J’aime bien ce concept de « développement durable », peut–être parce que, à l’inverse de « décroissance » par exemple, qui me crée dans la tête un grand blanc, il me fait immédiatement venir à l’esprit une foultitude de questions techniques à résoudre sur un plan purement pratique. Il ne faut pas lui demander, cela va de soi, davantage qu’il n’a à offrir : il est trop simple d’exiger de lui, par exemple, qu’il résolve l’ensemble des problèmes politiques de la planète pour démontrer ensuite qu’il n’est pas à la hauteur. Ce n’est évidemment pas ce que j’entends faire.
Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est le développement durable, je renvoie à l’excellent article de Jean–Paul Vignal, Le système financier actuel peut-il porter financièrement la transition vers des modes de développement durable ? que j’ai présenté sur mon blog et que l’on trouve également dans La Revue du MAUSS permanente. En deux mots, je dirais que la problématique consiste à veiller aux besoins de l’espèce humaine tout en maintenant la planète en l’état, ce qui veut dire en s’assurant que la production de biens de consommation ne détruise pas de manière irréversible les ressources qu’elle mobilise. Pour en arriver là, il faut briser le processus linéaire auquel nous sommes habitués, celui que l’on peut caricaturer comme « de la mine à la décharge », pour le remplacer par un processus cyclique, soit long, qui évite de justesse la décharge grâce au recyclage, soit mieux encore, court, et mettant l’accent sur la rénovation – comme nous le faisons d’ailleurs déjà dans le secteur du bâtiment.
Il s’agit avec le développement durable d’une perspective à long terme et tout ce qui va à l’encontre du long terme lui constitue bien entendu un obstacle. Les variations de prix viennent ici bien sûr au premier rang. La spéculation encourage les variations de prix et est donc de manière évidente l’ennemie du développement durable – comme d’ailleurs de l’humanité en général comme j’ai eu l’occasion de le rappeler, par exemple, dans Les processus financiers enclins à l’emballement et dans L’intérêt des entreprises et celui de l’humanité en général. Je continuerai d’évoquer ce fléau séparément.
Un autre adversaire du développement durable – et il est formidable, même si son identité est un peu inattendue – réside dans les règles comptables telle qu’elles sont actuellement rédigées, et ceci pour deux raisons. La première, c’est qu’elles favorisent le gain à court terme, de telle sorte que le calcul rationnel d’un actionnaire le conduit à préférer aux compagnies qui s’engagent dans la voie du développement durable, celles qui pratiquent la politique de la terre brûlée. La seconde, c’est que les règles comptables se désintéressent de l’histoire d’un produit aussitôt qu’il a été vendu, conduisant à une déresponsabilisation des entreprises vis–à–vis de son destin ultérieur.
On pourrait consacrer beaucoup de temps à réformer la comptabilité – et certains s’y emploient et je les encourage – mais il me paraît beaucoup plus simple dans l’immédiat de la laisser tranquille et de contourner le problème qu’elle pose en mettant sa logique actuelle au service du développement durable, ce qui peut se faire d’une manière extrêmement simple, à savoir en obligeant le vendeur d’un produit à le reprendre lorsque son dernier utilisateur n’en veut plus. Il y aurait à cela deux conséquences immédiates : cela constituerait, d’une part, une incitation pour les producteurs à trouver d’autre formules que la vente de leurs produits, telles que leur location, leasing ou toute autre formule qui resterait à inventer, en les forçant à concentrer leur attention sur le service offert par le produit – plutôt que sur son usage en tant qu’objet par son futur propriétaire – et cela constituerait, d’autre part, une incitation à prolonger autant que possible sa durée de vie – par une rénovation périodique, ou en passant dans sa fabrication à des matériaux plus durables – pour ne pas avoir à affronter le problème autrement plus compliqué et coûteux pour eux du recyclage de ses composants.
Encore une fois, je ne propose pas ici une panacée et il me faudra revenir longuement sur ce que je viens d’exprimer trop succinctement en un seul paragraphe mais il s’agit d’un premier pas de géant dans la bonne direction et qui permettrait de considérablement déblayer le terrain. Il va sans dire qu’une mesure comme cette obligation faite à tout producteur de reprendre son produit en fin de parcours ne pourra faire son chemin que si le sentiment écologique de son urgence s’impose globalement. Nous ne manquons pas d’arguments pour la soutenir mais il faut que la sonnerie assourdissante de nos trompettes parvienne bien jusqu’aux oreilles des élus.
