L’intérêt des entreprises et celui de l’humanité en général

Dans un article intitulé « What price more food ? », paru dans le numéro daté du 14 juin du magazine britannique New Scientist, Debora MacKenzie analyse l’augmentation du prix des céréales sur les marchés mondiaux. Il ne s’agit pas, comme vous l’aurez compris, d’une publication financière et l’article s’intéresse à la crise actuelle d’un seul point de vue : celui des quantités disponibles.

J’y lis, par exemple, à propos du fait que certains gouvernements subsidient la production de grain destiné à être transformé en biocarburants :

Selon l’International Food Policy Research Institute à Washington, ces subventions expliquent pour 30 % l’augmentation actuelle du prix du grain. L’IFPRI calcule que le retrait de ces subsides réduirait immédiatement leur prix de 20 %.

J’y lis aussi que

L’investissement dans la recherche et le développement agricole a diminué : il augmentait de 2 % par an dans les années 1980, pour baisser ensuite de 0,6 % par an depuis 1990. […] Autre évolution, le fait que la recherche s’est de plus en plus privatisée. Les entreprises ont accordé la priorité aux types de recherches qui augmentent leurs profits, que les rendements en soient améliorés ou non. Elles développèrent, par exemple, des hybrides de maïs mais non de blé, en raison du fait que le mécanisme de la floraison du maïs se prête davantage au contrôle de nouvelles semences par le truchement de brevets.

J’ai discuté dans plusieurs billets, et plus particulièrement dans D’où vient la croissance ?, le comportement tout à fait inadapté des entreprises dans le monde actuel, comportement de type « darwinien » fondé sur des stratégies opportunistes et de domination par la colonisation, comportement « naturel » au sens de « propre à la nature laissée à elle-même » et tel qu’il caractérisa l’espèce humaine avant que l’homme n’entreprenne son auto-domestication. L’absence de principes supérieurs pour guider les entreprises cotées en bourse découle de la spéculation dont sont l’objet leurs actions, spéculation qui les engage dans une course effrénée au profit immédiat pour le seul bénéfice de leurs dirigeants et de leurs actionnaires, expliquant du coup pourquoi les objectifs à long terme ou orientés vers le bien général sont absents de leur horizon.

Le mouvement de privatisation et de dérégulation, propre aux trente dernières années de triomphe du libéralisme, en soustrayant au ressort de l’état certaines responsabilités qui étaient devenues les siennes, pour les confier aux entreprises, leur en a retiré tout souci du bien général. Ce mouvement constitue à ce point de vue une « re–naturalisation » de certains domaines où s’était manifesté un processus progressif d’auto-domestication de l’espèce, ce que l’on appelait autrefois le progrès de la « civilisation », avant que le mot ne perde sa dignité en étant galvaudé comme justification de guerres d’usurpation de ressources naturelles – dont l’invasion de l’Irak constitue l’avatar le plus récent.

Des exemples comme celui que je mentionne plus haut à propos du maïs et du blé suggèrent qu’il est temps de réclamer des entreprises qu’elles adoptent enfin une attitude civilisée. La source du mal réside, comme on vient de le voir, dans le rôle joué par la spéculation dans la détermination de leurs politiques. Rien dans l’évolution de notre système économique et financier ne conduira à l’élimination automatique de la spéculation. Aucune des mesures prises aujourd’hui pour prévenir le retour de crises telles la crise des subprimes ou le tarissement du crédit qui en fut la conséquence, ne visent à l’éliminer, ni même à l’endiguer : l’ensemble de ses mécanismes sortent de ces crises intacts et son nom n’a même à aucun moment été évoqué. Qu’il s’agisse de manière directe (dans la spéculation actuelle sur les marchés à terme des matières premières) ou de manière indirecte (quand elle interdit de fait les politiques à long terme des entreprises ou celles qui visent au bien général), la spéculation représente désormais un danger mortel pour l’humanité.

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8 réponses à “L’intérêt des entreprises et celui de l’humanité en général”

  1. Avatar de Sébastien
    Sébastien

    subsidient = subventionnent ?

  2. Avatar de w111
    w111

    Avec ou sans spéculation les prix n’iront-il pas là ou ils doivent se rendre ?

  3. Avatar de leduc
    leduc

    Rien à redire. Tout est dit. C’est le matérialisme, la quête frénétique de profits qui causera sans doute la perte de nos civilisations si nous ne changeons rien.

