Je reviens sur un thème que j’ai déjà évoqué dans Les scientifiques et la langue française.
Le point de départ est une discussion née au sein du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) à partir d’une remarque relative à un colloque qui s’est tenu à Paris « tout en anglais, la traduction en français étant au-dessus des moyens des organisateurs ». J’ai proposé les observations suivantes :
Cela soulève quand même une question : celle de la qualité de l’anglais utilisé par ceux pour qui il est une deuxième langue. J’habite depuis près de vingt-cinq ans dans des pays anglophones et j’ai pu faire un certain nombre de constatations (intuitives !) :
1. La qualité de l’anglais utilisé par ceux pour qui il est une deuxième langue est en moyenne très médiocre – elle s’améliore si l’on habite un pays anglophone mais même dans ce cas-là, pour de nombreux locuteurs, la qualité plafonne rapidement à un niveau qui demeure très bas ;
2. la qualité de l’anglais utilisé par ceux pour qui il est une deuxième langue est surévaluée par eux de manière démesurée : ils confondent l’acquisition relativement aisée d’un vocabulaire (qui demeure la proie des « faux amis ») et l’acquisition d’une langue ;
3. je connais – j’ai connu – de nombreux Français habitant le Royaume-Uni ou les USA qui s’expriment parfaitement en anglais ; mais à l’inverse, je ne connais pas de Français n’ayant pas vécu de nombreuses années dans un pays anglophone capables de s’exprimer – au niveau scientifique – dans un anglais correct. Je lis tous les jours les textes rédigés en anglais par ceux–ci : ces textes ne sont compréhensibles que par un exercice mental de retraduction en français ;
4. tout cela n’est pas surprenant : l’anglais est une langue du même niveau de complexité que le français et apprendre à la maîtriser demande un effort considérable que la plupart n’ont pas le loisir de consentir ;
5. voici une réflexion qui m’a été faite, par quelqu’un qui n’était pas un imbécile, au séminaire de philosophie des sciences de l’université de Cambridge : « Pourquoi établissez-vous des distinctions entre idée, notion et concept, alors que ce sont des synonymes ? » : au contraire du français et de l’allemand, la culture qui entoure l’usage de l’anglais n’a aucune affinité pour la pensée analytique et synthétique. Hobbes, Locke, Hume ou Berkeley sont de très grands penseurs que j’ai étudiés avec bonheur mais il ne faut pas se cacher qu’ils sont allés à rebrousse–poil de la culture qui entoure leur langue. Les textes théoriques rédigés en français et en allemand perdent une partie de leur qualité par la traduction en anglais.
Ma conclusion rejoint une remarque faite précédemment :
1. Si un texte rédigé par quelqu’un pour qui l’anglais est une deuxième langue doit absolument être traduit en anglais, il vaut mieux confier cette traduction à un professionnel ;
2. un texte théorique rédigé en français ou en allemand n’a aucun besoin essentiel d’une traduction en anglais.
Il devrait exister un service qui permette aux auteurs francophones de faire traduire, pour une somme modique, leurs textes rédigés en français, dans une langue étrangère, pour faciliter leur diffusion internationale.
10 réponses à “L’anglais comme « langue scientifique »”
A mon avis ça vient aussi d’un manque d’approfondissement de la langue anglaise dans la façon dont elle est enseignée. Sans doute il n’est pas facile pour un scientifique d’être également doué pour la linguistique, d’avoir le don des langues.
Il y a plus de mille ans comment faisaient partout en Occident les philosophes ou ceux qui faisaient office d’hommes de science pour se comprendre, ils parlaient le latin ou le grec, et Dieu sait que ce sont des langues compliquées. Vous me direz que le vocabulaire scientifique était inexistant ou presque à l’époque et que les nuances dans les concepts n’était sans doute par leur fort. Mais ça vient peut-être du fait que l’anglais est une langue bâtarde, mi saxonne mi latine, saxonne de par son origine et latine à partir de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le conquérant ? C’est peut-être pourquoi l’anglais est si rempli de faux amis par rapport au français. Enfin j’imagine que si la somme théologique de saint Thomas d’Aquin, ses meilleurs textes concernant l’étude de la logique, étaient compréhensible dans le reste de l’Occident, on devrait quand même pouvoir comprendre aujourd’hui des textes techniques en anglais en dehors de l’Angleterre et même en France. Sans doute devrait-on se concentrer un peu plus sur l’étude des langues et surtout pour les études scientifiques.
Pour ma part je suis partisan de l’esperanto enseigné « mondialement » dès la maternelle en « première langue »..
Ainsi, au terme de 2 ou 3 générations nous aurions une langue de communication internationale.
Mais, bon, je sais que je suis minoritaire sur ce sujet 😉
A-J Holbecq
Plutôt d’accord, de mon point de vue maitriser un certain niveau d’une langue nécessite un gros investissement, en ayant vécu dans le pays idéalement. J’ai vécu et travaillé en Angleterre et Irlande 5 mois et ai eu des conversations professionnelles fréquentes en anglais, mais mon niveau est assez bas malgré tout.
