Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Si vous suivez la discussion qui a lieu en ce moment à propos de mon billet Le bonheur suprême, vous avez dû constater que le thème s’est déplacé vers « sourire arbitrairement à des étrangers ».
Si vous me connaissez un peu, vous aurez deviné que je suis tout à fait pour. Alors voici, extrait de mes notes de 2003. La scène se passe à San Francisco où j’habitais alors.
La femme qui fait « Hi ! »
Dans Orange County, sans voiture, on ne va pas très loin. Les Américains, même fauchés, s’achètent des bagnoles, parce qu’ils ont accès au système de crédit le plus libéral du monde (je n’ai pas dit le plus généreux). Les étrangers sont obligés de payer comptant, et souvent, comme moi en 1997, ils n’ont pas les ronds. Michael m’a aidé en me prêtant durant trois ans un camion jaune qu’il utilisait de temps à autre pour trimbaler du matériel de récupération.
Quand on arrive dans ce pays dans l’intention de s’y installer, pour qu’on y réussisse, il faut que des gens du cru vous prêtent main-forte, sinon c’est impossible. Et on en trouve sans difficulté qui vous aident, parce que s’ils ne sont pas passés par la même épreuve eux-mêmes, ce fut de toute manière le cas pour leur père ou pour leur grand-père. Alors on s’entraide, on se fait la courte-échelle.
Michael a beaucoup aimé aider ce « Professeur » européen qui galérait. Je le soupçonne d’avoir un peu savouré la pitié que je lui inspirais. Mais les choses évoluent. Hier nous marchions ensemble dans Polk, disons rue Sainte Croix de la Bretonnerie, pour ceux à qui cela dit quelque chose, et nous traversons Broadway, et nous croisons une jeune femme pas très grande mais très jolie, une métisse au teint très clair, une personne que l’on appelle une « Noire » aux États-Unis, et qui me fait un très grand « Hi ! » avec la voix qui monte en fin de parcours, et agrémenté d’un immense sourire. Et Michael s’arrête, convaincu qu’elle et moi allons entamer une conversation, et comme il s’aperçoit que je ne ralentis pas, il dit « Mais, tu ne la connais pas ? » et je réponds en riant, « Ben, si, tu vois, maintenant je la connais ! ». Mais il n’est pas convaincu et il ajoute « Mais c’est une personne que tu connaissais avant qu’on la voie là juste maintenant ? », je dis « Non, non… Non, je ne l’ai jamais vue avant : c’est une femme que je ne connais pas et qui me dit bonjour comme ça et ça me fait très plaisir ». Et, voyant qu’il reste interloqué, je lui dis, « Ben tu vois, ça c’est le bon côté de la vie d’un banquier ! » Mais je constate qu’il ne trouve pas ça drôle du tout, il hoche la tête, il est écoeuré : il préférait l’époque où je roulais dans son camion jaune et où il me voyait, à genoux, rendant grâce au ciel d’être tombé dans un pays où l’essence ne coûtait rien.
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
10 réponses à “Le don du sourire”
Alors que certains disent que le premier à envoyer des insultes plutôt que des lances fut le premier homme civilisé, le sourire est pour moi le premier signe théorique de bonheur extérieur.
Sourire ça fait du bien, à soi et aux autres. Sourire c’est gratuit et illimité. Pourquoi dit-on sans cesse de sourire sur les photos ? Pour pouvoir en la regardant plus tard espérer en tirer un souvenir positif de gaieté collective et harmonieuse.
Pour en revenir au sujet de la camionnette et de la dame noire, ne serait-ce pas tout simplement de la jalousie de la part de votre ami qui vous voir « réussir » à obtenir le sourire d’une inconnue alors que lui se retrouve ignoré ?
@ Zoupic
C’est sans doute parce que je lui souriais moi aussi et que mon ami avait un visage renfrogné !
Donc il faut sourire pour recevoir un sourire.
Votre ami vous a permis d’avoir le sourire en vous ayant aidé. Ne devrait-il donc pas recevoir un peu de sourire à la part en retour, lui aussi ?
Jean Marcel, auteur Québécois, a écrit un livre qui s’intitule » Lettres du Siam « , aux Editions L’hexagone. Donnons-lui la parole.
La lettre no 2 commence ainsi :
» Mon cher Jean,
Le pays du sourire. C’est ainsi que l’on surnomme aussi le Siam. Dois-je vous avouer que c’est aussi la raison pour laquelle j’y suis et que j’y reste ?
Ce sourire est tout. Je ne vous ai pas du tout menti en vous révélant le foudroiement qu’avait été pour moi, dès l’aéroport, le premier contact avec cette nature tropicale et enchanteresse. Mais je me réservais de vous dire ici qu’avant d’en arriver aux palmiers et aux frangipaniers, j’étais passé par l’officier de l’immigration, par l’agent des douanes, par l’hotesse de l’aéroport, par mes amis qui m’attendaient et qui, tous, m’ont gratifié d’un sourire qui venait d’un monde que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais connu.
Ce sourire n’était pas de simple politesse a l’égard d’un étranger que l’on accueille, il révélait le fond du puit de l’ame, pas seulement de la personne qui l’émettait, mais de tout un peuple qui l’affiche a tout moment, a tout propos, a tout venant. C’est un univers entier, en effet, qui sourit dans chaque Thaï : c’est le fondement de la Culture thaïe, et si on ne l’a pas compris, on ne comprendra rien a rien. Ainsi, lorsque d’aventure il m’advient de saisir de ce phénomène certains interlocuteurs qui, eux, ne l’ont pas saisi sur place, leur réaction va d’office au pire, qui est d’affirmer que ce sourire est le masque de l’hypocrisie asiatique…
Voila ou nous en sommes dans notre Occident (je dis bien : notre, car j’en suis toujours) : nos esprits faussement critiques et pathologiquement corrosifs ne veulent absolument pas que cela puisse être tel que cela est. Nous soupconnons toujours autre chose. Le soupcon généralisé et perpétuel, jusqu’a ce que nous en crevions…
Et cela, il faut dire, nous fait immanquablement passer a coté de la réalité.
