Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Un extrait de mon manuscrit « Le Prix ».
Dans l’illustration musicale, Alpha Blondy ne chante pas « Apartheid is Nazism » auquel mon texte fait allusion et que je n’ai pas trouvé sur la toile, mais son premier grand succès : « Brigadier sabari ».
Mes compagnons de voyage m’avaient abandonné pour quelques jours au motel d’El Mina sur le littoral ghanéen, et plutôt que de poursuivre la lecture de Proust à laquelle ils me croyaient condamné, je m’aventurai le long de le côte rocheuse à la recherche d’un campement de pêcheurs. Je n’eus pas à aller très loin, à deux cents mètres à peine se trouvait un hameau de paillotes en palmes de cocotiers tressées où des femmes fumaient le poisson sur des fours faits de barils de fioul déroulés à la masse. On me conduisit selon la coutume auprès du doyen qui battait le carton avec des jeunes gens. Quand se furent terminées les présentations, il m’apprit que tous étaient pêcheurs Kéta, originaires d’Anlogan, à plusieurs centaines de kilomètres plus à l’Est, non loin de la frontière togolaise. Il m’apprit aussi qu’il avait été lui–même fonctionnaire des pêches et qu’il était expert sur la question.
Nous nous revîmes plusieurs fois. Nous parlions de la pêche et des migrations nombreuses des pêcheurs Kéta qui les conduisent jusqu’aux confins de la Sierra Leone, où j’avais en effet rencontré certains d’entre eux quelques semaines auparavant : forçats de la senne de plage sans grand espoir de retour au pays. Un jour, il m’annonça qu’il allait me révéler un secret. Il avait réfléchi au fil des années aux raisons profondes des difficultés de la pêche piroguière au Ghana, jusqu’à ce qu’un jour les écailles lui tombent soudain des yeux. La révélation méritait un décor plus solennel que l’enclos d’une paillote et je l’invitai à venir prendre un verre à la terrasse de l’El Mina Motel, le lendemain.
Tandis qu’en fond sonore Alpha Blondy adjurait le peuple américain de faire connaître aux partisans de l’apartheid le sort autrefois réservé aux Nazis, le vieil homme me fit connaître ses conclusions qui passaient par une description détaillée du système de métayage appelé à la petite pêche, « système à la part », système où chacun se voit allouer un certain nombre de parts déterminé par sa contribution à l’effort commun : autant pour qui fait partie de l’équipage, autant pour qui possède la pirogue, autant pour le propriétaire du moteur ou des filets, etc. Voilà quelles étaient, selon lui, dans ce système infâme, les causes profondes de la déchéance de la pêche au Ghana.
Les faits qu’il croyait me révéler ne m’apprenaient hélas rien car j’avais étudié les détails de ces diverses proportions depuis plusieurs années, et ce qu’il ignorait en sus, c’était que les mêmes pratiques se rencontrent non seulement sur la côte africaine, en tout cas de Dakar au Sénégal à Pointe-Noire au Congo, pour la partie que j’avais personnellement parcourue, mais aussi de Saint-Jean de Terre-Neuve jusqu’aux rives du Bosphore, et, à ma connaissance, à peu près partout dans le monde où se pratique une pêche artisanale.
Non, les malheurs du Ghana en 1986 ne pouvaient pas provenir de là et mon vieil homme avait pris pour des conditions particulières un des traits communs de la pêche à l’échelle planétaire. Il pouvait se rassurer, car il n’était pas seul : combien d’anthropologues qui étudièrent trois kilomètres de côte n’ont-ils pas attribué les caractéristiques du système à la part, qui, à l’âme africaine, qui, à l’esprit du protestantisme, voire au fier tempérament des indigènes des îles Orcades !
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Merci Isabelle. Question braquage, c’est 6 milliards d’agios qui sont prélevés sur les comptes bancaires des français chaque année. Une…