Heidegger, ennemi de Socrate

Fabrice Flipo défend une position qui se situe au sein du mouvement qui milite en faveur de la décroissance. J’ai déjà eu l’occasion de le citer, dans « Pourquoi Paul Jorion est-il contre la décroissance ? » et je lui ai directement répondu dans Un nouveau paradigme doit être en prise avec le monde tel qu’il est.

Ces jours derniers, le débat est reparti au sein du MAUSS sur une question précise : quel est le rapport entre le mouvement décroissant et la pensée de Heidegger. Fabrice a rédigé ce matin une longue lettre à ce sujet.

J’ai déjà eu l’occasion de parler ici de Heidegger. Je l’ai fait dans Le philosophe H. et pour ce qui touche plus spécifiquement à « décroissance et Heidegger », dans Pourquoi je ne suis pas en faveur de la décroissance.

J’ai adressé tout à l’heure la lettre suivante à Fabrice Flipo.

Fabrice,

Merci d’avoir pris la peine de rédiger cette lettre : elle te permet d’expliquer les choses très clairement, elle nous rappelle aussi de manière dérangeante que les religions joueront nécessairement un rôle quand notre espèce aura pris la pleine mesure du fait que sa chemise craque aux entournures et elle me montre surtout qu’entre la position que tu défends – une variété que j’appellerai « radicale » de la décroissance – et la pensée de Heidegger, le lien n’est pas accidentel mais conscient et délibéré : il ne repose ni sur une ignorance de sa pensée, ni comme il a été dit, d’un « éclectisme » à la Victor Cousin, où l’on se sent autorisé à constituer son propre système à partir d’éléments empruntés ça et là et qui – dans cette recombinaison – sont automatiquement extraits de leur contexte.

Autrement dit, la pensée de Heidegger t’intéresse au sein de son contexte. Or nous avons été plusieurs ces jours derniers, à te rappeler que le contexte de cette pensée déborde l’univers des leçons qu’il a prononcées et des textes qu’il a écrits. Certains d’entre nous ont insisté sur le politique : le nazisme, et une position qui ne peut pas être qualifiée de tiède au sein de celui–ci, j’ai voulu moi insister sur la pensée elle–même : sur sa philosophie et – comme tu le rappelles – sur le rapport de celle–ci avec la théologie.

Pour résumer ma pensée, la position prise par Heidegger – sans aucun doute, l’un des plus grands philosophes (*) – est le premier grand coup de force anti-socratique au sein de la philosophie depuis le Moyen Âge, la première tentative moderne – d’ampleur magistrale – de re–subordonner la philosophie à la théologie. Tu sais que Socrate fut condamné pour athéisme, pour avoir conseillé aux hommes d’écouter leur voix intérieure (que l’on appela ensuite « conscience » ou « raison ») plutôt que les oracles obscurs délivrés par les dieux. Heidegger se réclame des pré-Socratiques (tous des mages, selon moi) pour remettre Dieu au sommet de la pyramide et, comme je l’écrivais l’autre jour à son propos dans notre correspondance : il appartient « à la tradition scolastique « théologique » – par opposition à la tradition « logique » – où le mystère prévaut sur le savoir, qui doit lui générer la crainte. »

Tu écris :

L’un de mes anciens profs disait que chaque système comporte sa faille logique et que les philosophes la recouvrent d’un post-it : « Dieu », ce qui signifie : « à résoudre plus tard ». Pour moi il n’y a pas, et ne peut avoir, de système logique clos. Pas plus chez Heidegger qu’ailleurs, le sens ne se laisse forclore dans nos textes. D’où l’herméneutique et sa vogue actuelle.

Tu sais ce qu’il fallait rétorquer à ton ancien prof : ce que Laplace aurait répondu à Napoléon : « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse ! » mais tu as raison : le message de Socrate était bien le message inverse de celui de Heidegger, pour Socrate, « le sens se laisse forclore dans nos textes », autrement dit, « il n’y a pas de sens à attendre en provenance du ciel : le sens est dans la raison et dans la raison seule ». Il en découle bien entendu de manière immédiate que changer le destin des hommes est entre leurs mains et leurs mains seules. C’est cela qui nous sépare toi et moi : le monde où je vis moi est un monde clos où les hommes peuvent seulement – et je citerai ici un autre grand athée – « compter sur leurs propres forces ».

Les choses sont claires désormais parce que tu les as très bien clarifiées et je me contenterai donc pour conclure de reprendre – bon sang ne peut mentir – les paroles d’un grand poète belge :

Adieu Curé je t’aimais bien
Adieu Curé je t’aimais bien tu sais
On n’était pas du même bord
On n’était pas du même chemin
Mais on cherchait le même port

Paul

(*) J’aimerais pouvoir critiquer Heidegger comme il a lui critiqué Hegel (je pense au cours donné à Fribourg durant l’hiver 1930–1931 : La « phénoménologie de l’esprit » de Hegel, Gallimard 1984).