Je vis depuis 5 mois en Allemagne et ai commencé à apprendre la langue, c’est très laborieux, d’autant plus que je travaille en anglais, faute de mieux, avec des allemands, des hongrois, des malaysiens, suisses, autrichiens et américains( les plus difficiles à comprendre au début compte tenu de leur prononciation, mais on s’y fait au bout d’un moment).
L’allemand est vraiment pas simple, d’abord une prononciation et un rythme contre intuitifs pour un français, ensuite des accords grammaticaux et structures de phrases apparaissant comme un rébus ou un puzzle au début. Je sens qu’il va me falloir pas mal de sueur encore, même si je progresse, grands pas pour moi, mais petits vis à vis des autochtones.
Peut être qu’après un an j’aurai acquis les moyens de me débrouiller dans les situations quotidiennes et après 2 ans je serai à même de saisir un plus de finesse…
Il devrait exister un service qui permette aux auteurs francophones de faire traduire, pour une somme modique, leurs textes rédigés en français, dans une langue étrangère, pour faciliter leur diffusion internationale.
Déjà, les traducteurs ne sont pas très bien payés, si ce n’est que l’on les considère comme appartenant à une sous-profession, et vous croyez qu’il faut encore baisser les prix ? « [U]n service qui permette aux auteurs francophones de faire traduire, pour une somme modique, leurs textes rédigés en français » – ça s’appelle une agence de traduction. Il y a aussi des traducteurs freelance. Ce n’est pas parce que les scientifiques français sont a) nuls en anglais et b) éprouvent le besoin de s’exprimer dans cette langue malgré tout, que d’autres capables de traduire leurs textes doivent le faire « pour une somme modique. » A croire que tous les traducteurs sont des amoureux des langues prêts à traduire n’importe quoi pour n’importe quel prix, voire même pour rien, parce qu’ils « adorent » ça et n’ont rien d’autre à faire. Y en a marre des imbéciles qui ne sont pas foutus de comprendre que la traduction est un métier et les traducteurs sont obligés de gagner leur vie comme les autres.
@Paul Jorion :
Vraiment d’accord avec vos constats. J’y ajouterais qu’il ne faut jamais oublier qu’il y a des langues encore nettement plus éloignées de l’anglais que le français… Qui a déjà dialogué en anglais avec des coréens ou des japonais comprendra aisément ce que je veux dire.
L’anglais, même si elle l’est de facto, est vraiment une très mauvaise langue internationale : trop complexe, trop irrégulière et peut-être aussi trop riche ! Rien qu’à voir les sonorités et leurs transcriptions écrites…
Mais pour les traductions, c’est de plus en plus un truc de fous….. Calculons une fois les sommes englouties, le temps perdu, les difficultés réelles, etc. (sans compter les très justes remarques de Philippe Laurichesse !)
@leduc :
Pendant les époques que vous décrivez, seule une très petite minorité de gens se comprenaient (apparemment for bien) en grec et/ou en latin. Aujourd’hui, nous avons besoin dans une économie mondialisée de dizaines de millions de gens capables de se comprendre correctement ! L’enjeu n’est plus du tout le même : ce n’est plus juste une infime élite, mais une large population qui est concernée…
Lorsque les anglo-saxons peuvent choisir leurs meilleurs spécialistes pour les envoyer à une négociation internationale, beaucoup d’autres doivent avant tout choisir ceux qui maîtrisent suffisamment l’anglais… Inégalité injuste !
@fnur :
Courage ! Personnellement, je suis convaincu que l’allemand est en réalité plus facile que l’anglais, même si son premier abord est sensiblement plus ardu. L’unique déterminant anglais, les similarités dans le vocabulaire notamment font apparaître l’anglais relativement facile dans un premier temps, mais une certaine régularité de l’allemand permet de très largement compenser les handicaps initiaux. J’ai appris les deux langues. Bon, en Suisse, je suis évidemment confronté à l’allemand et au schwytzertütsch (parce que les suisses alémaniques ne parlent allemand que sous contrainte… !)
@Stilgar :
Non seulement, j’ai eu du plaisir à lire un de vos livres (les 10 plus gros mensonges…), mais j’ai aussi la satisfaction d’être minoritaire avec vous sur ce coup-là !!!!
C’est une conviction qui flottait dans mon esprit depuis pas mal de temps. Puis, j’ai sauté le pas et je me suis mis à apprendre l’esperanto : je voulais essayer pour en avoir le coeur net !
Bien qu’un petit peu sceptique au départ, j’ai été conquis. Cette langue a un potentiel extraordinaire ! Si je peux discuter couramment en anglais ou en allemand, je suis toujours très limité par de nombreuses faiblesses (vocabulaire, nuances, etc.) et j’ai toujours l’impression d’être une sorte d’idiot si je discute avec quelqu’un de langue maternelle. L’échange reste limité.
