Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Benoît écrit dans un commentaire à L’analyse des mythes : « Ton propos, et souvent tes écrits, m’évoquent parfois le style râpeux de Jeanne Favret-Saada dans son livre “Les mots, la mort, les sorts. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage” (Normandie), qui dit en quelque sorte : “Décidons une fois pour toute d’appeler un chat un chat, et allons voir ce qu’il en est réellement : à quels jeux de pouvoir servent donc les mots, les silences…, les regards… » ».
Cela m’a rappelé que j’évoquais Jean Favret dans mes notes inédites de 2003. Voici ce que j’y disais :
C’est, si je ne trompe, une des toutes premières bandes dessinées de Frank Margerin, qui deviendrait célèbre avec le personnage du banlieusard Lucien et sa banane. La première scène se déroule dans une galaxie lointaine. Un soldat est au rapport et son commandant lui donne l’ordre de conquérir la Terre. Dans les scènes suivantes, le personnage s’infiltre sur notre planète, se dégotte un emploi de gratte-papier, obtient un prêt-logement pour un pavillon de banlieue. Trente ans plus tard, il effectue le dernier paiement sur la bicoque qu’il a, au fil des années, aménagée selon les standards esthétiques en vigueur dans sa rue : nains, puits décoratif en pneus superposés, etc. Il rédige alors un communiqué de victoire : « Première partie de la mission accomplie: la maison m’appartient. Dans 56 milliards d’années, la planète entière sera entre mes mains ».
Si je rappelle cette histoire, c’est que ma vie lui ressemble sur un certain point. J’ai une formation de sociologue et d’ethnologue. Il y a plus de trente ans, je passais en France et en Grande-Bretagne, pour un jeune anthropologue structuraliste. J’avais eu quelque mal à convaincre mes professeurs que l’on pouvait faire du terrain ethnographique, dit d’« observation participante », dans des contrées moins exotiques que celles de l’Afrique ou de l’Océanie. Je m’étais installé sur une île bretonne où j’avais appris le métier de marin-pêcheur. L’idée que l’on pouvait faire du terrain dans son propre pays (ou – étant Belge – à proximité immédiate de son propre pays) était familière aux Américains : « Anthropology at Home ». Il s’agissait bien entendu dans le cas des États-Unis, avant tout de l’ethnologie des tribus amérindiennes ou, éventuellement, de communautés représentatives de l’une de leurs « minorités » : Noirs, Chinois, « Hispaniques », etc. En France, l’exemple avait été donné par Jeanne Favret-Saada et son étude « de terrain » sur la sorcellerie dans le Bocage mayennais. Je me souviens de la consternation qui avait accueilli son premier exposé au séminaire de Claude Lévi-Strauss au Collège de France en 1969 : la nécessité, selon elle, de devenir sorcière pour protéger ses enfants, menacés tout comme elle-même, et qu’un premier accident de voiture, inexplicable autrement, avait forcé de réagir, etc. Plusieurs années plus tard, à l’occasion d’un exposé qu’elle faisait à Paris X – Nanterre, elle m’avait rendu un hommage dont j’avais été infiniment flatté : à un certain moment, elle s’était tournée vers l’auditoire réuni autour d’une grande table rectangulaire et, de manière très rhétorique, s’était interrogée, « Imaginons que quelqu’un d’autre ici ce soir, soit un sorcier… » et, feignant de réfléchir un instant, ayant parcouru de son regard l’assistance, elle avait déclaré : « Jorion, par exemple ». Le frisson qui avait alors parcouru l’échine de certains de mes confrères présents ce soir là, m’avait rempli d’une de ces joies très simples qui vous font aimer la vie.
À l’époque où j’étais étudiant thésard, à la fin des années soixante, un débat faisait donc rage en anthropologie sur cette question, qu’est-ce qu’un terrain légitime ? Je me souviens d’un ouvrage (à la couverture toilée rose bonbon, dont les éditeurs américains possèdent le secret) où l’auteur examinait une variété de terrains très spéciaux, entrepris d’ailleurs le plus souvent par des journalistes plutôt que par des ethnologues, où l’un s’était fait passé pour un Noir, un autre pour un prisonnier, et se posait la question des terrains dits impossibles. Comment faire, par exemple, de l’« observation participante » du milieu des chirurgiens ? L’exemple qui m’avait le plus frappé dans l’ouvrage était celui des banquiers : comment un anthropologue pourrait-il s’infiltrer dans le milieu de la finance et se faire considérer comme l’un de leurs par les dirigeants d’une banque ?
