Les hypothèses orphelines

On est parfois obligé de faire une hypothèse, sans pouvoir l’étayer davantage… ce qui vous laisse sur votre faim. Et c’est d’autant plus regrettable quand cette hypothèse est aventureuse, voire assez folle. Dans un billet rédigé l’année dernière, Comment les banques centrales triomphent de l’inflation, j’écrivais

Retour à la réalité : les banques centrales combattent l’inflation en poussant les taux à la hausse. Je vous entends vous écrier tous en chœur : « Mais ça n’a rien à voir : les taux d’intérêt reflètent seulement le rapport de force entre investisseurs et patrons, alors que l’inflation reflète le partage des parts de gâteau entre patron et salariés ! » Oui, bravo, c’est exactement cela : ça n’a aucun rapport ! Pourquoi alors les banques centrales pensent-elles – comme la plupart des économistes – que c’est une bonne formule ? Parce que le patron qui doit maintenant payer, disons 12 %, à l’investisseur, alors que le climat de l’économie n’a pas changé et que 100 euros produisent toujours le même surplus de 18 euros, n’a pas d’autre choix que de réduire l’activité de sa firme et de licencier certains de ses salariés. Ceux qui restent adoptent un profil bas et l’inflation est maîtrisée : les banques centrales triomphent. Bien entendu, les investisseurs se sont remplis les poches encore davantage, la production est en baisse, les patrons se rongent les sangs, et les salariés pointent. Mais, hé ! on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs !

Ça ne va tout à fait dans le sens de ce qu’on entend généralement dire à propos de l’inflation mais le raisonnement me semblait inattaquable et j’en ai repris l’argument dans L’implosion (Fayard 2008), aux pages 230–231.

Quel ne fut pas alors mon plaisir, lorsque lisant hier un article de Herbert Schui, intitulé La BCE, la stabilité des prix et la politique monétaire dans Savoir / Agir (« La crise financière : crise de système, crise de croyance ? », No 4, juin 2008 : 107–116), je découvris à la page 108, la chose suivante :

Sir Alan Budd, qui travaillait au ministère des Finances britanniques dans les années 1970 et a été un des promoteurs les plus radicaux du monétarisme dans les années 1980, quand Margaret Thatcher dirigeait le gouvernement, a expliqué très clairement ce que cela signifiait sur le plan politique : le but du monétarisme a été et reste l’affaiblissement systématique de la position des salariés. Selon Budd, nombre de ceux qui étaient alors au gouvernement « n’ont jamais cru que l’on pouvait combattre l’inflation par le monétarisme. Ils reconnaissaient certes que le monétarisme pouvait être très utile pour augmenter le chômage. Et l’augmentation du chômage était plus que souhaitable pour affaiblir la classe ouvrière dans son ensemble […] On a ainsi – exprimé en termes marxistes – provoqué une crise du capitalisme qui a reconstitué l’armée de réserve industrielle, et qui a permis à partir de là aux capitalistes de réaliser des profits importants » (The New Statesman, le 13 janvier 2003, p. 21).

Sans commentaire. On est d’accord ?

J’écrivais dans Surplus et masse monétaire dont j’annonçais qu’il était le brouillon de La compréhension des crises financières et leur répétition :

Pour la « science » économique, le surplus n’existe cependant pas et n’existant pas, la question de sa distribution ne se pose pas non plus, ni a fortiori celle de la confrontation entre les parties impliquées dans le processus de sa création. Là où elle aurait dû parler du surplus, elle parle à la place de masse monétaire et là où elle aurait dû évoquer la part du surplus revenant aux salariés, elle met en avant les revendications salariales comme la principale cause de déséquilibre des systèmes économiques car source d’inflation, laquelle est présentée comme un phénomène de nature monétaire pouvant être combattu en manipulant les taux d’intérêt, en raison de l’impact de ceux–ci sur la masse monétaire.

