Marianne, samedi 29 novembre

Entretien croisé Jean-Luc Gréau / Paul Jorion

Les mêmes questions nous sont posées – nous ignorons ce que l’autre dira.

Apparemment c’est aujourd’hui.

Le texte original de l’entretien

Questions à Jean-Luc Gréau et Paul Jorion

1/ On parle d’un futur « Bretton Woods ». Est-ce imaginable dans l’état actuel de la mondialisation en expansion.

Oui. Mais il faut impliquer tout le monde. Ou au moins que quelqu’un parle au nom des plus petits sans quoi ils seront obligés un fois de plus d’être les dindons de la farce, à savoir que les plus gros prennent des décisions qui les arrangent eux, sur le dos des plus petits dont les ressources sont alors drainées inexorablement. Il faut inventer une approche qui les protègent. mieux encore, que si un certain déséquilibre ne puisse être évité, qu’il joue en leur faveur – ce ne serait qu’un juste retour des choses après plusieurs siècles de colonialisme et un demi-siècle de néo-colonialisme.

Toute initiative qui remet les choses à plat six-cinq ans plus tard au plus haut niveau mondial est bonne en soi. Même si les Américains tirent les marrons du feu en ce moment, pour ce qui touche au dollar, leur responsabilité dans la crise qui secoue le monde actuellement les oblige à davantage d’humilité qu’en 1944 quand le monde entier sauf eux était à genoux.

2/ Ne faut-il pas en priorité maîtriser les marchés, diminuer leur poids et diminuer le surprélèvement qu’ils opèrent sur l’économie dite réelle ? Comment faire ?

La finance s’était hypertrophiée au sein de l’économie au cours des derniers cinquante ans. En raison du fait que chaque devise est utilisée au sein de son univers pour tous les usages possibles, son utilisation dans les paris sur les variations de prix, créée par l’invention des produits financiers dérivés, a pu prendre une taille grotesque, minimisant à côté d’elle l’utilisation pour les activités économiques productives : celles qui créent réellement de la richesse. Ce poids elle est en train de le perdre à vive allure que l’on veuille ou non : les grands coups de balanciers des marchés font des victimes tous les jours et sur les marchés qui ne sont pas « à somme nulle » comme le bourse, l’argent qui se perd est perdu pour de bon. Il faudra simplement empêcher qu’une fois toutes les bulles des cinquante dernières années crevées, on ne permette à de nouvelles de se créer.

Je propose depuis quelques temps : « Les paris sur l’évolution de prix sont interdits ». On me dit, c’est impossible, la réduction de taille d’activité financière aurait des conséquences terribles pour l’économie. La réduction de cette taille est en train de s’accomplir sous nos yeux. Si l’on craint l’impact de la mesure que je préconise, qu’on attende encore un peu et qu’on ne l’impose qu’une fois que le navire repose sur le fond. Le risque de réduction aura disparu puisqu’elle aura pleinement eu lieu par le mouvement naturel de sa chute libre actuelle. On interdira alors les paris sur l’évolution des prix et la finance repartira au sein de ce nouveau cadre redessiné à un niveau que seules les richesses réelles déterminent, sur la base d’un rapport désormais beaucoup plus sain entre finance et économie réelle

3/Une gouvernance économique est-elle au moins envisageable pour éviter la fluctuation des grandes monnaies ?

Le problème des devises en ce moment, c’est qu’elles tombent toutes en raison de la récession mondiale qui les engouffre. Les tensions entre elles sont simplement dues au fait que certaines tombent plus vite que d’autres. Chaque zone monétaire a ses propres problèmes liées aux économies qui utilisent ces devises, et qu’elle essaie de régler avec le vieux tromblon de la manipulation des taux à court terme. Il faudrait reléguer cette arme là où elle a sa place : au musée des antiquités. Il faut protéger les économies, et ce ne pourra pas être fait sans nouvelle donne dans la redistribution du surplus : rétablir la place des salaires puisque c’est le travail humain qui jusqu’à nouvel ordre crée la richesses.

Certains proposent de permettre aux zones monétaires de contrôler la circulation des capitaux entre elles, ce n’est pas une solution à long terme, puisqu’il faut au contraire aller vers un ordre monétaire mondial. D’autre part le problème que posait la circulation des capitaux était essentiellement un problème d’avant-crise : il s’est d’une certaine manière réglé de lui-même en mourant d’indigestion.

4/ Ne faut-il pas aussi un nouveau New Deal ? Mais aujourd’hui ne s’agit-il pas d’un nouveau contrat social pour un partage équitable entre le capital et le travail. Et quels en seraient les contours ?

Il faut ôter aux banques centrales le pouvoir de manipuler les taux courts : il s’agit d’une simple arme de guerre contre les salariés. A force de l’avoir employée il ne reste plus assez de ressources à ceux-ci pour acheter les produits qu’on les encourage artificiellement à consommer pour que la machine productive continue de tourner. La logique qui sous-tend le système tout entier est absurde et il faut la remettre à plat. Le fait que l’on ait suppléé à des salaires en voie de disparition, en raison de l’avidité croissante des investisseurs et dirigeants d’entreprises, par du crédit à la consommation a conduit l’ensemble des ménages à vivre en régime de cavalerie. Quand la pyramide s’est écroulée, le système est entré dans la spirale d’autodestruction que nous observons en ce moment.

5/ La moralisation ou la refondation du capitalisme est-ce un maquillage de l’indigence de la réflexion sur l’état réel de l’économie ? Le mesures actuelles sont elles encore selon vous prisonnières du modèle néo-libéral ?