C’est ici bien sûr que l’on rejoint l’histoire du militaire extraterrestre de Frank Margerin. Il m’a fallu treize ans pour atteindre le niveau de direction d’une banque, américaine en l’occurrence. C’est long. Et c’est court aussi bien entendu, si l’on compte que c’est muni du seul diplôme d’ethnologue !
Arrivé là, l’honnêteté m’oblige cependant à me poser deux questions. La première, « Et s’il ne s’était pas agi d’un plan ? » Et la seconde, « Que va-t-il advenir de ma carrière dans la finance, à la suite de ma terrible révélation ? »
J’en sais suffisamment sur la façon dont les choses se décident au sein d’une vie pour me demander s’il s’agit bien après tout là de la réalisation d’un projet. Je connais la teneur de mes décisions, et ce qui m’est apparu comme le résultat d’un choix au moment-même, mais, qu’en est-il vraiment ? N’est-ce pas tout simplement le monde qui a décidé de me faire banquier à San Francisco ? Si c’est le cas, s’il ne s’agit pas de ma volonté à l’œuvre, la manière dont il s’y est pris pour me mener là est plutôt indirecte. Mais on pourrait sans doute en dire autant de ma stratégie à moi : le chemin fut pour le moins sinueux. Autrement dit, je ne dispose pas d’une réponse bien assurée à opposer à qui m’objecterait que, malgré son invraisemblance, vu les conditions de départ, je n’ai pas choisi ce parcours et qu’il m’a été imposé. Pascal n’a-t-il pas écrit, « Le plus important dans la vie est le choix du métier ; le hasard en décide ».
La deuxième question est moins théorique : admettons qu’il s’agissait bien du succès d’une stratégie, maintenant que mes collègues savent que j’étais en fait un anthropologue faisant du terrain parmi les banquiers, comment vont-ils réagir ? Je ne peux pas préjuger de ce qui va se passer et il se peut qu’au moment où tu me lis, cher lecteur, j’aie été, selon un usage local bien connu des lecteurs de Lucky Luke, roulé dans le goudron et les plumes. En fait, je doute que ceci se produise, et ceci pour plusieurs raisons.
La première, c’est la finance elle-même ; d’une certaine manière, dans son monde, la notion de « simulateur » n’a pas cours : le talent à faire de l’argent pour une institution est un fait – plus fort qu’un Lord-Maire disent les Anglais – et la raison pour laquelle vous y réussissez ne présente qu’un intérêt secondaire.
Ensuite, il y a l’Amérique, qui est très pragmatique : voyez la manière dont elle a réagi au fait que l’Islam militant exècre son système de valeurs. Si vous faites votre métier convenablement – et je crois qu’il en va ainsi pour moi – on ne vous pose que très peu de questions sur votre parcours et sur votre légitimité au sein de votre emploi. Je pense à ces anecdotes qu’on lit dans les journaux : que tel ou tel s’est fait passer pendant quinze ans pour un obstétricien alors qu’il n’avait pas même terminé le lycée. Quand je lis cela je me demande si l’on ne cherche pas inutilement des poux aux gens : s’il a mis au monde pendant quinze ans des enfants en bonne santé, pourquoi lui faire aujourd’hui des misères ? Mon attitude là, c’est celle de l’Amérique en général.
Et puis, il y a la Californie. J’ai travaillé à Los Angeles dans des bureaux où rares étaient les collègues qui n’étaient pas par ailleurs figurants dans le milieu du cinéma, ou écrivaient un scénario pour Hollywood, voire déposaient des brevets sur des inventions mineures, comme ce pare-soleil orientable pour poussette d’enfant dont l’auteur – une connaissance – déplorait que, contre toute attente, elle ne lui avait encore quasiment rien rapporté. La notion même de mener dans la vie plusieurs stratégies parallèles, fondée sur le credo unique qu’il est sain de maximiser sa capacité à faire du blé, est constitutive de l’« American Dream ». « Il est banquier, et il touche les droits d’auteur d’un livre où il raconte qu’il n’a jamais été qu’un ethnologue observant les banquiers ? », « Good for him ! » diront mes amis et connaissances, « He’s now a true Californian ! » Et c’est là l’un des aspects de la vie en Californie qui me retient sur ses rivages !