Ah ! … « étayée par des faits… »

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10 réponses à “Les hypothèses orphelines”

  1. Avatar de leduc
    leduc

    Le système économique préfère apparemment préserver le pouvoir d’achat des riches que celui des pauvres. J’ai l’impression que c’est un système un peu cynique où on essaie de préserver un équilibre relatif entre des coûts salariaux bas et l’emploi/chômage. Si les coûts salariaux tendent à augmenter trop fortement, si les employés ont de trop hautes prétentions salariales et risquent ainsi de rogner les bénéfices des entreprises, alors mécaniquement on brandit la menace du chômage, on applique les licenciements, on restreint les embauches pour contenir la masse salariale. J’imagine qu’en augmentant le nombre de chômeurs d’un point de vue global, comme pour toute autre marchandise, on augmente la demande de travail alors que l’offre est insuffisante et ainsi le marché tend à réduire les salaires mécaniquement. Plus de chômeurs, qui sont moins difficiles pour accepter un travail avec des conditions moins intéressantes financièrement. Apparemment il me semble qu’une grande partie, voir la quasi totalité des banques centrales ont comme objectif prioritaire de contenir l’inflation, c’est leur mission, leur raison d’être. Je n’ai jamais entendu par contre que la raison d’être des banques centrales étaient de lutter contre un fléau tel le chômage : on laisse ce vœu pieu de lutte contre le chômage et toute la rhétorique qui l’accompagne aux politiciens.

  2. Avatar de karluss
    karluss

    – quand je disais que vous étiez créateur de concepts économiques,vous voyez ! (l’écophilo J)

    @ leduc : les nouvelles générations subissent de plein fouet les baisses de revenus et la refonte des conditions de travail, le manque de solidarité entre générations permet l’application de ce plan glissant. Les plus jeunes acceptent les nouvelles conditions et les plus anciens conservent leurs acquis, et ceci même dans les entreprises en bonne santé, également dans le secteur public.

    NB : je profite pour laisser une info : ARTE propose une soirée thématique sur la crise des subprimes mardi 01/07 à 21h00 / sur leur site, Paul Jorion devrait se manifester ; il y a un débat prévu + échanges sur le web je crois)

  3. Avatar de A-J Holbecq (Stilgar)

    En fait je pense que les Banques Centrales sont dans l’incapacité de combattre « les inflations ». Car de quelle inflation parle-t-on? de l’inflation des biens de consommation (celle qui est calculée par l’INSEE dans « l’indice des prix ») ou celle dont on parle peu, qui est l’inflation des actifs ?

    Et puis il faut rajouter l’inflation des matières premières…

    Bref, nos banquiers centraux, qui voudraient bien comme le dit Leduc ci-dessus, favoriser les capitalistes ne savent plus sur quel pied danser.

  4. Avatar de egdltp
    egdltp

    @leduc : Mais s’il n’y a plus de salariés avec de quoi acheter les produits, comment le « capitaliste » pourra-t-il écouler sa production ?

  5. Avatar de TL
    TL

    Sir Alan Budd est d’un cynisme stupéfiant, et ce doit être la première fois que je suis d’accord avec un monétariste.

    Mais en fait, n’est-il pas plus cynique que monétariste, si l’on définit justement le monétarisme comme la croyance en la nature fondamentalement monétaire de l’inflation ?

    Le concept d’armée de réserve est intuitif, mais je reste persuadé qu’une tribu d’êtres rationnels (ce qui est une hypothèse récurrente en économie) ne peut tolérer un seul chômeur, tellement il est idiot de ne pas exploiter les compétences de chacun, fussent-elles réduites.

    @ egdltp

    C’est ce que Ford avait bien compris en vendant ses voitures à ses employés. Maintenant, tout le monde n’a pas compris une telle évidence, et les entreprises se condamnent à faire des pertes, ou alors elles augmenteront leurs prix plus tard pour éviter cela.

    @ Stilgar

    Je suis d’accord avec vous sur le fait que l’inflation est largement « exogène » ou hors champ, donc a priori hors de portée de l’action de la banque centrale.

