Philippe Barbrel de Contre Info me demande ce que je pense de son article intitulé Une accumulation de capital absurdement inutile et dangereuse et je lui réponds que je l’ai déjà lu et qu’au moment où je le lisais j’éprouvais le sentiment curieux que ce texte était à ce point ce que j’aurais écrit moi–même sur ce sujet, que je me suis un peu inquiété durant ma lecture et ai cherché la signature et que n’en trouvant aucune, sinon « Contre Info », je m’étais encore inquiété davantage. Voici à quoi exactement j’ai alors pensé : à cette merveilleuse bande dessinée de Floc’h et Rivière qui s’appelle Le rendez–vous de Sevenoaks (Dargaud 1977). Pour ceux qui ne l’auraient pas lue, en voici le thème : au début des années cinquante, George Croft, un auteur de romans policiers, s’inquiète de découvrir que des livres très semblables à ceux qu’il écrit ont été publiés dans les années vingt. Il part à la recherche de leur auteur, Basil Sedbuk, et après de nombreuses péripéties, finit par découvrir sa maison à Sevenoaks, dans le sud de l’Angleterre. Au moment où Croft pénètre dans la villa délabrée et condamnée, il se retrouve soudain transporté trente ans plus tôt, alors que la radio annonce l’étrange disparition d’Agatha Christie. Sedbuk est là, qui l’attend, mais c’est pour lui apprendre une terrifiante nouvelle : il n’est en réalité lui, George Croft, que l’un de personnages d’un roman que le vieil auteur écrivit autrefois.
J’ai commencé à écrire à propos de ce qui deviendrait « la crise des subprimes », en 2005. En 2007, d’autres analystes m’on rejoint sur le sujet mais si vous relisez les textes que j’ai alors rédigés et ceux qu’eux écrivaient, vous verrez que nos analyses ont en fait très peu en commun. La raison en est sans doute que la plupart de ces auteurs sont économistes et que je ne le suis pas. Je suis, comme vous le savez, anthropologue et sociologue de formation, à quoi se sont ajoutées les dix–huit années les plus récentes durant lesquelles j’ai appris la finance sur le tas. L’avantage, c’est que cela m’évite les œillères qu’une formation d’économiste m’aurait peut–être apportées.
Parce que j’entends aller au fond des choses sur cette question de la création de monnaie par les banques, je lis en ce moment un certain nombre d’ouvrages. Parmi ceux–ci, un livre très intéressant intitulé Every Man A Speculator. A History of Wall Street in American Life par Steve Fraser (HarperCollins 2005). A la page 200, Fraser écrit ceci :
La science économique moderne se présente elle-même comme libre de tout jugement de valeur, et à la limite, comme une science purement mathématique. Ses catégories sont censées être à l’abri de toute contamination politique ou morale. Que ceci soit vrai ou faux, une approche de ce type s’interdit de comprendre la quasi–totalité de ce qui constitua la pensée économique au XIXè siècle.
J’ajouterai en toute confiance à la liste de Steve Fraser le XXè et, de la manière dont se présentent les choses, le XXIè siècle également.
Je n’ai pas pensé à le préciser mais, dans ma bouche, dire d’un texte que « j’aurais pu l’écrire moi–même » est un compliment. J’étais satisfait de mes analyses en 2007 mais cela ne m’empêchait pas de me sentir bien seul. Bonne nouvelle, ce n’est plus le cas : si vous aimez ce que j’écris, ne manquez pas de lire aussi Une accumulation de capital absurdement inutile et dangereuse.
6 réponses à “Expliquer réellement ce qui se passe en ce moment”
je venais de transmettre ce texte à des amis avant de lire votre lettre ; et quel est le nom de votre disciple clairvoyant ? Sa synthèse est magistrale, comme vos articles !
bonne journée
Le texte ci-dessous mérite une certaine attention je le titrerais volontiers : « If you can’t measure it you can’t manage it ».
J’ajouterais volontiers que si on veut mesurer on le peut toujours en mettant les actifs aux enchères et en regardant ce qui se passe. Cela ne veut pas dire que le prix obtenu reflétera la valeur de l’ensemble du stock mais aura au même titre que le marché secondaire des actions et des obligations qui au mieux ne porte que sur 20% du stock de donner une indication « accurate » de la perception du marché. En finance on achète plus de la perception voire de l’émotion que des faits strictement rationnels.
On pourra bien évidemment se rassurer in fine avec Einstein : « Not everything that counts can be counted, and not everything that can be counted counts »… Ce qui nous ramène bien évidement à Nietzsche pour qui « Ce qui a de la valeur n’a pas de prix » et bien sur à Goldman Sachs pour qui « Ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ».
Bien amicalement
JFC
Bonjour,
Ce texte nous montre symboliquement que:
– le (s) responsable(s) ne comprend pas grand chose à ce qui se passe, mais que s’il prenait la situation au tragique ou même simplement parlait librement, il risquerait de tout faire sauter.
– le (s) politique (s) est complètement largué, il en est à écouter les rumeurs du « on » pour se faire une opinion.