Le capitalisme sous sa forme actuelle n’est pas moralisable : le système financier fondé sur le pari sur l’évolution des prix est ancré dans le conflit d’intérêts. il offre une telle prime à la fraude que le fonctionnement normal du système est un mode où chacun triche partout où l’occasion lui en est donnée, du délit d’initié à la comptabilité « créative » en passant par l’anti-datage des stock options. Le fonctionnement des salles de marché des établissements financiers repose entièrement sur le délit d’initié que constitue la connaissance des ordres des clients et l’exploitation faite pour son propre profit de cette information « confidentielle » aux yeux du monde, mais nullement pour soi.

L’interdiction des paris sur l’évolution des prix introduira une moralisation immédiate des pratiques en éliminant la prime à la fraude.

L’appel à la moralisation est en effet un substitut aux authentiques remèdes. Ceci dit, la science économique du demi-siècle passé, en n’ayant produit aucun savoir qui pourrait être d’application dans la crise, ne facilite certainement pas les choses : les idées font défaut quant à ce que pourraient être les remèdes.

6/ Peut-on faire confiance à un personnel politique qui a jusqu’à présent accompagné, voire favorisé l’expansion des marchés financiers ?

D’abord, nous n’avons pas tellement le choix : nous ne pouvons pas leur faire confiance mais ils savent aussi qu’ils sont sous étroite surveillance. Tout dépend d’une seule chose : sont-ils de simples marionnettes entre les mains des pouvoirs d’argent ou sont-ils autonomes, au sens de capables de prendre de réelles initiatives en réponse aux pressions qui montent de la base, à savoir du peuple qui les a élus ? Une certaine festivité au soir de l’élection présidentielle suggère que la première hypothèse est correcte, d’autres initiatives semblent indiquer un authentique sens de l’État : le souci de s’identifier à la cause commune et de bénéficier de l’aura qui en découle. Mais baste, dans une situation de péril et d’urgence telle celle que nous traversons aujourd’hui, qu’importe la sincérité ! Comme dit un vieux proverbe chinois : « Qu’importe le couleur du chat s’il attrape les souris ! »

7/ Quels sont selon vous les meilleurs arguments qui pourraient aider à se débarrasser de la vulgate néo-libérale ? Et quelles sont les forces politiques selon vous capables de mettre en œuvre ce projet en France et au sein de l’Union Européenne ?

Le meilleur argument en faveur de le vulgate néo-libérale était celui de l’efficacité des marchés laissés à eux-mêmes et la capacité de capitalisme à s’autoréguler. Espérons que la virulence de la crise actuelle a permis qu’aux yeux du public ces crédos ont rejoint une fois pour toutes leur destination naturelle : six pieds sous terre.

Ces forces politiques n’existent pas aujourd’hui : la droite s’est engagée tout entière aux côtés du système qui s’écroule sous nos yeux par pans entiers. La gauche est tétanisée depuis la chute du mur de Berlin. Elle a été incapable en vingt ans de proposer le moindre projet de société alternatif. Les verts mettent l’accent sur des points essentiels mais là aussi aucun réel projet, sinon des utopies à ce point indigestes que l’espèce humaine ne pourrait que les recracher.

Les seules forces politiques susceptibles de forcer le pouvoir dans la voie des changements nécessaires doivent émaner aujourd’hui de la base, dans l’ignorance absolue des clivages politiques traditionnels, elles sont fondées sur l’urgence qui accompagne le sentiment que l’espèce est menacée dans son existence. Un sentiment de cette nature peut être à la source de toutes les dérives. Il faut que les politiques se réveillent et se rallient à ce mouvement de base, pour mettre leur expérience de la chose politique au service de la canalisation de cette colère dans le cadre de la démocratie.

8/ Hors la mise à pied de Monsieur Barroso quelles sont selon vous le mesures les plus urgentes à prendre ?

La crise a pris une telle ampleur que le personnalité des individus n’importe plus : les forces qui nous emportent sont collectives.

Il faut donner à l’information le temps de circuler. La tentation existe pour sauver ce qui peut encore l’être d’introduire de l’opacité : on l’a vu récemment, permettre aux entreprises de valoriser leurs avoirs à leur guise au lieu de s’en référer au prix du marché parce que celui-ci est si bas qu’il suggère que l’insolvabilité est universelle. Il vaudrait beaucoup mieux rendre le temps au temps, en gelant provisoirement les marchés à l’aide de moratoires et de suspensions de cotation. Cela donnerait à chacun l’occasion de reprendre ses esprits. Cela permettrait aussi de donner l’occasion à certains secteurs du système financier condamnés de mourir de leur belle mort, en s’abstenant de les ressusciter à la fin de la période de gel.

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2 réponses à “Marianne, samedi 29 novembre”

  1. Avatar de nuknuk66
    nuknuk66

    Bonjour,
    J’ai lu votre interview dans Marianne.
    Vous n’avez pas répondu à la question: « Le nouveau new deal d’aujourd’hui serait-il un nouveau contrat social pour un partage équitable entre le capital et le travail ? »
    Jean Luc Gréau répond clairement oui, estimant qu’il faut rompre avec les deux orientations qui ont conduit à la déflation salariale, à savoir l’obsession de la création de valeur pour l’actionnaire et la mise en concurrence des salariés.
    On ne peut qu’être d’accord avec lui, tant il est évident que le chômage, le temps partiel subi, la diminution du salaire et des cotisations sociales (salaire différé) entrainant corrélativement une baisse des prestations maladie et retraite sont en train de ruiner l

  2. Avatar de Michel MARTIN

    « Interdire les paris sur l’évolution des prix ». Sur un Blog très riche en propositions (bien que truffé de signes d’aigreur vis à vis de nos élites) j’ai trouvé une formulation voisine: taxer ces paris comme les autres, c’est à dire vers les 80%:
    http://solutions-politiques.over-blog.com/article-19430509-6.html#anchorComment, et les premiers commentaires.

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