Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Quand nous étions petits, ma sœur et moi, notre bonheur suprême c’était de voir mon père mettre un 78 tours sur le phonographe (mon dieu, je suis né au Moyen Âge !) et que ce soit The Tennessee Waltz. Il inviterait alors ma mère à danser et pour nos yeux ravis, ils valseraient, pour deux minutes et vingt secondes, la valse lente.
Dans les familles laïques, les intrusions du sacré sont peu fréquentes, et The Tennessee Waltz nous offrait, entre la Noël et la Saint-Nicolas, une de ces rares occasions où les cieux s’entrouvraient comme dans un tableau du Greco.
La première version que je vous offre est celle de notre 78 tours, celle de Patti Page, dont la réputation fut également établie par le jappement inoubliable de (How Much Is) This Doggie in the Window ?, devenu en français et par la grâce de Line Renaud, Le chien dans la vitrine (« Ouaf ! Ouaf ! »).
La deuxième version, moins mièvre sans doute, car débarrassée de la sentimentalité qui caractérisait ces années bienheureuses où l’on croyait encore à « l’an 2000 », est celle de Norah Jones.
Une découverte après coup : la version de Sam Cooke. Je l’ajoute sans hésitation !
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
16 réponses à “Le bonheur suprême”
Je rêve d’un pays ou je pourrai sourire dans la rue à une inconnue.
Je rêve d’un pays ou une femme me sourira tout aussi librement.
Je rêve d’un pays ou sourire ne sera plus hors-la-loi.
@ Catherine. Un cri.
UN CRI DU VENTRE. France chagrine crachine. Grisaille. Brrr. Quand je leur souris dans la rue, les femmes me fusillent du regard. Quand je leur souris dans la rue, les hommes se retournent, pour voir s’il y a quelqu’un derrière.
…Devrais-je renoncer à ma bonne humeur matinale ? N’indisposer personne ? Sans doute. Dois-je m’habiller les yeux de tristesse ? Me vêtir le corps et l’âme de noir et de gris pour me couler dans le sinistrose de l’époque ? Sans doute.
Mes amis s’empressent de me réconforter. Ils sont à mon chevet. Ils me prodiguent leurs conseils. Tous les mêmes, identiques : « Change ! Accorde-toi. Coule-toi dans l’ambiance. » Sans pitié, ils enfoncent le clou. « Fais comme nous, abandonne tes rêves. Rejoins « le Réel ». Tu t’en porteras mieux, crois-nous, nous sommes tes amis non ? »
Ah, mes bons amis, il me faudrait donc avoir l’air renfrogné le matin et indigné le soir ! Comme tout un chacun ? Pour être en accord avec le monde tel qu’il est, c’est ça hein ?
« C’est spirituel, disent-ils, c’est… « être-en-accord », oui. Dire oui. Enfin ! Tu peux pas comprendre… »
Ah… !? Etre cordial et avenant, souriant et affable, galant avec les dames, taquin, drôle, enjoué, léger, en un mot : HEUREUX… ce serait anti-spirituel sans doute ?
Ah, la jolie philosophie que voila !
… Ah j’étouffe ! Donnez-moi du champ, de la liberté ! Je n’en peux plus, je ne veux plus les entendre, les leçons de morale renversée !!! Les marche-sur-la-tête ! J’ai une envie irrésistible de faire le réel buissonnier, moi ! De lui poser un lapin, à votre réel à la noix ! De me faire la malle, ouais ! Vous m’entendez ??
Vous souriez ? …Vous ironisez ?
Chiche que je me fais la tangente ???
Soudain, ce n’est plus une envie, c’est une poussée irrésistible, c’est une certitude : il me faut quitter l’Europe ! Rejoindre un peuple pour qui sourire à des inconnus n’est pas une anomalie ! Une incongruité ! Une extravagance ! Une impolitesse ! Une agression ! Ou… que sais-je encore, moi ? Cette évidence m’apparaît : PARTIR… , il me faut PARTIR ! Ou je deviens fou. Une seule certitude : que je parte loin. Très loin. Et sans attendre.
Mon esprit s’envole… Déjà, je m’imagine aimer une femme des antipodes. Prononcer les mots d’amour dans une langue nouvelle…, totalement inconnue, que je vais apprendre de zéro ! Oui. Aimer de zéro, aimer vierge, surpris d’être la, sans effort, comme une rosée du matin. Belle. Enivrée de l’aube. Articuler des mots d’amour aux sonorités étranges, que ni mes amis, ni personne du monde réel ne comprendra !
Je respire une grande goulée d’air pur. C’est comme si, d’un coup, d’un seul, un immense poids sur ma poitrine se dégageait. S’élevait. Disparaissait. Et qu’enfin je respirais ! Enfin.
Adieu, tristesse. Je vous quitte.
Les Philippines…
–
Merci, Stan.
Pour la complicité.
Etes-vous installé là-bas ?
