoir moins que le montant mentionné sur cette reconnaissance de dette.

Définitions (j’y tiens !) : l’argent est donc un vecteur calibré de richesse ; la reconnaissance de dette est une trace calibrée de richesse. Par « calibré », j’entends qui mentionne une quantité précise, fixée. La différence, comme nous venons de le voir, est que la relation d’un individu à sa richesse est immédiate dans le cas de l’argent, et médiatisée dans le cas de la reconnaissance de dette. Cette médiatisation introduit un risque dit, dans le jargon financier « de contrepartie », le risque de non-retour de mon argent.

On peut introduire la notion de marché secondaire pour dénoter un marché où des reconnaissance de dette sont échangées. S’il existe un quelconque risque de contrepartie, le prix d’une reconnaissance de dette sur un marché secondaire sera moindre que celui de sa calibration : on dira, encore une fois en jargon financier, que ce prix est escompté. Les agences de notation définissent le montant de l’escompte pour les établissements qui délivrent des reconnaissance de dette : elles leur assignent une notation qui estime le risque de crédit qu’ils constituent pour toute contrepartie. Comme l’a révélé une actualité récente, elles peuvent se tromper.

Conclusion provisoire : quand les choses vont bien, ce n’est pas une mauvaise approximation de considérer que l’argent et la reconnaissance de dette c’est chou vert et vert chou : tout ça, c’est de la monnaie, quand les choses vont mal, ce serait une erreur funeste.

Comme le disait un pauvre monsieur dont je lisais hier les tribulations dans le Wall Street Journal : « Madoff m’a fait perdre 1,2 million de dollars : les 800.000 que je lui ai donnés, et les 400.000 qu’il disait m’avoir fait gagner ! » On vit une époque formidable !

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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62 réponses à “Argent et reconnaissance de dette : de faux jumeaux”

  1. Avatar de Crapaud Rouge
    Crapaud Rouge

    La différence, comme nous venons de le voir, est que la relation d’un individu à sa richesse est immédiate dans le cas de l’argent, et médiatisée dans le cas de la reconnaissance de dette. Cette médiatisation introduit un risque dit, dans le jargon financier « de contrepartie », le risque de non-retour de mon argent.

    J’applaudis à tout rompre à ce constat qui rejoint mes intuitions. La seule chose qui me gène, c’est la notion de « risque » pour expliciter ce constat. Il faut la prendre à titre provisoire, en attendant mieux : je trouve qu’elle est trop liée aux « représentations mentales » actuelles. Ce « non-retour de mon argent » est une anticipation, pas une réalité. Ce qui est réel, en revanche, c’est que le crédit constitue un service. (Pour acheter un logement par exemple : sans crédit, il faut payer le loyer d’un logement « provisoire » + économiser de quoi faire au comptant un achat futur.) Mais comme nous sommes en régime capitaliste, le prix de ce service devrait être soumis à la loi de l’offre et de la demande. Le 1er corolaire en serait que son prix, l’intérêt, serait d’autant plus élevé que la somme empruntée est importante en volume-durée. (Le volume d’une dette est d’ailleurs une quantité-temps, comme « année-homme » pour « le travail d’un homme pendant une année ».) Le 2nd corolaire, c’est que les banquiers devraient/pourraient ajuster leurs taux en fonction des « segments de clientèle ».

    Cette notion de risque est une énorme escroquerie intellectuelle. Elle permet aux possédants de faire circuler leur argent au tarif le plus élevé possible. Si personne ne cédait à leur chantage, la demande de crédit serait nul, et leur argent perdrait toute « valeur d’échange ». (Ils en seraient réduits à faire des emplettes, à le convertir en choses concrètes, non monétaires, et pas forcément rentables.) Comme raconté dans Les « déclencheurs » des produits financiers structurés, le risque était pris en considération comme un discours de Sarkozy peut l’être dans la mouvance « anarcho-autonome ». (Ce capitalisme ultra-optimiste mais soit disant obsédé par le risque me fait penser à la fontaine Saint-Michel où l’ange éponyme terrasse le démon…)

    A l’inverse, on voit que, « dans le monde réel », les objets circulent au tarif le plus bas possible : le risque induit par leur circulation est considéré comme nul. Si les capitalistes étaient des gens « responsables », ils ne devraient pourtant pas vendre des bagnoles super-puissantes à des jeunots inconscients qui vont provoquer des accidents. Ni vendre des armes, comme aux US, à de braves gens incapables de se maîtriser, qui en feront n’importe quel usage. Ni mettre sur le marché des centrales nucléaires dont on ne sait que faire des déchets radioactifs.

  2. Avatar de xray
    xray

    Cette vidéo se présente comme une pédagogie des mécanismes du crédit et de la création monétaire, en même temps que le dévoilement du secret de l’enrichissement des banquiers par l’intérêt. Cette apparente neutralité lui permet de réactualiser des thèses assez anciennes quant à la désignation de boucs-émissaires. Le contenu informatif en est pourtant assez pauvre et en grande partie erroné, elle expose comme une révélation des idées assez banales que l’on trouve dans n’importe quel manuel d’étudiant de section économique : la création de monnaie scripturale par le crédit et l’inflation de la masse monétaire. Mais ce mécanisme est décrit comme une machination dissimulée aux yeux du sens commun, servant une oligarchie de profiteurs, un système d’exploitation financière mis en place avec la complicité des politiciens pour spolier la population

    D’autre part elle comporte des erreurs (sur la nature de l’intérêt), des informations tronquées (pas de mention de la destruction de monnaie par le remboursement d’une dette), des falsifications : par exemple la proposition que l’usure n’existerait pas dans une économie sans croissance, que l’intérêt est donc la cause de l’enrichissement. La création monétaire y est réduite à une conspiration de banquiers. On n’y trouve aucune explication de la relation de dépendance entre le système des banques à réserve fractionnaire, le système interbancaire et la banque centrale, ni de la manipulation des taux grâce au monopole d’émission. Nulle mention que la monnaie est largement étatisée. Bref, aucune explication sérieuse du cycle ni de l’expansion du crédit.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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