C’est un peu cette vulgarité de l’esprit, je vous avoue, que j’ai fuie.
Comme si ce sourire avait été pour moi un appel, une immense affirmation de la vie. »
JEAN MARCEL.
Le texte qui suit est ma contribution à vos débats récents sur le sourire. Je ne doute pas qu’il puisse paraître douteux à beaucoup. Il y a là en effet largement matière à caractériser un esprit pathologiquement corrosif et vulgaire, refusant à ce titre la rédemption thérapeutique que constituerait une souriante ouverture à la « vraie » vie.
Il n’y avait pas de raison cependant à ce que je ne tente pas, moi aussi, de faire partager ce que je ressens profondément à la lecture de certains propos. Rassurez-vous, cela ne retire rien à l’empathie que j’accorde de toute façon à des personnes que je trouve intéressantes et charmantes, même si leurs voix résonnent jusqu’à moi depuis une planète inconnue.
Je reste enfin dans la lignée de ce que j’avais écrit récemment sur les provocateurs, dont j’assume ici le rôle.
PETITE CHRONIQUE DU PAYS DU SOURIRE (dissertation en plusieurs parties).
Le sourire relève pour moi avant tout de ce que j’appelle « la loterie génétique ». Par exemple, cette dernière ne s’est pas montrée trop mère marâtre à mon égard sur le plan de l’implantation capillaire. A bientôt 56 ans je possède encore une crinière touffue (« si je la teins en gris c’est pour faire plus jeune » ai-je l’habitude de dire) qui arrache une grimace jovialement commerciale à mon copain G… le coiffeur, quand je fais irruption, tel le grand requin blanc, tous les deux ou trois mois dans son échoppe.
La vue, ça va aussi. Bien qu’affectés d’une inévitable presbytie, mes yeux gris belge sont encore capables de distinguer, depuis n’importe quel point de la planète, la ligne bleue des Ardennes. Cela en attendant la Délivrance, le Grand Rattachement, soit le retour au pays de la terre de mes ancêtres (en échange, il n’y aura plus qu’à refiler à la Sainte Solidarité Européenne le Rocher de Neuilly).
Par contre les dents… Alors là, franchement, ça se gâte !
En plus d’une fragilité constitutive, propre aux colmatages plus ou moins heureux, la nature m’a affublé d’un prognathisme du maxillaire supérieur « magnifique », selon quelques spécialistes connaisseurs rencontrés ultérieurement. Si j’avais pu, bonne âme, je leur aurais volontiers tout donné pour qu’ils l’accrochent au mur.
Aucune correction n’a été apportée à ce défaut à l’âge où il aurait fallu normalement le faire. La raison en incombe d’ailleurs moins à la négligence de mon milieu modeste d’origine, sur des questions impliquant autant la santé que l’esthétique, qu’à l’incompétence et l’irresponsabilité crasses du dentiste ivrogne du quartier.
Pour restituer l’ensemble des responsabilités, disons aussi que j’ai toujours su cultiver l’art de disparaître de la circulation, chaque fois que mes parents prétendaient me traîner chez un rechapeur de dents.
En ce temps là voyez-vous, le concept de « liberté des jeunes » était peut-être plus expérimenté qu’il n’est théorisé aujourd’hui (c’est juste une question). La Grande Peur des pédophiles –sans parler de celle de l’Echec Scolaire- ne s’était pas encore abattue sur le monde. Je sais bien qu’il faudra s’y faire, le siècle commençant, qui sera celui des Grandes Peurs, ne sera donc ni celui de la religion (trop tard) encore moins celui de la femme (pfff…celles-là, qui ne réalisent pas encore ce qu’elles doivent au pétrole, encore deux générations et leur rêve sera à nouveau de marier le maréchal ferrant du village).
Toujours est-il que, rapidement, ma « ligne du sourire », pour employer l’expression des hommes de l’art, s’est inexorablement métamorphosée en rictus gentiment macabre, selon les critères communément admis et la subjectivité particulière que l’on a tendance à développer en cas de disgrâce physique.
Il m’a fallu donc composer avec cette originalité là et développer tout un tas d’attitudes de dissimulation et de défense pour dynamiter ce mur intime de la honte, LE SOURIRE DES AUTRES. Je préférais encore n’importe quelle méchante attaque frontale à ce spasme répugnant qui tire les lèvres de l’humanité bien dans ses gencives. Ainsi de la vanne que j’ai le plus souvent essuyée dans ma scolarité de la part de mes petits (es) camarades : « Planque tes dents v’là le marchand d’os ». Et oui ! J’arrivais encore à ricaner de ce genre de délicate saillie. En revanche, le moindre sourire compassionnel me donnait sur le champ des envies de meurtre.
J’ai cultivé très tôt l’auto dérision, par exemple, vers quatorze quinze ans, en déambulant partout avec ostensiblement « L’homme qui rit » de Victor Hugo sous le bras –je l’ai lu beaucoup plus tard. Cette lubie là m’a donné d’ailleurs peut-être le goût de la lecture (pardonnez mon ingratitude, Chers et Détestés Professeurs, qui par votre patience m’aviez de toute façon programmé pour cela). Cela, malgré le naufrage de ma scolarité, où j’ai toujours fait figure d’apathique poisson rouge observant les évènements depuis son bocal. Dérision suprême également, l’expérience de mon premier baiser amoureux. C’était dans un cinéma de quartier, à l’âge de dix sept ans, alors que sur l’écran explosaient les flonflons horrifiques de THE NIGHT OF THE LIVING DEAD (voix off sépulcrale).