Catherine, d’après vous, ou suis-je ? A cette heure, assis devant mon ordinateur… ?
Peut-être faites-vous partie de mes amis, en effet vous parlez comme eux ? Vous me parlez un peu comme à un jeune adolescent boutonneux, un adolescent en crise. Merci, je vous suis gré de me rappeler ma jeunesse. Il y a si longtemps…
Je n’ai plus de boutons sur le visage. Ils sont autour de moi, les boutons, explosent en mille bouquets, en mille fleurs et Dieu que je suis heureux, ici !!!
Vous savez Catherine, parler de nos sentiments authentiques sans les travestir, dans un monde où il convient, soit de les dissimuler totalement, soit de les habiller de mensonges, soit de les interpréter, est un acte de charité.
Un sourire à la vie.
Une rareté. Une utilité publique. Un don à la collectivité.
Alors de grâce, « ne les dévorez pas » trop vite les trop rares témoignages de ces rares ouistitis dans mon genre, avec les dents de votre « intelligence » acérée qui vous protège de vous raconter avec votre ventre, comme je le fais moi, en prenant sur moi les risques. Nous ne sommes pas si nombreux, à oser. Nous pourrions bien disparaître un jour. Nous sommes forts, mais fragiles : nous nous exposons. Nous avons besoin d’alliés. D’alliés du ventre, d’alliés du coeur. J’ai besoin qu’on me dise merci d’oser dire tout haut ce que tant ressentent tout bas, sans oser l’exprimer, car sinon… PAF, sur le nez !
Catherine, je n’ai pas besoin que vous me fassiez le professeur, j’ai besoin de « frères » et de « soeurs », de filles et de fils, qui me sourient, qui se racontent, et qui savent qu’ensemble on a moins froid et qu’on est un peu moins bête. Sagesse millénaire.
Je suis un Ancien, sais-tu, … petite Catherine ?
De grâce, « consommez-les » avec modération, les téméraires, les audacieux, les assoiffés d’azur, les poètes, les fous. Comme un bon vin. Comme une gouttelette de rosée. Comme un pétale. Comme un cadeau. Comme un dernier verre.
Merci, Catherine.
Ne vous culpabilisez pas. Vous avez reçu mon message. Je vous en suis gré.
Mes amis ? Sans doute ma protestation faisait-elle écho en eux ?
Ma franchise me valait un isolement, comme souvent.
Comme je dois vivre avec cette expressivite puissante – c’est ainsi… mon destin ? – j’ai envisagé l’expatriation dans une Culture où celle-ci serait la bienvenue. Serait valorisée par la Société dans sa globalité et partagée sans inquiétude avec les proches et les amis. Où je trouverais les échanges que j’appelle de mes voeux. Et dont j’ai besoin pour être heureux.
Afin de trouver cette Culture, j’ai commencé par un travail de recherche qui a duré un an.
Bien amicalement. Merci de vos réponses.
[…] vous suivez la discussion qui a lieu en ce moment à propos de mon billet Le bonheur suprême, vous avez dû constater que le thème s’est déplacé vers “sourire arbitrairement à […]
Allez Benoît, souris, quoi ! Tu vois pas que tu fais pleurer Catherine !
Ce mec ! Allez, envoie une photo de toi, avec un sourire. Et Catherine aussi ! On les mettra toutes ici.
j’y suis parti 3 mois avec mes enfants. la tentation est forte de n’en pas revenir …
Et qu’est-ce qu’on fait quand on ne peut éviter cette panne de sourire en partant loin ?
Il ne reste à mon avis qu’à essayer de comprendre ce qui y fait obstacle, et l’on se rend compte qu’il y a des causes externes qui justifient un engagement citoyen, mais qu’il y a aussi l’obstacle de la pensée qui crée cette prison en produisant la peur, et que pour la faire taire, il faut tenter de démonter cette machine à penser et se débarrasser de tout ce qui encombre, de tout ce qui produit du dés-amour.
Mais c’est long, bien long pour abandonner ces oripeaux qui nous collent à la peau, j’ai 51 ans, et j’ai encore bien des décombres à enlever, mais je n’ai trouvé que cette boussole pour retrouver peut-être, un jour, cette âme d’enfant libre de tout préjugé et de tout a priori.
Pour Catherine, cette photo de coquelicot, que j’ai faite en France il y a quelques années. Un travail sur les fleurs.
C’est mieux que des mots…
ça me touche vraiment beaucoup Benoit, un grand merci à vous, soyez heureux en ce doux pays de Siam…
Hello Paul,
J’ai écouté d’abord Patti Page, puis Norah Jones, et j’ai pas aimé du tout cette dernière. Si la première est peut-être empreinte d’une trop grande sentimentalité, j’ai trouvé la seconde glaciale, c’est-à-dire manquant de passion, et même de sentiments. Très dans l’air du temps : on force les effets de voix au détriment du ressenti… La version de Sam Cooke est plus légère.