    Mais que dites-vous de ceci :
    – la banque centrale relève ses taux
    – les banques commerciales répliquent (plus ou moins) cette hausse sur les taux qu’elles pratiquent
    – les entreprises à leur tour, répercutent (plus ou moins) cela sur leurs prix
    – DONC : la hausse des taux a un côté inflationniste ????

  6. Avatar de A-J Holbecq (Stilgar)

    @TL

    Tout à fait d’accord … je pense qu’une augmentation des taux d’intérêts est inflationniste, à l’inverse que ce que pensent (ou disent) les monétaristes.
    Voir: http://www.fauxmonnayeurs.org/articles.php?lng=fr&pg=29

    Margrit Kennedy et Ralf Becker estiment que l’intérêt cumulé dans toute production est de 30 à 40% pour la première (mais c’est une étude de 1980, à une époque où les taux d’intérêts étaient très élevés), 21% pour le second qui y rajoute une moyenne de 25% pour les intérêts des crédits des ménages.

  7. Avatar de A-J Holbecq (Stilgar)

    Hier, sur F3, notre Président :

    L’inflation d’aujourd’hui n’est pas une inflation structurelle parce qu’il y a beaucoup de concurrence. Elle est due à l’explosion des matières premières. Alors on ne va pas m’expliquer que, pour lutter contre l’inflation, il faut monter les taux d’intérêt. Parce que, si vous indexez les taux d’intérêt européen sur l’évolution du baril de pétrole, vous pouvez monter jusqu’au sommet des taux d’intérêt, vous ne ferez pas baisser pour autant le baril de pétrole.

  8. Avatar de Thomas Soucheleau
    Thomas Soucheleau

    Bonjour à tous,

    J’interviens sur ce billet après avoir lu l’ensemble des articles précédents et des contributions associées.
    Je dois dire que si cela a été un peu long, je n’ai pas vraiment perdu mon temps.
    Je tire mon chapeau à P. Jorion pour ce blog ainsi que pour la qualité des commentaires qui relèvent sensiblement la moyenne que je constate empiriquement sur ce type de média !

    Le sujet de la suggestion développée plus bas et dont j’ai fait part il y a peu à l’auteur – dans l’idée que, plus que moi-même, il saurait peut-être en tirer des fruits – porte moins sur la question du monétarisme que sur le développement durable qui est plus ma préoccupation personnelle (d’un point de vue de simple citoyen).
    Plus précisemment, il s’agit du lien entre monnaie et développement durable.

    Tout d’abord, un petit détour sur deux propositions des spécialistes en la matière que je trouve particulièrement fascinantes :

    1- Passage d’une économie de propriété à une économie de fonctionnalité : dans les grandes lignes, remplacer massivement la vente de biens de consommation à la durée de vie statistiquement très brève par la location de l’usage de ce même objet, de façon à augmenter leur durée de vie ainsi que leur taux d’usage ;

    2- Passage d’une économie industrielle fondée sur l’extraction de capital naturel à une économie circulaire, aussi nommée écologie industrielle : dans les grandes lignes, réformer le système industriel de sorte à imiter le principe de bouclage de la matière propre aux écosystèmes, i.e. chaque input d’une entreprise constitue l’output de l’autre.

    C’est en fait sur la base de cette seconde proposition qu’est fondée mon idée. Peut-être a-t-elle déjà été émise par d’autres mais je n’en ai pour ma part jamais eu aucune connaissance.

    Retour donc sur la monnaie.
    Puisque ma lecture récente sur ce site m’a permis de combattre quelque peu mon ignorance (et peut-être aussi de réveiller quelques souvenirs de cours d’économie), je pense pouvoir définir la monnaie des deux façons suivantes sans grand risque de dissensus :

    – Promesse d’acquisition de biens ou services ;
    – Reconnaissance de dettes transférable à tiers et détachée de son émetteur.