Il est complètement évident que l’usine à gaz actuelle de l’économie n’est plus maîtrisable :
Son vocabulaire est mensonger, au moins par l’absence de maîtrise de ceux qui le dispensent.
Ses acteurs agissent, au mieux, dans le brouillard, au pire à leur corps défendant.
Ses outils ne sont pas compris, en libre service, et constamment bidouillés, mais très efficaces localement.
Ses indicateurs et mécanismes de régulation sont inadaptés.
Elle fonctionne donc en boucle ouverte… et ne peut donc que se casser la gueule sur la durée.
Ce serait effrayant si tout n’était relatif, en la matière je souscris à la vision d’Einstein.
Et les crises récentes actuellement connues et surmontées ont été de faible ampleur !
-quelques spéculations techniques dans les années 90
-celle des rêveurs de l’économie virtuelle en 2000
Celle des subprimes reste limitée et pourra encore probablement être maîtrisée (aux dépens des joueurs involontaires bien sûr)
Je ne vois pourtant pas le système résister à la prochaine, liée au contingentement du pétrole.
A mon sens, il est urgent d’avoir une vision simple, si possible imagée, du système.
Puis-je rappeler une histoire qui pourrait peut-être aider à la réflexion.
Dans les années 90 une équipe d’étudiants du MIT avait industrialisé (grâce à l’informatique et un fonctionnement en réseau) une faille sur l’équilibre normal du jeu découverte par un matheux curieux dans les années 60.
Celui-ci avait découvert qu’il suffisait de compter et classer en catégories adéquates les cartes déjà sorties du sabot pour adapter sa stratégie , pour que les probabilités de gain du joueur excèdent alors celles de la banque.
De façon infime certes, mais si on on joue gros et longtemps la somme en jeu ayant réellement existé dans le temps devient colossale (il semble que la question de savoir si cette somme est réelle ou non agite beaucoup dans ce blog) et les gains aussi (et les joueurs ont tendance à « réaliser » leur gain).
La bonne nouvelle :
Les patrons de casino ont réussi à régler le problème, le détail des opérations, dont je ne me rappelle plus dans le détail, est d’ailleurs tout à fait romanesque, et éclairant sur le comportement humain qui évolue du refus de reconnaissance du problème, vers l’obstination à essayer toutes les astuces pour le contourner avant de le prendre de front.
Si cette histoire avait quelque analogie avec l’économie, on pourrait se poser les questions « à cent sous » suivantes:
Pour l’actualité :
Bernanke, Trichet et consorts feront-ils aussi bien que ces patrons ?
Comment s’y prendront-ils ?
A quel stade sont-ils du diagnostic ?
Sont-ils sur la même démarche intellectuelle ?
…
Sur le fond :
Le blackjack est-il une science, et ses mathématiques, (les martingales) valent-elles le prix Nobel à leurs auteurs ?
Dans le monde réel, la banque, c’est le monde réel, la propriété commune.
Combien de personnes ont pris part à ce jeu perdant, une bonne part à leur corps défendant?
Combien de façon consciente ?
Qu’en pensez-vous ?
Bernard.
Je proposerais bien une petite explication macroéconomique à la situation actuelle en m’inspirant d’un économiste du 19ème sciècle qui à eu la malchance d’avoir des adeptes qui ont sombré dans le dogmatisme, mais dont les bases de raisonnement sont, à mon avis, toujours intéressantes.
Au 19ème sciècle, les investisseurs (capitalistes en V.O.), accumulent des moyens de production sous la forme de moyens de production qui constituent en définitive leur patrimoine. Ce patrimoine n’est pas menacé rapidement par une dévalorisation due à l’obsolescence technologique (cycle d’usure « normale »). Ce patrimoine tend à croitre en valeur du fait de la nature du progrès technologique de l’époque (de l’atelier à H. Ford).
Avec l’apparition des technologies de l’information, le cycle industriel devient de plus en plus un cycle dépendant de l’obsolescence technologique (La production se fait de plus en plus sur une base « intellectuelle »). La valeur patrimoniale est de plus en plus aléatoire. D’autre part, les nouvelles technologies sont souvent peu capitalistiques (logiciels) et l’accumulation de richesses peut de moins en moins se matérialiser par de l’accumulation de travail passé (moyens de production) ; la croissance financière vient pallier ce problème en permettant de matérialiser la nouvelle richesse par la possession de liquidités, c’est-à-dire des reconnaissances de dettes DONC DE TRAVAIL FUTUR. On est donc en train de passer d’un système ou la richesse consistait en la possession de travail passé cristallisé dans des investissements lourds, à un système ou la richesse est matérialisée par un droit d’appropriation d’un travail A VENIR.
Mais la superstructure économique est restée celle héritée du capitalisme du 19ème sciècle : Il faut donc que cette richesse qui s’exprime financièrement trouve à se matérialiser : d’où l’inflation des actifs (bourse et immobilier principalement). Comme la contrepartie de la « liquidité » possédée est la dette, ce système nécéssite pour fonctionner l’endettement toujours croissant des ménages et/ou des entreprises et/ou de l’état, des collectivités locales …
On arrive aujourd’hui au point ou la dette de la majorité des ménages américains est supérieure à leur patrimoine (negative equity).