Et merci pour les photos ci-dessus. Ça m’a permis de découvrir Paul sans lunettes de soleil, et Catherine, avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger ces temps derniers. À ce propos, je dois dire à Catherine qu’elle n’a certainement pas 51 ans sur ladite photo… 🙂
Je vote aussi pour Patti Page,c’est plus musical,plus frai,plus de grâce.
Nous vivons une époque qui manque de grâce.
Moi même,je suis plus proche de néandertal que d’homo-sapiens.
On se console avec le langage des fleurs,la délicatesse d’un coquelicot par exemple et la voix douce et enveloppante de Patti Page.
Ce blog est plein de surprise!
Un message spécial pour Benoit, que je n’ai pas oublié dans la découverte ci-dessus. J’apprécie beaucoup la photo du coquelicot, dont le flou de mouvement ambiant nous rappelle notre situation à tous dans la tourmente actuelle : nous sommes des fleurs fragiles, prises dans une grande tempête qui nous dépasse. Espérons que nos pétales seront aussi souples que les siens et que nous n’en sortirons pas trop abîmés…
Eh bien, le fait que vous ayez réussi à conserver un peu de votre âme d’enfant se voit : le temps ne semble pas avoir de prise sur vous…
Gardez le cap ! 🙂
À bientôt…
@Candide,
Je partage entièrement votre avis sur Patti Page (pardon de m’immiscer dans la conversation !) et merci à Paul d’avoir illustré le chapitre « le bonheur suprême » de cette mélodie un rien nostalgique.
Il se trouve que j’ai cliqué sur ce lien parcequ’il vient de pleuvoir, et que cette ondée est un véritable soulagement de fraîcheur, certes fugace, mais de bonheur de l’instant, même la rumeur de la ville s’est apaisée…
@Paul,
Bravo pour vos recherches et votre indépendance. J’ai toujours été impressionné par le poème de G Apollinaire : « Les collines ». La prévision est un art si difficile !
Il pleut ! Bonheur suprême !
Cette alternance de pluie et de soleil me rappelle le yi jing, et c’est avec un grand plaisir que je lis à son sujet un ouvrage de poche de C Javary, « les rouages du yi jing ».
Voilà désormais 40 ans (comme ça passe !), mon père (qui me parlait peu et s’exprimait par conseils de lecture interposés) m’avait en effet mis entre les mains un bouquin qui évoquait entre autres sujets cet art traditionnel chinois du Yi Jing. L’auteur de ce livre a tiré un moment le diable par la queue regrettant qu’on lui refusa tout poste de chargé de recherches ou toute estrade pour qu’il puisse délivrer son enseignement. Qu’à cela ne tienne, il remplit le frigo par d’autres voies. J’ai rencontré, alors que j’avais à peine quelques années de plus de vingt ans l’auteur de ce livre, ouvrage que je n’ai jamais rendu à mon père…
Il n’a eu que faire de la « bonne réputation » (comme vous nous expliquez que vous aimez Georges..) et a conduit à terme son enseignement, chose qui me plonge dans une très grande admiration. Pour cette même raison je lis votre blog avec une grande constance.
Il se trouve qu’à propos du Yi Jing, la réflexion de l’auteur s’appuyait sur les deux hexagrammes qui, selon les sages chinois qu’il avait eu l’occasion de rencontrer, résument « de façon marquée et profonde l’occident actuel »…
… »le premier est PO: l’éclatement. Les traits sombrent montent et désagrègent le dernier trait, lumineux et isolé dans cet ensemble. Ce dernier trait empêche encore la catastrophe, mais sa solitude indique bien qu’il n’existe plus guère de recours pour lui, face à la multitude qui l’assaille. Les hommes vulgaires et obscurs, liés par leurs appétits (la société dite de consommation) minent progressivement et de façon imperceptible l’homme noble, à la fin, celui-ci s’écroule. »
Pour surmonter cette difficulté nous explique-t-il, le second hexagramme est Gou: le travail sur ce qui est corrompu, d’autres hommes peuvent réparer, par leur travail constant ce qui a été endommagé.
… » La corruption est née de la négligence des époques passées et du manque de réformes en leur temps. Cette situation, s’il n’y est porté attention, apparaît comme difficile à redresser. »
Lucidité, calme, altruisme, telles sont les qualités nécessaires au travail pour que l’humanité s’élève (et donc atteignent le Bonheur suprême ).
Étonnant message d’un étonnant langage (qualifié in fine en nombres), plusieurs fois millénaire, qui règle les rapports de la vie et de la mort, qualifie les forces en présence et la relativité de toute croyance: « Je considère la naissance et le déclin des croyances comme de simples traces laissées par les quatre saisons » disait Bouddha.
« Quand le fruit tombe à terre, le bien et la vie sortent à nouveau de la semence » conclut l’auteur qui reste dubitatif sur la volonté de redressement de la situation et délivrant l’effrayante conclusion d’une société qui s’effondre.