    Je doute fortement que les riches individualités renoncent à leur intérêts personnels au profit d’un intérêt plus général, celui de la communauté.

    Les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres.

    On prête beaucoup d’argent aux riches, on en prête peu aux pauvres et lorsqu’on leur prête une somme misérable on leur fait payer le maximum d’intérêt.

  4. Avatar de gilbert "gibus" wiederkehr
    gilbert « gibus » wiederkehr

    C’est bien Hayek, qui a donné le primat à la cupidité pour conduire la société sur la voie de l’harmonie générale ?

    C’est bien la Société du Mont-Pèlerin qui a redoublé d’efforts pour promouvoir cette idéologie mortifère ? Aujourd’hui la cupidité gouverne le monde, mais point d’harmonie générale.

    Chaque fois qu’il est fait appel au « cerveau reptilien » de l’homme, la civilisation recule. En libérant les instincts les plus vils et les plus brutaux l’ultra-libéralisme a engendré violence, misère, et malheur pour le grand nombre.

    La nouveauté est que la banalisation mondiale de l’idéologie, démultipliée par une puissance technologique sans précédent, représente une menace pour la survie même de l’espèce humaine, tout à fait d’accord avec vous Paul.

    Comment faire pour dompter le fauve prédateur maintenant ? Le temps presse…

  5. Avatar de OrganZa
    OrganZa

    De la constatation naît l’action (sinon de la constatation naît la résignation). Pour reprendre la question de Gilbert Gibus : « Comment faire pour dompter le fauve prédateur maintenant ? Le temps presse » il semble effectivement peu probable que les bénéficiaires du système, qui alimentent ( plus qu’ils ne contrôlent ) le mécanisme de sa survie cessent de le nourrir.

    Deux évolutions possibles :

    extérieure : le système s’autodétruit par son inadéquation totale aux lois naturelles, qui sont celles de l’équilibre – et cette autodestruction entraine l’espèce humaine avec elle. Vu le peu de sagesse dont nous aurons été capables ce n’est pas forcément une mauvaise chose pour l’évolution : la terre pourra peut être se remettre de notre passage, elle a quelques millions d’années devant elle.

    intérieure : les acteurs du système, de quelque côté qu’ils se trouvent, exploités ou exploitants, accèdent à un niveau de conscience différent, réalisent que « l’effet papillon » est une réalité parce que rien n’est séparé.

    Qui peut amener un tel changement de niveau de conscience dans une majorité d’esprits ? Evidemment pas les économistes, les politiciens et les financiers dans leurs « rôles » mais peut-être :

    les scientifiques (la nouvelle religion après l’économie) en démontrant l’interrelation continue du vivant
    les maîtres spirituels (et non nécessairement « religieux ») qui la démontrent depuis très longtemps
    les « explorateurs de motivation » : psychanalystes, praticiens du « développement personnel »
    les écologistes, qui tirent activement tout un tas de sonnettes, carillons et grosses cloches d’alarmes
    les artistes, qui participent à la perception intuitive des phénomènes complexes de la vie
    les femmes, par leur relation naturelle aux cycles de vie et mort et à une perception intuitivement juste trop souvent écrasée par la rationalisation

    ce qui fait déjà pas mal de gens pour faire surgir un nouveau modèle du monde

    Personellement je ne vois pas comnent dépasser les limites des intérêts personnels autrement qu’en regardant tous ensemble vers un but commun : la préservation de la vie pour tous, à travers la prise de conscience de son caractère « sacré ». Re-sacraliser la vie c’est le seul moyen de cesser de la voir comme une marchandise.

    D’ailleurs, si je ne me trompe, André Malraux avait bien annoncé que le XXIème siècle serait spirituel ou ne serait pas. pour le moment j’ai bien peur qu’il ne soit pas… spirituel.

  6. Avatar de jean pierre brissaud
    jean pierre brissaud

    Cette excellente analyse souligne le rôle de l’idéologie darwinienne en Occident, et donc dans la perception des droits et des devoirs de l’homo oeconomicus occidental : droit de gagner, devoir de ne pas perdre. C’est tout. Hitler eut tort de perdre, c’est tout. Le darwinisme social est l’idéologie dominante qui explique les comportements économiques « naturels » c’est à dire « préhistoriques ». La guerre des dinosaures prend fin avec la fin du pétrole. Retour à la monnaie « naturelle » : l’or.