14 réponses à “Comment assurer le développement durable”
Tout à fait dans l’esprit de ce que propose ici Paul, je vous propose de lire un autre Paul, Paul Hawken » L’écologie de marché », livre de 1993 paru chez HarperCollins Publishers sous le titre » The ecology of commerce » et que vous pouvez peut être encore trouver en français chez Yves Michel ( contact@yvesmichel.org ) …
un service à la matière, et en la matière ; une première !
c’est plus efficace que la conquête des étoiles, surtout en y ajoutant une pincée de fiscalité pour maintenir le bon cap, il suffit de fixer le cap…
Le développement durable tel que vous le décrivez n’a rien a voir avec ce que le gouvernement (entre autres) voudrait définir comme durable. De trois piliers, (terre, société, économie), seule la composante doit etre durable pour avoir le « label ».
Le « vrai » développement durable, implique une réduction phénoménale de la consommation et des flux, pour des raisons énergétiques et de quantité finie de matière première …
Ne soyons pas trop optimistes !
L’obligation d’intégrer le « coût de la destruction » dans le processus d’innovation par « destruction créatrice » conduirait à une « Walmartisation soutenable» des actuelles positions industrielles polluantes. L’innovation serait réservée aux actuels détenteurs d’une rente de pollution. Le mammifère émergeant devrait supporter le côut de la destruction des dinosaures !
§
Vendre, non plus une voiture, mais du « km parcouru » est déjà l’objectif des grands groupes automobiles.
– Suppressions des garages indépendants
– Suppression des garagistes (généralisation du diagnostique informatisé) transformation de la main d’œuvre autonome en opérateur de pièce de rechange)
– codage initial de toutes les parties du véhicule pour un tri sélectif de recyclage automatisé
– Suppression de la « casse automobile traditionnelle » ; dans une région très paupérisée, la « casse » est la seule solution pour une famille marginalisée de disposer d’un véhicule permettant le minimum de mobilité de survie. Les dispositions légales obligent à « la casse » des véhicules encore en très bon état dans des centres officiels légalisés (je ne vous dis pas le trafic illégal provoqué par la « légalisation ») !
§
Bref, faudrait s’interroger sur les chances de survie de la liberté individuelle dans le tsunami du développement durable promu par Gaz de France et la Shell (sont très lancés dans le solaire depuis vingt ans chez Shell)
§
Nous pourrons toujours payer les pauvres à venir nettoyer nos lames de rasoir à la maison, quand la législation rendra leur PCI obligatoire » Phase de Conditionnement Individuel » préparatoire au recyclage industriel.
Quand on me parle de « développement soutenable » çà me fait l’effet d’un « bloc de béton sur la tête pour l’éternité ».
Le développement soutenable c’est un peu comme si l’assemblée générale des dinosaures avait décrété leur « downsizing » – en raison des limites géométriques au cube de leur croissance linéaire, les liens masse volume obligeaient des pieds qui les auraient transformés en building – . Aujourd’hui nos dinosaures veulent continuer d’exister en commençant par nous faire croire qu’ils vont transformer en papillons à voilure d’un hectare.
« la décroissance », c’est un peu le cri des premières souris mammifères au tertiaire, « laissez vivre les petits ». Reste que les dinosaures ont donné les colibris et les pétrels tempêtes… faut donc leur laisser le temps…
Une pas dans la direction « développement soutenable » est le « cradle to cradle » design C2C.
http://mbdc.com/c2c_home.htm
http://community.mbdc.com/n/pfx/forum.aspx?webtag=mbdc_c2c
MBDC is articulating and putting into practice a new design paradigm; what Time calls « a unified philosophy that–in demonstrable and practical ways–is changing the design of the world. »
Instead of designing cradle-to-grave products, dumped in landfills at the end of their ‘life,’ MBDC transforms industry by creating products for cradle-to-cradle cycles, whose materials are perpetually circulated in closed loops. Maintaining materials in closed loops maximizes material value without damaging ecosystems.
Paul
C’est une approche qui, en effet, ressemble à celle proposée dans Cradle to Cradle.
N’est-elle pas de considérer 2 métabolismes que l’on tente de fermer l’un à l’autre, l’un correspondant aux circuits de ce que l’économie humaine s’est déjà accaparé comme ressources, l’autre étant les métabolismes naturels protégés comme externalités à distance du métabolisme des activités humaines, de façon à ce que la biosphère opère seule (idéalement) sa propre reproduction complexe.