Avec l’esperanto, j’ai découvert un moyen de communiquer qui brille par sa qualité, pas par la quantité de ses locuteurs. Il y a donc moins de personnes avec qui échanger, mais l’échange est à mon sens de meilleure qualité. La langue est très souple, tout en étant précise. Elle fonctionne comme une sorte de jeu de legos et permet de nombreuses combinatoires : en somme, on est contraint à moins apprendre par coeur, mais à plus combiner et créer.
Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est ainsi. J’ai appris l’allemand pendant 8 ans, et vécu 3 ans en pays germanophone. J’ai appris l’anglais pendant 6 ans et on y est beaucoup confronté dans de nombreux domaines. J’ai commencé à apprendre l’esperanto il y a 2 ans et demi : mon niveau d’esperanto a maintenant dépassé mon niveau d’allemand, et sensiblement !!!! Bien sûr, il y a la motivation, la nouveauté, les acquis des langues précédentes (et du latin)…mais tout de même….. Une enseignante vient de me proposer de passer l’examen B2 et hésitait même à me proposer le C1… (mais là, je pense qu’elle exagère). Quant aux japonais ou coréens, ils apprennent beaucoup plus facilement cette langue que l’anglais et on les comprend mieux (j’ai fait l’expérience récemment) !
Malheureusement, le mouvement Esperanto est vieillissant et souffre de grandes faiblesses organisationnelles et de manque de ressources financières. Il est aussi parfois fréquenté par des farfelus, revendicatifs et désagréables qui ont tendance à faire fuire. L’esperanto n’a pas la force actuellement de prendre une place réellement significative dans les échanges internationaux…. Mais c’est une solution qu’il ne faudrait pas simplement rejeter sans faire d’essais.
Parce qu’en tant que « langue » et « outil de communication », ça marche vraiment bien !!!
dani,
Merci pour les encouragements, j’en ai besoin dans ma situation d’immigré faisant des efforts. Votre témoignage confirme que bien des progrès me seront nécessaires.
Concernant l’esperanto, mon grand père, que je n’ai pas connu de son vivant, né en 1880, avait appris l’esperanto. Il était musicien compositeur et je suis curieux de savoir si cette langue a une forme de musicalité. Je dois dire que dans ma famille, assez large, issue de ce musicien, l’intérêt principal est celui de la musique, quelque chose assez hors des temps actuels d’inquiétudes économiques ou autres. Dans ce type d’intérêt musical, principalement comptent l’harmonie, le contrepoint et les sonorités, d’où des personnalités parfois originales.
Dani
Il en est de l’esperanto comme de l’écosociétalisme … chacun de ceux qui ont bien voulu y réfléchir ont compris que que ce sont de bonnes solutions (peut être pas la seule pour l’écosociétalisme ….ne soyons pas prétentieux), mais personne ne pourra suffisament les porter pour les faire vivre. J’en veux à l’U.E. de n’avoir pas cherché, pour l’esperanto, d’au moins proposer aux Etats une langue européenne commune et nouvelle, et de nous imposer plus ou moins la langue dominante…
Merci pour le compliment qui touchera également Philippe Derudder…
A-J Holbecq
Il me semble que le problème n’est pas qu’une histoire de langue mais plutôt de métier ! On peut faire les choses approximativement mais à partir d’un certain moment quand l’on a besoin d’une certaine rigueur pour effectuer un travail il faut « laisser » exécuter le travail par un professionnel spécialiste et pour un homme cela représente généralement un apprentissage spécifique d’une dizaine d’années quelque soit le domaine. Après s’il s’agit d’une publication scientifique soit c’est de la vulgarisation et là on peut avoir des approximations sinon il faut un professionnel. J’ai personnellement un souvenir difficile d’une traduction en anglais par des espagnols pour moi français d’une publication scientifique portant sur de l’algorithmique des arbres en informatique. Cela s’est avéré illisible directement et il a fallu tout retraduire à l’écrit mais oralement c’était du charabia quelque soit la langue même après traduction.
Même avec d’excellents traducteurs, le résultat serait moyen car leur culture scientifique/technique pourrait être insuffisante.
On le voit très bien en lisant la documentation technique d’appreillages ou équipements produits à l’étranger.
Je pense que c’est simplement un problème de culture (on ne sait pas tout sur tout mais un peu de tout) et de clarté d’esprit/raisonnement (une bonne idée est simple ou évidente). Actuellement on n’a pas le temps et pas les moyens alors faut faire avec !
Généralement on connait plûtot bien l’anglais technique associé à son business, donc j’ai du mal à croire que cela soit si mal écrit. Mais pourquoi pas !
Enfin je me méfie toujours de ceux qui critiquent la forme et pas le fond. C’est un signe qu’ils sont dépassés !
Une petite étude d’un mailing list en Suisse
http://jcmc.indiana.edu/vol9/issue1/durham.html
Paul