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
6 réponses à “Comment on devient ethnographe de la finance”
Je suis ravi, Paul, que nous ayons une admiration et une influence communes en la personne de Jeanne Favret-Saada.
J’ai souri, j’ai ri aussi en te lisant (ci-dessus). Comme souvent, quand tu parles à la première personne, ton écriture est empreinte d’ironie, d’humour parfois un peu british, décalé, a étages, qui rend le texte agréable à lire, voire touchant… Soudain plus vivant, plus vibrant. On a envie d’en lire plus.
Je m’étais fait déjà la réflexion : Cette part personnelle, subjective que tu exprimes sur ton Blog manque-t-elle à tes livres ? Tes deux ouvrages un peu sérieux appellent-ils une part de chair ? Mon inclinaison personnelle répond que oui, mais je comprends qu’on puisse faire un autre choix.
Comme lecteur de Paul Jorion je me pose souvent les questions suivantes :
» Mais qu’est-il allé faire dans cette galère ? Que ressent-il de ce qu’il découvre ? Pourquoi et comment est-il touché (l’est-il ?) par cette affaire des subprimes ? Par la question de la monnaie ? » Puis tout récemment, après ta « confession » : » Par quelle suite de circonstances a t-il atterri a IndyMac ? » Que ces questions demeurent sans réponse gêne. Il manque quelque chose…
Très amicalement je trouve dommage que tu retiennes ta part d’affect, ta patte humaine, ce côté reporter sincère, sensible, audacieux aussi (« Tintin chez IndyMac »), cette subjectivité que justement Madame Jeanne Favret-Saada a pris en son temps le risque de ne pas dissimuler (cacher comme tout le monde fait, afin d’échapper aux sarcasmes, aux mauvaises notes). Elle a eu l’audace supplémentaire de la considérer comme une « matière » en soi, et même comme une voie de connaissance !
Cette audace a payé, il faut le reconnaître, à en juger par le succès de son livre. Au moment présent de ta vie où tu te demandes que faire de ton talent, je ne sais si ce sentiment de lecteur résonne en toi. Pourquoi ne raconterais-tu pas cette aventure humaine ? Avec humour et piquant ?
» De la panique dans mes yeux. »
Jeanne Favret-Saada, dans un entretien à la Revue Vacarme, l’été 2004, s’exprimait ainsi :
Et plus loin :
Jeanne Favret-Saada. 2004
Y a t-il tribus plus sauvages que les nôtres ? Je crains que non.
Ici, le cas de “l’enterrement honorifique”. A nouveau, la parole à Jeanne Favret-Saada, dans le même entretien que ci-dessus, et en clin d’œil à Paul (”Tiens bon Paul !”):
Jeanne Favret-Saada, 2004.
Très coincé par le temps, je ferais juste cette remarque que j’avais relevée sur un forum il y a quelque mois, et que je trouve excellemment juste !
Le pseudo qui l’a écrite n’a pas précisé si c’est de lui ou quelqu’un d’autre.
Mon commentaire rapide est que ce qui m’étonne toujours, c’est la dose colossale de « génie » se mettant au quasi seul service de l’ »outil ».
Et puisque j’en suis aux citations, il me vient celle-ci de Husserl (que je cite de mémoire, mais le sens y est) :
Et encore celle-ci (toujours de mémoire sans trahir le sens) de François Furet :
Et enfin celle-ci de Rudyard Kipling qui révèle l’essence de la pensée anglo-saxonne (le sens y est) :
Paul, laissez Jorion faire son métier… de sorcier ! 😉
Je reviens encore à ce sujet : Comment on devient ethnographe de la finance ? En complément de ce qu’a écrit d’intéressant Benoît.