J’ai surtout appris à fermer la bouche et à exprimer ma sociabilité ou mon animosité autrement, et ces dispositions se sont accentuées à l’âge adulte. Après avoir cherché refuge dans la forêt guyanaise, 6 ans d’impasse grotesque née de mes lectures adolescentes, j’ai sévi 10 autres années dans la surveillance nocturne de cas sociaux -un tête à tête fâcheux une nuit durant avec un gitan schizo lourdement calibré m’a décidé de partir. Finalement, j’ai trouvé asile dans l’hôtellerie de nuit, il y a vingt ans larges. Là, j’ai pu planifier patiemment une stratégie d’adaptation avec les « Vivants-Disent-Ils », toujours en référence à ma première expérience sentimentale.
J’ai donc développé l’art de sourire avec le regard, insistant et anticipateur pour les hommes, moins pénétrant et plus bienveillant pour les femmes, celles-ci risquant de se méprendre sur la chose (quelques cas isolés en ont redemandé mais cela reste une exception dans le métier y compris pour les « Biens Dentés »). Je suis surtout devenu expert dans « l’attitude souriante », celle qu’exprime le corps en dessous du menton, avec en première ligne le jeu des bras et des mains. La chose n’est pas toujours facile et tout est une question de dosage, le travers étant d’avoir l’air d’un épouvantail mécanique exposé en démonstration chez Tati. L’essentiel, est que le client voie et même « entende le sourire » qu’il y ait sourire ou non, comme Jeanne d’Arc entendait des voix en scrutant ses moutons dans le fond des yeux.
A la fin des années quatre vingt, j’ai touché en héritage une modique somme d’argent qui m’a donné envie d’apporter une solution au moins partielle à mon problème de dentition. Vous n’êtes pas sans savoir combien ce type de traitement est onéreux et difficilement abordable pour les pauvres, ceux-là ne servant qu’à cotiser et se responsabiliser, afin d’épargner des charges insupportables aux Forces Vives de l’Economie. Mais j’ai d’abord remercié du fond du cœur Tonton R. décédé brutalement dans la salle des pas perdus de l’aéroport Charles de Gaulle, ce qui a enclenché la procédure testamentaire en faveur de son vaurien de neveu, lequel, quoique singulièrement dépourvu d’ambition, n’était pas le mauvais cheval, dans tous les sens du terme.
Tonton R. née à Guise en 1905 de mon arrière-grand-mère belge, était à ranger dans la catégorie des prolétaires fantasques, car ayant toujours eu des idées bizarres. Compagnon serrurier d’essence plutôt socialcatho, il avait, à l’image de ses pairs, beaucoup bossé et vadrouillé aux quatre coins du pays pour cela. A l’occasion d’un long chantier, il décida de s’installer sur Paris à l’époque du Front Populaire. Piqué de cinématographe et animateur d’une sorte de ciné-club ouvrier dans le 20ème arrondissement, il rencontra plusieurs fois Georges Sadoul, un célèbre critique de cinéma communiste du temps (j’ai hérité de quelques bouquins dédicacés par ce type), qui le convertit à la Grande Idée. Il n’en démordit plus, et sous sa forme la plus dure, celle qui le conduisait encore, à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, à lorgner affectueusement l’horrible portrait du « Pape » (Lénine) qui envahissait le mur de son salon, rue de la Chine.
Sa fidélité au dogme dû toutefois souffrir un compromis de taille lorsqu’il décida après guerre de prendre un commerce avec sa femme ma tante, une serveuse bretonne rencontrée à la Nation pendant la foire du Trône. Ce fut un petit restaurant bar dans le douzième arrondissement, qui faisait l’angle de la rue de Reuilly et de la rue Montgallet. Il y a probablement une boutique d’informatique aujourd’hui à la place, je ne le saurai jamais, Paris ayant été pour moi rayé de la carte du monde, tant que je serai vivant.
Deux fois par mois, mes parents me sortaient de mon univers de barres d’immeubles en grande banlieue, pour m’envoyer passer quelques jours chez Tonton R. ce qui équivalait pour moi à autant d’escapade au pays des mille et une nuits. Je me souviens des ruelles derrière la rue Montgallet, bordées de bicoques basses et de petits jardins, qui donnaient à ce quartier en plein cœur de Paris une touche étrangement campagnarde (on m’a dit qu’aujourd’hui il y avait à la place des « résidences » et un « espace vert » pour les mouflets des dites résidences). Il m’arrivait parfois de prendre le premier métro pour accompagner mon oncle aux Halles –le « ventre de Paris » d’avant 1965- où il allait chercher ses victuailles pour la clientèle. Après ses affaires, nous prenions un petit déjeuner dans un bistrot du coin, celui-là même où, un jour, une dame légèrement vêtue et malicieusement zieutée par Tonton me gratouilla l’occiput en susurrant : « oh ! Comme il est mignon ce petit gamin AVEC SES GRANDES DENTS ». Je venais de faire connaissance avec la vénalité et la perfidie féminine.
Après 1968, le grand-vent-qui-anima-la-jeunesse me fit prendre aussi mes distances avec Tonton, ce qui l’attrista un peu. Mais il était bien difficile de résister à l’air du temps, qui fut surtout celui de la grande période initiatique des rejetons de la bourgeoisie, en attendant de redynamiser les forces internationales du doux commerce. Les autres, dans le meilleur des cas se casèrent dans le fonctionnariat, que permettait encore une social-démocratie promise à l’abattoir. Au pire et le plus souvent, ils se préparaient en aveugle à occuper tout un tas de boulots grisâtres « de service » payés à coup de lance-pierre (si vous voulez tout savoir sur la « Société postindustrielle de Services » lisez ou relisez le « Journal d’une femme de chambre » d’Octave Mirbeau écrit il y a 120 ans). Moi, je n’ai pas trop été déçu, puisque très tôt j’ai senti le vent mauvais venir. A ce titre, les soixante-huitards (des) m’ont toujours détesté, voyant en moi une espèce de gros cheveu dégoûtant sur leur soupe. Aujourd’hui, je constate que j’ai conservé très peu d’amis dans des tranches d’âge voisines de la mienne.