Pour le métabolisme naturel maintenu comme externalité, nous tentons de tenir une posture qui reconnait l’antériorité de la biosphère à toute transformation en ressources, voire en environnement, pour et par l’économie et l’ensemble des activités humaines.
La reconstruction en cours d’un corridor faunique ininterrompu de Yellowstone à l’Alaska, initiée par un avocat canadien, pourrait être un exemple de ce que serait le soutien à un métabolisme distinct à celui qu’illustre le texte de Paul Jorion. La directive onusienne d’étendre la part des territoires protégée aussi. Il se pourrait que la protection des grandes forêts du monde à titre d’enjeu global dans les cycles (re)constituant l’atmosphère soit aussi à faire entrer dans cette externalisation.
Aussi, puisqu’il s’agit apparemment (c’est probablement aussi conjoncturel) d’un blog surtout financier ne pourrait t-on pas envisager, comme mesure d’incubation d’initiatives de développement durable de soutenir davantage le crédit à des collectifs et de réduire, rendre très sensiblement plus difficile la crédit à la construction de domaines privés.
Soutenir le crédit au privé (c’est une politique monétaire) ne revient-il pas à soutenir l’agir pour soi et en faire un fait fondamental de l’esprit public, de l’esprit d’une société qui se retourne en pratique en esprit destructeur de sociétés ?
Des initiatives de crédit collectif ont amené les land trust américains, par exemple, à patrimonialiser le sol à perpétuité, le soustrayant à une économie de la parcelle privée avec pour effet de réduite le coût des lieux d’habitations et donc l’endettement et la mise au travail corrélative. C’est sûrement pertinent dans la conjoncture immobilière actuelle.
Un tel crédit pourrait aisément faciliter les initiatives et les expérimentations dans la recherche de formes d’habitats où l’on contrôle l’étalement urbain, entre autres par l’intégration de services de proximité, sous forme de coopératives municipales par exemple. En plus, donné crédit collectif fournirait l’occasion partagée de prise de parole lors de l’élaboration des projets, voire au-delà dans la poursuite d’objectifs de plus long terme (soutenabilité écologique).
Cette mécanique pourrait produire davantage d’acteurs légitimes, i.e. soucieux de leur légitimité et ainsi accroître les capacités d’actions collectives et ce que je nommerai la modestie démocratique, en phase avec notre rationalité individuelle limitée.
P.S. Je vis au Québec, cela peut influer mon ordre des priorités au regard d’un européen.
Paul a écrit:
Ne nous trompons pas d’adversaire, ce n’est pas la règle comptable qui est en cause, mais le fait que le décideur ne soit plus l’individu, mais l’actionnaire.
Et la raison fondamentale est que les deux logiques sont incompatibles, l’individu est « locataire » de la planète alors que l’actionnaire en revendique la « propriété ».
Le développement durable démarrera quand le centre de gravité décisionnaire aura basculé du côté du locataire.
L’évolution de la construction européenne me rend très pessimiste sur la probabilité d’occurence de cet évènement, mais peut-être est-ce du pessimisme lié au sentiment que l’ »ancien monde » est incapable de se réformer.
Il y a plein d’exemples comme louer de la moquette au lieu de l’acheter et d’autres idées très concrètes pour construire un autre monde beaucoup plus respectueux de l’environnement dans les livres d’Armory Lovins :
Ernst von Weizsacker, Armory Lovins, Hunter Lovins. Facteur 4 (1997, Terre Vivante)
Paul Hawken, Amory et L. Hunter Lovins, Natural Capitalism (2008, Scali)
Dans Facteur 4, paru en 1978 (de mémoire), Lovins expliquait qu’en employant partout la meilleure technologie connue on pouvait diviser par 4 notre empreinte écologique à niveau de vie équivalent. Aujourd’hui s’il devait réécrire ce livre il l’intitulerait plutôt Facteur 16 et ce nouveau livre s’intitule Natural Capitalism (même dans sa version française apparemment et qui vient juste de paraître et qu’on peut trouver dans une « librairie » très connues dans les Halles à Paris juste à côté d’une pile de livres titrée l’Implosion…)
Pour avoir un résumé de Facteur 4 :
http://generationsfutures.chez-alice.fr/livre/facteur4.htm
Mais pour moi, accepter de louer sa moquette plutôt que l’acheter, aller au Lavomatic plutôt que d’avoir sa propre machine à laver, c’est déjà faire un premier, grand et bon, pas vers la décroissance. Car même si ce mot résonne comme un retour au passé sa signification réelle est celle de l’impasse du modèle de production actuel et qu’il faut réagir non pas en défaisant ce monde mais en refaisant un autre. Et dans cet autre monde il sera nécessaire de limiter nos besoins en ressources naturelles à ceux que la nature peut renouveler.