    La seconde définition pourrait aussi être tournée de la sorte : reconnaissance de dettes générique et universelle (dans l’espace géographique où elle a cours).

    Par ailleurs, le fameux mécanisme de création de monnaie scripturale sur base d’emprunt bancaire amène une nuance supplémentaire : la monnaie peut être reconnaissance de dette sans dette puisqu’à contrepartie future ! C’est-à-dire, une avance sur un échange à venir !

    Ici, on voit donc que le système repose sur la bonne évaluation de la capacité de l’emprunteur à assurer une activité économique qui via création de nouvelles richesses rendra possible demain les échanges menant à reconnaissances de dettes pour un montant équivalent à la somme qui lui a été prêtée hier.

    Cela suppose bien évidemment une grande confiance dans les acteurs du système bancaire et la crise actuelle est là pour nous rappeler qu’en certaines circonstances, la méfiance peut être une forme de prudence…

    D’où proposition qui, de plus en plus ici et là fleurit, de retour à une monnaie gagée sur un étalon concret.

    Ici, le problème est que pour ce que j’en sais, d’un point de vue historique et géographique, l’étalon quasi-universellement choisi était l’or.

    L’or a certes l’avantage d’être inaltérable, il s’agit aussi d’une ressource en quantité très limitée. Son utilisation comme étalon est donc de nature à potentiellement brider les économies concernées.
    Par ailleurs – et je commence à revenir vers le développement durable – l’utilisation de l’or comme étalon correspond tout à fait à des pratiques industrielles basées sur l’extraction de ressources en stock fini qui vont à l’encontre de celles vers lesquelles il s’agit de tendre.

    Que choisir alors comme étalon ?

    J’ai lu ici même quelques commentaires où était faite la suggestion tout à fait intéressante de recourir à une monnaie-énergie. Il s’agit déjà d’une idée qui me parait aller dans une meilleure direction que le recours à l’étalon or (ou de fait, tout autre minéral qui ferait tout aussi bien l’affaire).

    Cependant, j’y vois encore un problème : après tout, hors questions institutionnelles, le dollar n’est-il pas déjà de facto gagé sur le pétrole ?

    Or l’utilisation massive du pétrole est bien évidemment on ne peut plus contraire à un objectif de développement durable (non-renouvelable, responsable du réchauffement climatique, source de tensions géopolitiques et de conflits armés…)

    En l’occurrence, il vaudrait donc mieux parler de monnaie-énergie renouvelable. Mais dans ce cas, ne peut-on pas encore franchir un pallier supplémentaire ?

    Après ce long développement, j’en arrive donc enfin à mon idée initiale :

    En effet, en dernière analyse, toute richesse créée se ramène après décomposition à une combinaison de ressources naturelles et de travail.

    Dès lors, ne pourrait-on pas imaginer une façon de gager la monnaie sur la bonne santé des écosystèmes naturels de l’espace géographique où cette dernière à cours ?

    Ainsi, le passage à des pratiques de développement durable ne serait pas seulement dépendant d’une bonne gouvernance (pour sacrifier à une expression à la mode) mais serait aussi mécaniquement lié à l’activité économique : Tout pas fait dans la bonne direction se traduirait immédiatement par une appréciation de la monnaie et inversement.

    Sur les questions pratiques liées à une telle possibilité d’étalonnage de la monnaie, je ne suis pas (encore ?) en mesure d’avancer de propositions. Néanmoins, je suis curieux de savoir si l’intuition en elle-même peut contenir des germes à développer.

    Thomas

  9. […] le nez, il a vendu la mèche : relisez le passage de l’article d’Herbert Schui que je cite dans Les hypothèses orphelines : Selon Budd, nombre de ceux qui étaient alors au gouvernement [de Madame Thatcher] « n’ont […]

  10. […] manière, à propos du passage d’un article de Herbert Schui que j’ai reproduit dans Les hypothèses orphelines : Sir Alan Budd, qui travaillait au ministère des Finances britanniques dans les années 1970 et […]

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