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48 réponses à “Heidegger, ennemi de Socrate”

  1. Avatar de orengo
    orengo

     » Je deviens régulier comme un verre de montre . Quel heure avez – vous ? Sur terre il se fait tard. Le sol s’agite sous le pas des fleurs, je crains le rapprochement des murailles L’artifice des mois se déclare . Les rideaux sont des calendriers . Sans se distinguer des immeubles environnants deux ou trois maisons de rapport s’interpellent. Nous nous posons des devinettes atroces froissées. Cela dure longtemps sans qu’il soit besoin de se creuser la tête avec la charité ou autre chose . Faisons notre possible pour être absous par les doctes soutien de l’ordre fantaisiste que nous compromettons ici- bas. A la tête d’une compagnie d’assurance , nous avons fait mettre notre rêve qui est un beau malfaiteur;

    La carrière s’oublie dans les bras du contremaître . C’est ici qu’intervient le gros poussier des wagonnets qui excuse tout.
    Les habitants sont d’anciens fonctionnaires des colonies et dans leur regard on peut lire la peur des tapirs et le son de leur voix est semblables aux gémissements des chacals aventureux. Ils laisse passer cet homme si grand et si courbé puis ils l’appellent pour lui servir des plats épicés et lui conter des histoires inventées.  » il y a au centre africain un lac peuplé d’insectes mâles et qui ne savent que mourir à la fin du jour. Les mouches désenchantées se sont tues.
    André Breton & Phillippe Soupault – les Champs Magnétiques- …  » – pour Jérémie-

  2. Avatar de orengo
    orengo

    «  » Le 29 juillet 1919, André Breton écrit à Tzara, encore à Zurich : «  » Attendez, voulez vous , pour me juger la parution en septembre des Champs magnétiques, une centaine de pages prose et vers que je viens d’écrire en collaboration avec Philipe Soupault. «  »

    «  » Je n’ai jamais cessé d’être persuadé que rien de ce qui se dit ou se fait ne vaut hors de l’obéissance à cette dictée magique  »
    André Breton –

  3. Avatar de AntoineY
    AntoineY

     » Sa pensée appartient à cette famille-là dans son essence-même : anti-socratique, anti-philosophique, anti-Lumières, ennemie de la raison, ennemie de la connaissance, théologique, ayant ses racines dans la crainte de Dieu. »

    C’est un contresens total.
    Évidemment à tous ceux qui pensent que le travail de la philosophie est « instrumental », qu’il s’agit de résoudre des problèmes d’ingénierie ou de comprendre « le monde social », et je m’empresse d’ajouter « dans une perspective critique », je comprend que son oeuvre puisse laisser à tout le moins perplexe. Puis qu’il s’en foutait éperdument.
    Ou plutôt non, il estimait que tout ce travail là se fondait toujours sur un certains nombre de postulats, postulats dont il a fait l’histoire.

    Ce n’est donc pas vraiment qu’il ne s’y intéresse pas. Mais il s’intéresse surtout à ce qui a toujours intéressé la philosophie depuis ses origines, la discussion critique des opinions et de leurs postulats. Rien d’anti-philosophique là-dedans, ni d’anti-socratique, et c’est au contraire une pensée radicalement anti-théologique. La philosophie est pour H. la seule discipline qui par essence part de zéro et ne fonctionne pas par empilement, ce qui la distingue des disciplines ontiques (de la psychologie à la théologie, en passant par la physique). C’est une ascèse théorique radicale à laquelle il se livre, et de ce point de vue il reconduit le geste de tous les grands penseurs qui l’ont précédé (et ici il est plus proche de Socrate contre Hegel). Quoi de plus naturel?

    Insulte suprême, il prétendait que l’important se jouait donc ailleurs au sein d’une « discipline » qui s’appelait « ontologie », et que le savoir « scientifique » (le projet scientifique en tant que telle) non seulement dérivait de l’ histoire de cette dernière mais en plus n’avait du coup rien à dire de fondamentalement décisif, bien qu’il soit par lui-même le fait décisif de cette époque. A un moment où l’on prétendait que la philosophie avait pavé la voie royale à la science qui n’avait désormais plus qu’à la congédier, à une époque où l’on prétend(ait) que « métaphysics is non-sense », inutile de dire que ça a déplu. Ni la science ni aucun dispositif technique ne sauvera jamais une civilisation. Ceci est bien sûr anti-Lumière, mais ce n’est pas une attaque contre la Raison. Ou alors Rousseau qui allait encore bien plus loin (ce que H. ne dit jamais), en affirmant que ce progrès là pervertissait, était encore bien plus anti-socratique.

    Qu’il rebute je peux le comprendre. D’autant que son écriture a tout de celle du mystique au premier contact, alors qu’il n’y a rien de plus éloigné que ça (parler de l’Etre ca n’est pas faire de la théologie, ou alors tout le monde en fait toujours). Toutefois, que l’on reprenne l’idée que Kant ou Hegel se fait de la philosophie, au détriment de celle que s’en faisait les Anciens ne justifie aucunement qu’on l’excommunie de la sorte de la philosophie ou pire qu’on en fasse un penseur de la famille Maurras-Celine- et consort, si c’est la tradition à laquelle il est fait référence. Si ceux qui appartiennent à cette « famille » le classent ici, ils se trompent lourdement eux-aussi.

    Le seul qui soit vraiment anti-philosophique, sans être anti-socratique, encore que pour moi il ait tout du « sophiste », c’est Derrida, mais il n’est pas réputé pour ses positions conservatrices… Alors là oui je veux bien parler de mystique ou de nihilisme ou de refus du discours rationnel, et encore je me trompe peut-être ne l’ayant pas vraiment étudié de près (disons que c’est l’impression qui en ressort)…

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