Tonton R. aussi fut marqué par la nouvelle époque mais pas dans le sens voulu, plutôt en repartant à grandes enjambées contre la marche du temps. La mort de ma tante, sa compagne des trente glorieuses, survenue peu après son départ en retraite, le déstabilisa. Il se prit alors d’une passion quasi métaphysique pour « la patrie du socialisme ». Dès lors, il ne vécut plus que pour le périple qu’il organisait chaque été à grand frais, avec le concours de ses relations politiques : Paris Moscou en avion, puis Moscou Vladivostok par le Transsibérien. C’était devenu son Graal. Les relations qu’il faisait de ces voyages étaient irrésistiblement surréalistes -peut-être une façon de renouer avec le Pygmalion Sadoul, qui fut compagnon d’André Breton avant d’embrasser la faucille et le marteau.
Il n’était question que d’un vaste pays de cocagne, où les hommes étaient beaux et sains et les femmes « follement élégantes » (sic). Il était frappé en fait de ce que j’ai appelé plus tard le « syndrome Potemkine » -la Grande Catherine en eût rêvé- un mélange de perception idéalisée de la réalité et de délire hallucinatoire semblable à celui qui suit la prise de LSD 25.
C’est au retour de son sixième ou septième raid oriental qu’il mourut à sa descente d’avion –sans doute d’épuisement- l’été 1987. S’il avait attendu encore deux ans et la chute du Mur, je pense qu’il n’aurait de toute façon pas survécu.
Outre un peu d’argent, il me légua aussi un bien étrange privilège. Il avait en effet acheté une concession de 99 ans au Cimetière du Père Lachaise, pour un emplacement de huit mètres de profondeur. De quoi loger tous les membres encore vivants de la famille. Détail d’importance pour les littéraires, non content d’être vautré sur mes ascendants, j’aurai le privilège de reposer à proximité de Georges Courteline. J’ai vérifié avec un mètre à ruban, un jour de pluie battante (je n’avais pas envie d’être observé au cours de l’opération), il y aura exactement 8,10 mètres entre nous. Comme point de comparaison, il s’agit en distance d’un bond moyen pour un international de saut en longueur.
Cette longue parenthèse sur Tonton R. était indispensable pour mieux replacer dans son contexte la mise en chantier du grand dessein de mon existence : ôter mes canines et mes incisives de la voie publique. Les grandes manœuvres de cette histoire d’os commencèrent quelques mois après la disparition de mon bienfaiteur. Il fallu « faire de la place » pour rétracter l’ensemble du dispositif masticatoire. Pas moins de six broquilles durent sauter, quatre prémolaires et deux dents de sagesse. Pour limiter les frais, je refusai de faire cela en clinique, sous anesthésie générale. Je convins avec le stomatologue de traiter –en arrachage classique sous insensibilisation locale- une dent par semaine sur une durée de deux mois, tous les jeudi après-midi. Ce fut une boucherie. Etant pourvues de racines très longue et très dures, toutes mes dents se fracturèrent à chaque intervention et il fallut aller chercher les racines cassées enkystées, par petit bout, à la fraise.
Le choix du jeudi après midi n’était pas du au hasard. A l’époque, et cela pendant de nombreuses années, j’occupais deux emplois –l’un de nuit l’autre de jour- dans deux hôtels différents, ce qui pratiquement m’obligeait à travailler sans autre temps de repos que mes congés annuels. Il ne me restait que le jeudi après midi et la nuit qui suivait pour être « libre de travail ». J’étais alors très influencé par le discours qui suintait d’émissions télévisées –je n’ai flanqué mon dernier poste de télé à la benne que pendant les grèves de 1995- du style « Vive la Crise », animée par un chanteur célèbre aux poches sous orbitales lubriques et un catho de gauche reconverti dans l’adoration du Veau d’Or. Je voyais, comme sur une image pieuse, la nécessité de « m’adapter » aux temps difficiles, en me « prenant par la main » comme un androgyne hermaphrodite, ne perdant jamais une occasion de « me bouger » et de « me battre », avec LE SOURIRE bien sûr, dans un monde paradoxalement sans conflit, où patrons et salariés étaient « dans la même galère » -la question de savoir qui c’est qui ramait était éludée.
Le jeudi après-midi donc, j’avais l’habitude d’aller au cinéma, non pas pour me cultiver ou me distraire, mais pour ne pas faire la sieste trop longtemps, cela afin de récupérer mon rythme normal de sommeil la nuit suivante.
J’affectionnais les films intimistes, avec une bande son pas trop bruyante, qui me permettait de m’endormir sans être trop dérangé. Je demande ici humblement pardon à MM. Tarkovsky Bergman ou Rohmer pour ma cuistrerie. Des fois, je n’avais pas le choix car il n’y avait que des fauteurs de décibels sur les écrans de la ville, et j’avais alors recours à des boules Quiès. Je m’en voudrai toujours ainsi d’avoir piqué un jour un roupillon, les oreilles bouchées, devant une rétrospective des concerts de Jimmy Hendrix.
C’est après la dernière de mes ablations dentaires que se produisit un incident cocasse. Encore sous l’influence de l’anesthésie locale, j’étais allé m’écrouler dans une salle obscure devant une rediffusion de « Blade Runner ». Je fus réveillé en sursaut, alors que le film était terminé et la salle éclairée, objet de toutes les attentions d’une bande de braves gens apeurés, certains réclamant une ambulance. Une hémorragie assez importante s’était produite durant mon sommeil et ma mâchoire autant que ma chemise claire était couverte de sang.
