Ben on avance ! Du moins, c’est mon sentiment. Il y a cependant encore un certain nombre d’aspects sur lesquels l’indignation de certains d’entre vous m’échappe. Je vais donc faire deux choses : je vais prendre un exemple simple et puis je vous poserai quelques questions.
Je pose les termes dans une perspective que j’ai déjà traitée : on trouve tout ça dans le manuscrit « Le prix » qui est sur mon site Internet et qui reprend des articles que j’ai publiés durant la décennie 1990 –2000. Je repars de la vieille notion de métayage (en anglais « sharecropping »). Au départ j’ai un rapport de force : j’ai deux acteurs, l’un qui dispose de ressources qu’il peut avancer : de la terre, des outils, etc. et l’autre qui ne dispose que de sa force de travail. Ils concluent un contrat : le propriétaire met ses ressources à la disposition du métayer et, un an plus tard, celui–ci lui retourne une part de ce qu’il a pu produire ; disons une part sur 10 de sa récolte. Ce système de métayage est traditionnel à la petite pêche, il est représenté dans le monde entier : on l’appelle alors « système à la part » (en anglais « share system »).
A la fin de l’année le propriétaire récupère sa terre, son matériel, etc. je simplifie ici, je ne parlerai pas de dépréciation, d’amortissement, etc. plus sa part sur 10, tandis que le métayer garde ses 9 parts, moins la graine dont il aura besoin l’année suivante, etc. Au début de l’année on avait terre + outils, à la fin, on a terre + outils + récolte (qui se redistribue en 1 part pour le propriétaire et 9 parts pour le métayer). Il y a surplus et le surplus c’est la récolte.
D’où vient la moisson ? Les physiocrates le savaient et Bataille a repris l’idée dans « La part maudite » (1949) : de l’action combinée des avances du propriétaire, du travail du métayer, de la pluie et du soleil, Bataille appelait cela « ébullition du monde ». La moisson c’est donc en gros : avances + travail + soleil.
La croissance si je ne me trompe, c’est ce que j’ai appelé « surplus » : ce qu’on a obtenu à l’arrivée moins les avances, donc : travail + soleil. Le propriétaire reçoit sa part : (travail + soleil) / 10.
Deuxième temps. Le propriétaire dit au métayer : « Ecoutez je n’ai pas de place chez moi pour tout ce foin. Allez vendre ça au marché et vous me donnerez 10 % de ce que ça vous aura rapporté ». Le métayer vend sa récolte et revient avec un paquet de billets dans sa poche : il a transformé sa récolte en monnaie : le paquet dans sa poche représente toujours – comme la moisson qu’il a vendue – travail + soleil.
Troisième temps. Le propriétaire dit au métayer : « Ecoutez je n’ai pas le temps de m’occuper de vérifier ce que vous gagnez à la fin de l’année. Je reçois parfois plus et parfois moins, en fonction de votre récolte. J’aimerais mieux qu’on regarde ce que vous m’avez versé, disons au cours des cinq dernières années, qu’on fasse la moyenne et que vous me versiez cela désormais comme un fixe ! » Le système a désormais changé : on est passé d’une logique de métayage à une logique de location. Du point de vue de la récolte, le propriétaire recevra parfois (travail + soleil) / 11, parfois (travail + soleil) / 9, etc.
Dans le cas de la location, où le loyer est cette fois un fixe, il est alors plus simple d’utiliser comme étalon la valeur des avances plutôt que celle du surplus. On dira alors que le loyer est, disons, (avances) / 20. Soit, traduit en termes de taux d’intérêt : 5 % par an. Inversement, si l’on voulait exprimer l’ancienne « part » par rapport aux avances, selon la récolte, la part serait parfois de 6 %, parfois de 4 %, etc. Ce qui n’aurait pas changé, ce serait le fait que ces 6 %, ces 4 %, sont toujours ponctionnés de la même manière sur travail + soleil.
Quatrième temps : intermédiation. Le propriétaire demande à un intermédiaire de collecter le loyer du métayer. Celui–ci verse les intérêts à cet intermédiaire, que j’appellerai pour la commodité « banquier ». La source des versements, c’est toujours travail + soleil. Le banquier se rémunère au passage : le métayer lui verse 5,5 % et il reverse 4,5 % au propriétaire, conservant 1 % pour lui.
Bon, une remarque : oui, pour que cela fonctionne comme un système « généralisé », il faudrait que de la masse monétaire soit créée pour refléter la création du surplus – encore appelé « croissance » – et éliminée pour refléter sa destruction par l’usure, etc. Il y aurait « décroissance » quand le bilan entre création et destruction est négatif.
Ma question : y a–t–il « scandale » dans mon illustration ? Si oui, réside–t–il entièrement dans le rapport de force inégal au départ entre le propriétaire et le métayer (qu’on pourrait alors appeler « prolétaire » pour emprunter à un vocabulaire connu) ? Si la réponse à cette question est oui, le problème peut être entièrement reformulé dans les termes de Jean–Jacques Rousseau :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne » ».