Peut-être est il possible de relancer un nouveau cycle en faisant s’endetter les cadres moyens/supérieurs qui sont les seuls à rester solvables, en leur vendant A CREDIT (au comptant cela ne marche pas) des panneaux solaires et des éoliennes (Je le sens venir ce coup là…), mais cela ne fera que reculer (éventuellement) l’inévitable déflation des actifs financiers. En se référant à une vieille théorie du 19ème sciècle de l’auteur évoqué au début de ce post, de l’adéquation entre l’infrastructure matérielle (mode de production) et la superstructure sociale (régime politique adapté à cette infrastrucure) on pourrait aussi envisager une variante à la succession du mode de production capitaliste : le rétablissement de l’esclavage pour dettes ?
Une belle remarque, mais si l’on regarde les « actifs » côtés en bourse dans notre beau pays il y en a fort peu qui peuvent se targuer de correspondre à votre « nouveau modèle » l’écrasante majorité ressort d’installations coûteuses et de matériel hors de prix dont l’amortissement réel est en général inférieur à l’amortissement fiscal. Avec Véolia, Suez et Schneider on est dans le dur, la seule division service est celle qui s’occupe des pot de vins ! 😉 .
J’ajoute mon explication, la baisse tendancielle de l’investissement dans les pays occidentaux ces vingt-cinq dernières années après avoir joué un rôle décisif dans le ralentissement de la croissance à atteint un niveau tel que c’est la solvabilité même de nos pays qui commence à pouvoir être mise en doute. Les USA aujourd’hui l’Europe dans quinze ans.
Bien à vous Salluste
@ Salluste,
Désolé de m’être fait mal comprendre:
Quand je parle d’actifs boursiers, je parle de la valeur de la capitalisation boursière (valeur nominale des actions X nombre d’actions), qui atteint des niveaux historiquement très élevés en terme de ratio dividende versés / valeur de la capitalisation, surtout si l’on prend en compte le fait que les profits par action sont artificiellement majorés par la relution (rachat d’actions par l’entreprise en utilisant le LBO (leverage buy-out) ce qui revient à remplacer du capital propre par de la dette, donc à augmenter artificiellement le taux de profit réel (et crée au passage de la liquidité nécessaire au fonctionnement du système).
La « déleverisation » de cette dette est probablement la prochaine étape de la crise du système de crédit qui commence à déborder de l’immobilier.
D’autre part, ma réflexion part d’un constat et se veut tendancielle : Il me semble que le ratio (poids des « services »)/(poids de l’industrie) ne cesse de croître dans les pays dits « développés » (les mots « services » et « développés » mériteraient certainement d’être diversifiés car ils agrègent des concepts très différents).
Votre remarque porte sur l’accumulation très importante de capital fixe dans certains secteurs: C’est exact, mais cela ne contredit pas mon analyse. D’autre part, il faut noter que ces secteurs se retrouvent de fait en situation de quasi-monopole et peuvent donc imposer leur prix. (on ne peut pas choisir son concessionaire d’autoroute ni son fournisseur d’eau.)
En ce qui concerne l’absence d’investissements « durs », on peut aussi voir l’enchainement des causes et des effets dans l’ordre inverse au votre.
Dans les années 80, le problème de la stagflation est « réglé » par le blocage des salaires (Thatcher, Reagan… puis tous les autres) ce qui conduit par exemple à une baisse de 12% (de mémoire) de la part des salaires dans le PIB français. Ce phénomène de la baisse des revenus du travail par rapport aux revenus du capital est général à l’échelon planétaire. L’ouverture des frontières interdit d’ailleurs à quiconque d’augmenter le pouvoir d’achat des revenus du travail, car cela se répercuterait sur les prix des biens produits dans le pays qui procéderait à cette augmentation et relancerait la production des pays les plus austérophiles. (expérience Mauroy 1).
Les salariés compensent cette baisse relative des revenus en achetant moins cher (Taîwan, Hong-Kong puis Chine) et en s’endettant (les USA sont un exemple paradigmatique avec Wall*Mart (China*Mart pour les mauvaises langues) et l’endettement historique des ménages. Les entreprises et la plupart des états en rajoutent une couche dans l’endettement, grace aux innovations financières dont Paul Jorion connait bien les arcanes.
Je pense donc que c’est la baisse de la solvabilité de la majeure partie de la population qui est à l’origine de la baisse des investissements dans les productions industrielles dans les pays occidentaux. C’est cette capacité d’endettement qui atteint ses limites aujourd’hui.
En ce qui concerne la solvabilité des états, il peut certe y avoir problème (principalement pour les USA en ce moment), mais il me semble que la dette des entreprises et surtout des ménages est bien plus grave en terme de conséquences : le fait que les ménages américains commencent à abandonner leur maison lorsque la valeur (en baisse) de celle ci devient inférieure au montant des traites qui leur reste à payer et laissent les banques se déme*der avec le bébé, me semble être un renversement de mentalité fondamental (on ne s’accroche plus à un bien coûte que coûte) qui peut lézarder encore plus ce système économique.
Merci pour ces débats très constructifs.