Pendant trois ans ensuite, je dus supporter dans ma bouche un appareillage à bagues, très contraignant à l’entretien, objet de longs réajustements bi hebdomadaires, et qui ne m’encouragea guère à faire franchement risette à autrui. Des névralgies et des maux de têtes apparurent, qui ne m’ont plus quittés depuis. Au terme de l’épreuve, les résultats n’étaient satisfaisants qu’à soixante dix pour cent, c’est-à-dire que j’avais quitté le profil d’un jeune castor pour récupérer le faciès d’une vieille lady anglaise. Le chirurgien me déclara qu’il faudrait une opération plus lourde pour aller vers un résultat plus satisfaisant et il me dissuada de la lui faire mener. Ce type d’intervention laisse en effet souvent des séquelles pénibles, comme l’insensibilisation de la bouche, et je ne tenais pas à finir ma vie en prenant mes repas avec une paille.
Aujourd’hui, le bilan de cette aventure est très mitigé. D’un point de vue esthétique, je n’ai plus qu’un défaut mineur qui ne se voit guère quand je ne souris pas, un trait désormais indissoluble de ma psychologie. Mes maux de tête se sont aggravés et se sont trouvés décuplés par un très gros problème d’acouphènes -ceux qui en souffrent savent combien cette affection est pénible- qui m’ont même conduit un moment à envisager une solution « radicale » à la chose. J’ai finalement appris au fil des ans à «gérer » cette plaie, notamment par la découverte –j’étais complètement passé à côté de ce truc là- et la passion pour la musique classique. Désormais je vis en totale symbiose avec le classique, incapable de trouver le sommeil sans Bach ou Mahler.
Si c’était à recommencer, je crois que je m’abstiendrais et j’ai plutôt tendance à décourager ceux qui se montrent tentés de partir dans la même galère à trente cinq, quarante ans et plus. Par contre, j’ai récemment incendié méchamment une copine, qui se demandait si « cela était bien utile » de faire redresser les dents proéminentes de sa gamine.
Je dois encore vous conter deux anecdotes, lesquelles viendront à point pour illustrer cette approche très personnelle, ainsi esquissée, de la question du sourire sous nos latitudes.
La première s’est produite à la fin du printemps passé, alors que je déambulais sur l’avenue centrale de Nice. L’avenue Jean Médecin –une gloire locale- dont il est question ici, a été rénovée récemment afin d’y faire passer un tramway. Tous ceux qui ont connu l’activité bordélique et suffocante qui caractérisait cette artère jadis, ont dû probablement comme moi apprécier le changement.
Je flânais, me laissant aller à goûter la beauté un peu factice de l’endroit, lorsque je fus avisé par un mince jeune homme qui me souffla au visage avec conviction : « SOURIEZ ». Je m’apprêtai, réflexe classique de l’occidental rongé par le soupçon, à lui dire de s’occuper de ses fesses -cela avec toute l’autorité de mes quatre vingt dix kilos cycliste- mais je ne vis alors aucun éclair de malveillance dans son regard. De toute évidence, je n’avais pas affaire à un à un provocateur ou un inverti tenaillé par la quête du père. Je retroussai donc mes babines, magnanime, et poussai mes sabots plus loin sur le pavé. « Bah ! L’idiot du village » me dis-je.
Je n’avais pas fait cinquante mètres qu’une gigantesque fille à lunettes se posa en travers de mon chemin, en entonnant d’une voix de stentor : « FAITES PAS LA TETE ». Pour elle, je n’eus aucun réflexe vindicatif et je me mis à la détailler rapidement. Je notai qu’elle portait une sorte de gilet orange, comme le jeune homme précédent, et que ce dernier lui aussi avait arboré un badge « Smiley », la face de carême universelle. Je hochai la tête en marquant mon agacement et je poursuivis mon chemin vers la FNAC, dubitatif.
Il me fallait l’admettre. Dans ce bled, il se trouvait un organisme pour recruter des jeunes, et les payer afin qu’ils repèrent dans la foule les gens qui sont supposés faire la gueule. Conclusion, quand on se promène à Nice, c’est obligatoirement les crocs à l’extérieur.
Je fis un tour dans la FNAC, machinalement, faisant le tour des rayons comme si j’étais chez moi, en bon lecteur pavlovien coutumier de l’enseigne. D’ailleurs, je me retins de saliver en constatant que le bouquin de Jorion était avantageusement exposé sur le présentoir « économie finances ».
Je me mis à fredonner en aparté, sur l’air de « C’est extra » de Léo Ferré :
« C’est étrange, alors que partout la terre tremble »
« De voir combien toutes ces FNAC se ressemblent ».
Et je sortis en direction de la gare.
A peine parcouru quelques pas, je fus à nouveau fermement rappelé à l’ordre : « QU’EST CE QUI NE VA PAS ». Je relevai la tête et décidai cette fois de réagir, vaille que vaille.
En face de moi se tenait une beauté orientale, une jolie gosse au regard de biche et aux épaules menues, couvertes du même infâme gilet orange estampillé « Smiley ». Une étudiante en quête d’argent de poche ou de nécessité, pensai-je, d’origine vraisemblablement maghrébine, et promise à une « success story » républicaine, je le lui souhaite de tout cœur. J’attaquai néanmoins –tant pis- frontalement. En gros, cela donna ceci :
Elle a opéré une volte face dédaigneuse et s’est fondue dans la foule, loin des calembredaines de ce vieux balourd aux lèvres pincées, qui lui gâchait son avenue Super Sympa… Et sans doute en quête d’un constipé plus conciliant.