S’il y a scandale, et s’il est ailleurs, il faudrait m’expliquer où.
5 réponses à “Monnaie – intérêt – croissance”
En ce qui me concerne, tout est dit dans ce paragraphe :
« il faudrait que de la masse monétaire soit créée pour refléter la création du surplus – encore appelé « croissance » – et éliminée pour refléter sa destruction par l’usure, etc. Il y aurait « décroissance » quand le bilan entre création et destruction est négatif. »
Si la monnaie est le corollaire de la création de richesses, c’est ce que nous avons connu pendant des millénaires. Aujourd’hui, c’est la création monétaire qui précède l’éventuelle création de richesse (si le prêt a été fait à bon escient). Auparavant, comme vous le soulignez, la croissance ou la décroissance est liée aux résultats de l’économie réelle, les deux sont possibles. Aujourd’hui, la croissance est « indispensable » au fonctionnement du système : pour que le système de crédit ne s’effondre pas, seule la croissance permet de « justifier » les nouvelles dettes qui permettront la création de la monnaie nécessaire aux remboursements du principal et de l’intérêt des créations précédentes…
Nul « scandale » dans tout cela. Une évolution radicale par contre, dont on pourrait tirer le pire ou le meilleur…
Je crois partager l’opinion de Dani de la façon qui suit.
Paul schématise une montée en abstraction: du « surplus » à la « croissance ». Au départ, la création de surplus procède de la physique, puis il se constitue progressivement en « modèle » abstrait. En fin de course, les banquiers autonomisent le modèle, mais doivent faire croire que le modèle correspond toujours à la bonne vieille loi naturelle, quitte à créer une société de consommation, histoire de justifier leur accrochage au modèle qui leur permet à eux de subsister et d’embellir…
Lorsque j’utilise « décroissance », j’entends plutôt « a croissance », c’est-à-dire la volonté de dénoncer la perversion résultant de la confusion des niveaux d’abstraction.
J’en reste là, mais il est clair qu’il conviendrait d’élaborer davantage cette lecture… nous avons le choix des approches : généalogie des simulacres chez Baudrillard, sémantique générale, théorie des types logiques…
§
Voici une autre remarque. La prémisse de Paul « nous avons un rapport de force » demande une précision : le rapport de force est déjà PACIFIE »; sans cette pacification, nous aurions un cadavre et un animal esseulé dans le vaste monde.
Naturellement, nous pouvons introduire une historiette symétrique (version prolétaire), accompagnée d’une dimension colonisatrice. Les champs ne seront retournés que sous la menace des lances et, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le système fonctionne, car nous disposons d’une réserve d’esclaves inépuisable.
Si nous voulons vraiment décortiquer l’historiette, il s’agit de voir comment fonctionne cette pacification des désirs, autour de quoi s’entendent le maître et l’esclave. La « montée en modèle » enchaîne les proportions et glisse sans frottement sur le papier…
Tout ceci, pour convaincre, demanderait d’être précisé.
à+
[…] ce que cela voulait dire ? J’explique – à l’aide d’une véritable démonstration – dans Monnaie – intérêt – croissance que l’intérêt est la « part » que reçoit dans un système de métayage celui qui a fait les […]
[…] ce que j’appelle surplus (ou « richesse créée »), je l’explique dans Monnaie – intérêt – croissance : La moisson c’est donc en gros : avances + travail + soleil. La croissance si je ne me trompe, […]
Au point de vue social l’analyse est peut être correcte mais au point de vue strictement scientifique elle ne l’est pas.
Erreur :
Le système à un moment est fermé : Propriétaire/Métayer
Le système à un moment est ouvert : Propriétaire/Métayer/Extérieur
Cela en chimie donna la théorie (fausse) de la génération spontanée et là cela y ressemble : La génération spontanée de richesse !
L’année suivante (ou tout au moins dans un futur certain) la récolte quelle qu’elle soit est mangée ou détruite ! La richesse globale n’augmente pas vraiment. Seule la part sociale du métayer augmente par rapport aux autres puisqu’il produit plus et son rôle devient plus important.
Si le système globalement est fermé (ce qui est le cas dans l’absolu puisque nous vivons tous sur la même planète) et que la quantité d’argent est fixe le métayer gagnera plus et les autres moins. Il n’y a que si on augmente la masse monétaire simultanément que l’on a l’impression qu’il y a augmentation de la richesse et il n’y a pas de cohérence obligatoire c’est d’ailleurs ce qui se passe en cas d’inflation ou de déflation ou cette cohérence n’existe plus réellement entre la répartition de l’argent et le rôle de chacun.
Une question encore : A qui donnerait t-on la monnaie introduite ? aux fonctionnaires, aux collectivités ?