Car produire mieux c’est bien mais produire moins est indispensable. Pour soutenir brièvement ce point, on peut rappeler la théorie de l’effet rebond : tout progrès technologique n’améliore pas la situation mais accélère la dégradation de l’environnement. Par exemple dans les années 70-80 il y avait très peu de micro-ordinateurs et ceux-ci contenaient relativement beaucoup de métaux précieux et très polluants, en quantité telle en tout cas, qu’il était rentable de les recycler proprement. Aujourd’hui, grâce à la miniaturisation des puces il y a des millions de fois plus de PC et d’appareils électroniques en circulation et chacun contient beaucoup moins de métaux lourds et précieux. Chacun est donc beaucoup moins polluant mais du même coup il n’est plus rentable de les recycler or la quantité produite ayant augmenté plus que les gains de matière, la masse totale de polluants a en fait explosé. Autre aspect de l’effet rebond, dans les années 70-80 notre société pouvait se passer des PC, mais aujourd’hui celui qui n’a pas accès à Internet est un exclu. Donc non seulement le progrès ne résout pas la pollution mais nous enchaîne en fait dans un monde où la société s’écroulerait sans ses fruits toxiques.
Enfin pour finir, la catastrophe vers laquelle nous amène notre société de consommation de masse avait déjà été annoncée dans le très fameux rapport du club de Rome : lorsque l’on essaie de modéliser le monde avec un modèle mathématique comme Météo France modélise le temps, on se rend compte que toute croissance de la production conduit à un effondrement catastrophique du niveau de vie d’ici 2100. Ce livre a été réactualisé récemment :
Donella H. Meadows, Jorgen Randers, Dennis L. Meadows, Limits to Growth : The 30-Year Update (2004, Chelsea Green Publishing Company)
Mais on peut aussi lire un résumé en français ici :
http://www.manicore.com/documentation/club_rome.html
Un autre* résumé du rapport « Les limites de la croissance » sur cette adresse http://www.societal.org/docs/cdr1.htm et je suis en train d’écrire la suite sur la mise à jour de Meadows » The 30-year Update » paru en 2004 chez Chelsea Green Publishing ( http://www.chelseagreen.com ) mais pas traduit en français…
*Ce qui ne veut pas dire que celui de Jancovici est mal fait, au contraire… 😉
[…] ni pour ni contre. Il me tance aujourd’hui gentiment à propos d’un de mes billets récents : Comment assurer le développement durable, me renvoyant à l’un de ses textes récents intitulé Y aura-t-il un après-développement ?, à […]
En guise de contrepoint, pour une analyse des prolongements institutionnels de la thématique du « développement durable », à signaler un récent mémoire d’Habilitation à Diriger les Recherches (soutenu le 18 juin dernier à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan) intitulé “Le gouvernement du changement total. Sur la transition au développement durable et sa gestion”.
La suite de l’article initial http://www.societal.org/docs/cdr1.htm sur la mise à jour de Meadows ” The 30-year Update” : http://www.societal.org/docs/cdr2.htm
Le livre de Gunter Pauli « Croissance sans limite » développe l’idée d’une réinsertion de nos activités industrielles dans le métabolisme de la biosphère. Il pointe l’exemple du café dont seulement 1% de la biomasse se retrouve dans nos tasses, le reste étant brûlé, enterré ou donné à consommer à des vaches qui ne s’en trouvent pas très bien. Or, ces 99% de déchets peuvent constituer un substrat pour la culture de champignons comestibles, et le résidu après la cueillette nourrir des vers de terre. L’auteur montre aussi le rôle de notre façon de penser et il remet notamment en question le « recentrage sur le coeur de métier » qui engendre la notion de déchet et notre habitude de cloisonner qui, spécialisant les implantations et les espaces, empêche les « symbioses » industrielles et agricoles et génère même des règlementations qui les rendent dans certains cas impossibles. Le monde prend la forme de mon regard, comme l’a écrit Hubert Reeves…