Adieu donc, belle passante à qui je veux dédier ce poème etc. Sur ce blog même et à propos de ces vers, il y a quelques mois, Paul Jorion commettait un impair mémorable, mais, finalement, pas tant que cela. Moi, cette chanson (Les Passantes), je la verrais bien chanté par Michel Sardou en duo avec Madame Sarkozy, accompagnés par l’orchestre des Gadz’Arts, ça va de soi.
Plus tard, je pénétrai dans le hall de la gare, et, tout en consultant le panneau des horaires, je me félicitai de n’être jamais venu bosser dans cette ville, malgré tous ses mérites et les occasions qui s’étaient présentées à moi. Avant de monter dans le train, je déambulai sur les quais et me mis soudain à fredonner :
« A Lyon Nice ou Paris
Pour les portiers de nuit
Les retraités de la vie
Tous les hôtels sont gris »
Sur l’air du Chant du Départ, de Marie Joseph Chesnier.
La deuxième anecdote s’est produite tout récemment, le lendemain du 15 août de cette année.
Celle-là viendrait plutôt en vidéo d’appoint pour lancer un grand débat sur le thème du « Sourire à l’étranger ». Plantons en le décor et l’atmosphère. Chaque été au mois d’août, j’ai l’habitude d’aménager mes horaires de travail afin d’occuper deux emplois. J’occupe un poste dans un hôtel le jour et je m’installe dans un autre établissement la nuit, lequel a la particularité d’être vide.
Comme de nombreuses autres villes de province en effet, celle où je travaille à trop peu d’attrait pour garder tous ses hôtels ouverts en cette période. Les efforts pathétiques des travailleurs pour rire du syndicat d’initiative local afin d’inverser la tendance sont toujours tombés à plat. Ce qui est dit est dit et, comme me l’a souligné un jour un client américain farceur mais lucide : « Ta ville, on dirait qu’elle a été bombardée et reconstruite vite fait. Pourtant tu sais, nous, en Amérique, on s’y connaît en ville moche ».
J’opère donc chaque année une sorte de retraite méditative durant plusieurs semaines en cet endroit, où je n’ai rien d’autre à faire qu’à m’occuper des plantes et faire front en cas d’incident malveillant (il y en a déjà eu c’est pour ça que je suis là). Mis à part une chambre bureau en retrait et la cuisine au sous sol, je n’allume jamais la lumière, y compris pendant mes rondes, afin de rester dans la position de l’observateur et jamais de l’observé.
Je diffuse France Musique ou Radio Classique dans les couloirs, sauf quand je lis ou j’écris dans le bureau –plusieurs caméras me renseignent sur les allées et venues autour du bâtiment. Alors je coupe la musique et m’accommode du crissement minéral que fait la machinerie profonde du monde en tournant sur lui-même, je veux parler de mes acouphènes.
Dans la nuit du 16 au 17 donc, peu après 1 heure, le téléphone sonna sur le bureau et je reconnus d’emblée la voix au bout du fil. C’était JB, le veilleur de nuit de l’hôtel Lambda, pas très éloigné du mien, un étudiant du Bénin que je connais depuis des années et qui est devenu un ami. JB étudie l’économie en fin de cycle et se destine à « faire quelque chose pour le développement de l’Afrique dans un cadre bancaire ». Il me donne gracieusement et passionnément des cours d’économie au téléphone pendant ses heures creuses (sa dernière intervention était sur l’équilibre de Pareto). Il vit avec Florence, une belle plante métisse, et je prends plaisir à l’appeler « Gibet de Florence » ce qui amuse beaucoup sa copine, mais pas lui.
J’avais à peine raccroché que (Boum) résonna un coup sourd dans le hall. Je sortis immédiatement du bureau en laissant la lumière et la porte ouverte et j’aperçus de l’autre côté de la baie vitrée de l’entrée une espèce de grand diable noir de peau, qui s’agitait en vociférant. J’avisai le débardeur souillé et le bonnet bizarre. Pas de doute c’était l’homme en question. Je m’avançai jusqu’à la vitre, sur laquelle je donnai deux petits coups secs avec mon poing. Il me regarda avec l’expression incrédule d’un dormeur qui s’éveille, puis, réalisant ma présence, se mit à rouler des yeux furieux et (boum) donna un coup de tête dans la vitre.
J’essayai alors une offensive de charme. Déployant un grand sourire humaniste plein de dents, je me mis à hurler « ARRETEZ VOUS ALLEZ VOUS FAIRE MAL » (ces épaisses baies vitrées sont d’excellents isolants phoniques).
(Boum) Nouveau coup de tête. Je notai toutefois que l’individu était tellement titubant que sa force de frappe manquait d’impact. J’arrivai aussi à distinguer les mots qu’il prononçait en braillant : « Enculé… Je t’ai vu… Tu veux pas m’ouvrir parce que je suis noir ».
Je pensai plaisamment qu’il n’y avait aucun doute là-dessus, tu es vraiment NOIR, mon vieux.
Il insistait (Boum) et il fallait changer de tactique. Je n’avais aucune envie d’avoir un semblant d’altercation violente avec cette pauvre épave. D’ordinaire (en fait c’est arrivé une seule fois mais on en parle encore dans les chaumières), quand je vole dans les plumes d’un « client roi » bourré et inconvenant, c’est généralement un homme d’affaire slave, flanqué d’une belle poufiasse -le trophée du décideur.
Il était devenu cependant inévitable d’intervenir, moins d’ailleurs pour préserver l’intégrité de la vitrine que celle du grand os frontal de mon visiteur.