    L’erreur des préteurs sur gage fut de ne pas titriser pour vendre les titres et acheter de l’or. Les titres sont une monnaie dérivée gagée sur la pierre, placement plus solide que d’être gagée autrefois sur l’or et sur rien aujourd’hui. Les titres de créances gagés sur la pierre valaient plus que le dollar. Ils auraient pu être achetés sans risque par les fonds de pensions. Les fonds de pensions préfèrent investir en Roumanie pour des raisons de colonisation politique par la propriété américaine. Les prêteurs préfèrent vendre les immeubles et faire chuter la pierre, sciant la branche sur laquelle ils sont assis. C’est de l’irréflexion, qui conduit à peu de gagnants et beaucoup de perdants. Voilà où conduit le choeur scientifique à la gloire de Darwin. La poursuite de l’évolution s’opère par la saine élimination des perdants, ce qui permet aux plus évolués d’émerger. Qui ne connaît cette rengaine ? Endormis par la berceuse que fredonnent les « scientifiques » nous courons au gouffre en rêvant au progrès.

    C’est Darwin le problème de l’Occident. Son éloge falsifie la science, et conduit à l’obscurantisme et la barbarie. Notre économie est aussi barbare que notre biologie est nazie. Les eugénistes excluent le tabac de l’indice des prix sans protestations des « scientifiques ». Plus tard, ils traiteront les agents cancérigènes ambulants comme des déchets génétiques. Pour préserver la vie sur Terre par la protection de la santé… Voir le fanatisme aveugle de la dernière intervention.

  7. Avatar de yann
    yann

    @jean pierre brissaud

    Je me permets une intervention car je trouve que vous êtes un peu dur avec Darwin. Il n’est pas responsable de l’usage abusif de sa théorie qui est quand même l’une des bases de l’évolution du monde naturel.

    La théorie darwinienne a été sortie de son contexte intellectuel pour soutenir les affirmations les plus délirantes mais ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain. Tout ceci n’est qu’une utilisation sociologique d’une théorie qui n’a pas à y être appliquée, c’est le darwinisme social qui est une aberration, pas la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces. D’ailleurs si cette dernière explique l’extinction des espèces avec élégance elle est beaucoup moins explicative sur l’apparition des membres, et des organes complexes. Pour faire un rapprochement, on sait que la concurrence élimine les moine adaptés, par contre qu’en est-il de la création et de l’apparition de nouvelles entreprises? La concurrence n’explique pas tout pas plus que la théorie de Darwin, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit fausse.

    Je précise que pour moi le darwinisme social c’est bien plus que la concurrence, cela inclut une croyance intrinsèque en la supériorité des individus aisés sur les autres. Peu de gens riches se rendent compte que leur statut est bien plus le fait de l’organisation sociale et de leurs relations que de leurs talents. Enfin plus exactement, ils le savent inconsciemment mais ont besoin d’une justification pour maintenir leur rang vis-à-vis des groupes dominés, une espèce de fausse conscience au sens de Marx.

  8. Avatar de id

    Effectivement, M. Jorion, le pire est à craindre !

    Dans un monde où, depuis le fond des temps, le droit d’exister et la qualité de vie sont soumis à la capacité économique et la capacité économique à l’agressivité et où, inexorablement, de par l’augmentation constante du nombre et la diminution continuelle des ressources, la compétition forcenée entre les peuples et la lutte interindividuelle acharnée s’imposent toujours plus comme l’unique voie d’accès au droit de vivre « dignement » non seulement la généralisation et la banalisation de la violence est inéluctable, mais en plus l’actualisation du carnage collectif et, partant, du suicide collectif est inévitable. Dès lors, dans cette dynamique millénaire manifestement improductive aux relents jusqu’au-boutiste, force est de reconnaître qu’aucune nation, qu’aucun état, qu’aucune politique, qu’aucune religion, qu’aucun organisme, qu’aucune communauté, qu’aucun individu… est meilleur que les autres et, au final, que tous et toutes, de par leur refus obstiné de se mettre sérieusement à l’étude d’eux-mêmes, participent, génération après génération, à la consécration de l’immonde et de l’horreur.

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