Ainsi en est-il de l’immaturité qui m’a longtemps caractérisé et dont il me reste, à l’évidence, une bonne dose. Encore aujourd’hui, je me mords les doigts de ne pas avoir noté les références d’un article passionnant que j’avais lu il y a bien longtemps sur les entreprises et leur encadrement. L’auteur concluait ainsi: « Il faut faire l’ethnologie du patronat ».
Donc faire l’ethnographie comme l’ethnologie des banquiers ? Bien sûr que oui ! Mais, outre le précieux enrichissement de la connaissance de soi que cela constitue, il ne faut pas que cela reste seulement un intéressant « fonds de commerce » intellectuel à exploiter pour les quasi seules satisfactions de l’égo, en laissant plus ou moins dans l’ombre d’autres dimensions existentielles essentielles (que l’ethnologie, par nature, doit nécessairement frôler ou palper sans cesse au passage).
Le télescopage de l’ethnologie et de la finance en général devrait toucher là un nœud gordien capital de l’existence « moderne » (capital ici pris dans tous les sens qu’on voudra). Chercher et approfondir l’essence et le sens du traitement de l’argent, l’argent on le sait trop, qui induit et commande le destin de l’humanité ici bas, l’argent qui est une des prisons humaines ne l’oublions pas, prison conjuguée avec tous les fantasmes imaginables. C’est ainsi que tant d’hommes ne dorment pas la nuit par manque d’argent sans rien connaître, mais alors rien ! de ce qu’est l’argent.
Les bilans des banques qui sont les ultimes et seuls « châssis » de l’argent sont considérés « bons » sans faire le lien, au moins jusqu’à 2007 (ou 2008 ?), que ces bilans sapent, dissolvent et spolient la société, la société productive. Pourtant Paul, vos témoignages sont magistraux et constituent des pièces du plus grand intérêt, des pièces « incontournables » et irréfutables de vérité sur les pratiques financières et bancaires au « dossier » de ce « cher » argent. Argent qui est l’objet de toutes les attentions, de toutes les sollicitudes imaginables des plus grands génies (?), et ce, jusqu’à la perte de sens. Jusqu’à la perte du Sens. En raccourci, c’est le génie au service d’Al Capone en col blanc.
À la façon Psy la plus classique, je dirais que la sexualité et le fétichisme sont ici, tout près, présents, à l’œuvre, et, bien entendu, le drame el l’angoisse rôdent. L’argent serait le phallus suprême… et tout le reste en devient parodie : « Au nom du chiffre d’affaire, du retour sur investissement (ROE), des prises de bénéfices et des plus-values, amen, pardons! amène… » Lacan aurait dit à ce sujet, c’est moi qui lui fait dire : « l’argent est le phallus qu’ils n’ont pas » (que n’ont pas les banquiers qui le fabriquent frauduleusement par magie, ex-nihilo). Lacan avait écrit cette même phrase ainsi, en parlant des femmes: « la femme EST le phallus qu’elle n’a pas ». Mais enfin, les femmes, c’est une affaire autrement importante et vitale que cette misérabiliste « affaire foreuse de mecs » qui prennent en otage l’humanité avec leurs complexes dégénérés…
L’argent tel que nous l’avons fait devenir, est, sans conteste, le plus implacable et absolu éteignoir de la Parole. La Parole avec un P majuscule, la Parole vraie, celle entrevue par les sciences Psy (mais hélas, à travers les quasi seules pathologies) de même qu’est éteinte ici la Parole évangélique. Parole qui coexiste, par exemple, avec le sens qu’avaient les potlatchs coutumiers chez les diverses tribus indiennes de la côte Ouest de la Colombie britannique canadienne, à partir de l’état US de Washington en remontant presque jusqu’à l’Alaska.
Un grand banquier historique déclara : « Laissez moi émettre et contrôler la monnaie d’une nation, et je me fiche de qui fait ses lois ». « Je me fiche de qui fait ses lois », c’est archi clair ! On comprend bien. C’est la transgression de la Loi au sens le plus large. La Loi de Dieu et loi des hommes. Sur le plan pratique et sur le plan symbolique. Tout est dit ici.