D’un point de vue économique, le jeu en valait la chandelle. Il ne s’agissait rien moins que de remettre un acteur central de la production dans le droit chemin : nettoyer nos assiettes, nos bureaux et nos chiottes, vider nos poubelles, participer au boum immobilier spéculatif au péril de sa vie et, tant qu’on y est, arrêter de boire. Peut-être bien sûr s’agissait-il d’un immigré de souche de la dixième génération qui refusait toutes ces opportunités de carrière par irresponsable esprit de lucre, mais le moment (Boum) n’était guère choisi pour compliquer le problème.
Il s’agissait maintenant en effet de monter au front, comme j’ai eu déjà assez souvent à le faire dans ma vie professionnelle, et je passai résolument derrière la banque de réception pour saisir la clé servant à déverrouiller la porte d’entrée. Je n’eus pas le temps de revenir à la porte que… BAOUM !!!
Ce garçon avait du être un battant dans le domaine du sport. Sa dernière tentative avait été la bonne. Course d’élan rectiligne, vitesse convenable et puissance du coup de boule. Je le vis s’effondrer en glissant contre la vitre, alors qu’un impact sanglant se dessinait au clair de lune à l’endroit où son front avait cogné.
Une fois sur le trottoir, j’évaluai rapidement les dégâts collatéraux (j’ai mon brevet de secouriste). Il n’était pas inconscient mais sérieusement dans le cirage, avec son front tuméfié et ses narines saignant abondamment. Je lui demandait bêtement quel âge il avait, et il bredouilla péniblement « enculé ». A la bonne heure, me dis-je, il me reconnaît.
Je téléphonai directement aux pompiers sans passer par la case police, sachant que de toute façon, j’allais avoir droit aussi à la visite de celle-ci.
En attendant l’arrivée des secours, je descendis à la cuisine chercher un linge que je mouillai abondamment et nouai en vessie autour de glaçons extirpés à la hâte du frigo. Lorsque je remontai, je constatai que l’énergumène s’était déplacé en chien de fusil dans l’embrasure de la porte, ce qui est la position adéquate pour des premiers soins. Je mis un coussin ramassé dans le hall sous sa joue au sol, et j’appliquai mon système antalgique et anti-inflammatoire de fortune sur sa cafetière meurtrie.
J’attendis, pensif, un petit moment devant l’hôtel, avec le bougre à mes pieds. La pleine lune descendait de son zénith et l’on distinguait les moindres détails sur les façades des immeubles. Quelques fenêtres étaient éclairées, et des têtes sombres anonymes observaient la scène du haut des étages. Je me rendis soudain compte que je n’avais pas coupé la sono, et des volutes de la numéro 6 « pastorale » de Ludwig Van s’envolaient vers les toits. C’est l’un des tubes favoris de Radio Classique.
Mon blessé de guerre avait maintenant les yeux grands ouverts et me regardait avec un sourire apaisé et ravi, en psalmodiant son insulte ordurière préférée. Quand le sourire va, tout va, chabadabada, chabadabada, déraillai-je tout bas.
Débarquèrent les pompiers, dans leur véhicule rouge sang, après une intervalle d’un quart d’heure en gros. Ils étaient quatre. Pas tracassiers pour un rond et toujours professionnels, ils transférèrent rapidement mon « client » à l’intérieur du fourgon sans discours superflu. La procédure était enclenchée, qui devait normalement le conduire, après des premiers soins plus poussés et un temps d’appréciation, aux urgences de l’hôpital.
Entre-temps la maréchaussée arriva. Deux hommes -un blanc mince et chauve et un noir typés antillais- et une jeune femme, assez forte, plutôt jolie de visage. Il ne manquait qu’un arabe aveugle avec son golden retriever pour avoir un panel exact de la société française, cette nuit du 17 août 2008, au sein de la Police Nationale.
La femme disparut dans le fourgon des pompiers et les deux bonshommes me questionnèrent. Je me présentai et fus elliptique dans le récit des évènements. Je me bornai à dire que j’avais entendu un grand bruit à la porte et constaté ensuite qu’un inconnu gisait devant. J’avais immédiatement appliqué la PAS (Protéger Alerter Secourir) ce qui eu l’air d’impressionner le chauve. L’antillais me demanda si, à part cela, tout allait bien, et je lui dis que oui, tout allait bien, tout baigne.
La femme revint et déclara que « cela n’avait pas l’air bien méchant, sauf, bien sûr, s’il s’est blessé sérieusement ». L’avenir et la radiographie le diront. La situation ainsi heureusement débloquée, je pris un air soulagé en me tournant vers l’antillais, témoignant d’un louable réflexe de « correctness » (finalement, cela n’a pas trop mal pris ce truc-là). Peine perdue ! Le flic, impassible, avait l’air de se foutre comme d’une guigne de la caboche éventuellement fêlée du « frère ».
Ils disparurent sous le ciel clair, suivis dix minutes plus tard par les pompiers, après que l’un d’eux m’eut fait un bref salut de la main en déclarant : « C’est bon, on l’emmène ».
Claquement de portière, gyrophare, et exit les pompiers, hors de la rue à nouveau silencieuse. Les ombres des étages éteignirent aussi leur lumière. Il était 2h30.
Je m’apprêtais à refermer la porte de l’hôtel derrière moi, lorsque quelque chose attira mon attention par terre, à l’endroit où l’ivrogne s’était effondré. Je ramassai une sorte de grosse boule de papier en aluminium qui se révéla être… une tranche de viande malodorante, quand je la désincarcérai d’entre ses feuilles métalliques.
L’histoire du steak, que m’avais racontée Gibet me revint à l’esprit. Ainsi donc les flics lui avaient restitué TOUT ses effets personnels quand ils l’avaient relâché du commissariat la veille.
Je redescendis aux cuisines avec le steak au bout des doigts et là, j’entrepris de le découper en très fines lamelles, m’abstenant de respirer trop fort pendant l’opération. Je disposai artistiquement les émincés de viande sur une assiette ébréchée destinée au rebus et je me lavai longuement les mains. Je remontai en tenant ce plat peu ragoûtant, avec le zèle pressé d’un chef de rang, et je le déposai devant la porte, au bord du trottoir. Après avoir nettoyé au chiffon humide les traces du dernier coup de tête de mon visiteur du soir, je m’enfermai à nouveau dans mon tombeau de verre.
Dans les cuisines flottait maintenant une odeur désagréable et je pestai en constatant que le placard à produits ménagers était verrouillé. Je gagnai les WC, où je trouvai une bombe désodorisante Air Wick « brise marine » et j’en fis un usage généreux au dessus du plan de travail de la cuisine. L’odeur de la carne en voie de putréfaction s’estompa, mais celle qui régnait désormais semblait complètement dénaturer les lieux de leur fonction. Je décidai de regagner le rez-de-chaussée, écoeuré.
Je procédai dans l’ombre à l’arrosage des plantes, tâches que j’accomplis toujours avec soin et déférence. J’ai un profond respect pour les plantes d’hôtels, ces grandes oubliées de la croissance dans le secteur touristique, surtout celles des patios intérieurs. Elles font stoïquement un travail d’ambiance formidable, sans autre pourboire que des tonnes de mégots et de maigres gages estimés en pots de flotte. Le parallèle avec leurs collègues homo sapiens des sociétés de nettoyage, ces viandards, est saisissant, même si celles-ci arrivent à se faire payer en euros dans des verres à Cointreau.
Je ne sais pas pourquoi je me mis soudain à penser à ce que j’avais lu récemment sur un billet voisin du même blog. Un rigolo y glosait sur la passivité coupable et la médiocrité méritée du peuple. Il est toujours amusant de deviner sur quelles franges se recruteront les futurs versaillais, une fois le trouillomètre ayant pleinement accompli ses effets pervers.
Je jetai un coup d’œil par la baie vitrée et je constatai qu’une demi-douzaine de chats s’affairait déjà autour de mon assiette anglaise. Le mois d’août est toujours une période de soudure difficile pour les greffiers urbains.
Les rafales Pianistiques de l’envolée finale du Concerto en fa de Gershwin s’élancèrent sur un rythme enlevé à la radio et je rendis grâce à Georgie, ce sublime petit juif new-yorkais, en contemplant les matous faire ripaille.
De retour dans mon bureau, je fis un grand sourire à mon reflet dans le petit miroir accroché derrière la porte. Face à mes traits sévères et crispés je me ravivai aussitôt. J’ai toujours peur d’une dérive à la Jack Nicholson, dans « Shining »…
Et c’est ce même regard empathique que j’accorde à votre « confession » bien intéressante.
Derrière la corrosité revendiquée, je ne vois que tendresse, délicatesse ,humour et intelligence de coeur.
Méfiez-vous des apparences.
Votre planète ne me semble pas si éloignée de la mienne.
Merci en tout cas pour ce beau témoignage (je n’ose pas dire souriant!).
Il faut qu’il y ait – comme dans la « parole pleine » chez Lacan – « adhésion » : identification pleine de la personne qui sourit avec son sourire.
Catherine,
Pourquoi êtes-vous devenue infirmière ?
(Je plaisante bien sûr !)
Aux infirmières.
L’humanité reconnaissante !
Intéressants points de vue sur le sourire. Un sourire « habité » selon Catherine est une bonne définition. Comme chacun sait, il y a une foultitude de sourires, en toutes circonstances, ils sont en effet habités par l’état mental du moment, ce que Paul rappelle par « identification pleine de la personne qui sourit avec son sourire ». Cela s’appelle la sincérité. Mais un individu écrasant (avec plaisir) un de ses contemporains sourit aussi, sincèrement, d’un sourire habité de cruauté. Tous les sentiments peuvent s’exprimer entre autres par un sourire, du meilleur au pire ! En ce moment, par exemple, je souris en vivant le plaisir de participer à ces échanges !
http://www.slate.fr/lien/60145/sourire-coeur-stress-rire
on sourit bien avec les yeux ( sourire de duchenne)
ça aide le coeur de celui qui sourit et de celui ou celle à qui on sourit
j’ai aussi connu les affres du sourire impossible causé par des extractions dentaires abusives me valant pendant plusieurs années d’enfance (heureusement assez loin désormais) le surnom de Bunny
(elles étaient belles tes dents disait le dentiste machiavélique en les agitant au bout d’une pince sous mon nez avec des yeux impossibles à oublier)
j’ai résolu le problème du dentiste tortionnaire en lui mordant un jour l’avant bras jusqu’au sang des incisives de rongeur qu’il m’avait créées artificiellement pour son seul plaisir sadique (après l’avoir prévenu que s’il recommençait à me torturer ainsi je le mordrai, sa réponse: tu n’es qu’un enfant ici je fais ce que je veux) on devrait toujours prendre au sérieux les avertissements résolu d’une fille de 10 ans
cela a rendu obligatoire la recherche par ma mère d’un nouveau dentiste super gentil et très étonné de l’état de nos dentition (mon frère et moi)
un jour l’ancien dentiste sadique a été retrouvé mort assassiné par un coup de fusil d’une personne qui avait attendue patiemment au petit jour son apparition à la fenêtre de sa salle de bain
comme quoi je n’étais pas la seule à savoir les tréfonds de noirceur de cet horrible individu
non seulement il a dénaturé ma mâchoire mais aussi il m’a fait connaitre le sentiment de la jouissance d’une vengeance sanguinaire par personne interposée qui est son pire crime à mon égard parce que cela ne s’efface pas et ne s’oublie qu’à peine.
réapprendre à sourire prend presque le reste de la vie
mais si en plus c’est bon pour le coeur
alors réparons joyeusement nos années de tourments