Qu’ont en commun ce matin l’extrême–droite « libertarienne » américaine, Paul Krugman, professeur d’économie à Princeton University et chroniqueur de gauche du New York Times et Alan Greenspan, l’ancien président de la Federal Reserve, la banque centrale américaine ? Le désespoir. Tous affirment que rien ne pourra être entrepris qui puisse enrayer la chute libre du système financier américain. Là où ils diffèrent sans doute – bien qu’ils n’abordent pas la question – c’est sur ce qu’il conviendra de faire quand il s’agira de ramasser les morceaux.
Selon le Wall Street Journal (1),
« Certains, conservateurs ou libertariens affirment que la meilleure chose à faire serait précisément de ne rien faire du tout. Selon eux, le gouvernement devrait s’abstenir de tout ce qui pourrait soutenir le prix de l’immobilier résidentiel parce que cela ne ferait que retarder le moment où les investisseurs – que ce soit sur le marché immobilier ou sur celui des Mortgage–Backed Securities [les titres adossés à des prêts au logement] – se seront convaincus que les prix ne pourront plus tomber plus bas ».
Mercredi, dans une tribune du Wall Street Journal, où il se défendait quant au rôle qu’il aurait pu jouer dans la crise actuelle (j’en ai déjà parlé dans La faute à Greenspan ? et j’y reviendrai prochainement), Alan Greenspan écrivait :
« La crise actuelle du crédit s’achèvera quand les stocks excédentaires de logements récents auront été dans leur majorité absorbés et que la déflation du prix des maisons aura suivi son cours. La valeur aujourd’hui incertaine du capital captif dans les murs des logements se sera alors stabilisée ; elle sert de tampon pour tous les prêts au logement et, plus crucialement encore, pour ceux de ces prêts qui sont mis en gage comme collatéral au sein de Mortgage–Backed Securities. Des pertes considérables auront sans aucun doute été enregistrées entre-temps, comme conséquence de cette crise mais après une période prolongée d’ajustements, les affaires pourront reprendre pour l’économie américaine et, de manière générale, pour l’économie mondiale ».
Quant à Krugman, il écrivait dans le New York Times d’hier que
« … les chiffres sont énormes. Le blog financier Calculated Risk […] estime que si le prix des résidences baissait de 20 %, 13,7 millions de ménages se retrouveraient avec un prêt dont le montant est plus élevé que la valeur de leur logement. Le nombre se monterait à 20 millions si les prix devaient baisser de 30 %. Ces chiffres représentent des pertes tout à fait considérables et expliquent pourquoi le marché du crédit s’est tari. Ce qui est en train de se passer sur les marchés n’est donc en aucune manière une panique irrationnelle, il s’agit au contraire d’une panique parfaitement rationnelle puisqu’il y a là partout des monceaux de mauvaise dette et qu’il vous est impossible de savoir quelle part de cette mauvaise dette est à attribuer au gars qui cherche aujourd’hui à vous emprunter de l’argent. Comment est–ce que tout cela finira ? Les marchés ne se remettront à fonctionner normalement qu’au moment où les investisseurs sauront avec une relative certitude où les corps – je veux dire les mauvaises dettes – sont ensevelis. Et ceci ne pourra avoir lieu que lorsque le prix des maisons aura interrompu sa chute et que les établissements financiers auront une idée plus claire de leurs pertes. Tout ceci prendra probablement des années. Pendant ce temps–là quiconque s’attend à ce que la Fed ou qui que ce soit d’autre lui présente un jour prochain un plan qui fera s’évanouir la crise financière, risque d’être profondément déçu ».
(1) Michael M. Phillips, James R. Hagerty et Greg Ip, « In Capital, Steps Weighed to Fix Mortgage Mess Some Draw Inspiration From Depression Era ; The Do-Nothing Option », Wall Street Journal, le 15 décembre 2007.
(2) Alan Greenspan, « The Roots of the Mortgage Crisis », Wall Street Journal, le 12 décembre 2007.
(3) Paul Krugman, « After the Money’s Gone », New York Times, le 14 décembre 2007.
6 réponses à “Le désespoir”
Le plus effroyable n’est pas tant la promesse des crises à venir que l’incapacité où nous serons d’y répondre. Or les politiques actuelles – depuis un moment ! – s’évertuent à réduire et à assécher les vertus qui font que tout groupe humain est capable de tenir dans la tempête et, avant toute chose la solidarité et la tempérance. C’est plutôt une bonne nouvelle que nous sachions à peu près où nous allons, y compris si c’est vers le pire : ça donne une profondeur indispensable à la pensée et à l’action. Le problème c’est de savoir qu’une fois la crise advenue nous serons aussi incapables qu’aujourd’hui d’y répondre quoi que ce soit de consistant. Mais ne soyons pas si pessimistes : on peut aussi penser qu’une société regorge de facultés plus ou moins endormies qui subsistent sous une couche substantielle d’égoïsme et de consumérisme.
Pour répondre à Fabien Robertson : il y a deux dimensions, la première, c’est qu’effectivement, la solution de certains problèmes complexes dépasse encore notre entendement, la seconde, c’est que chaque crise provoque une réflexion importante, que certaines solutions sont parfois trouvées mais que des forces énormes sont mobilisées (« lobbys ») pour torpiller l’application de nouvelles mesures en vue de maintenir le statu quo – qui permettra aux mêmes de rafler encore une fois la mise au prochain tour et … de bénéficier encore une fois des sauvetages gouvernementaux lorsque la crise aura éclaté.
Dans Dirigeants de banques et analystes financiers, j’ai cité une étude produite par « Mortgage Strategist » publiée par l’Union de Banques Suisses dont je rappelle un passage : « … le processus de prise de conscience du problème, de mise au point d’un accord portant sur des solutions effectives, et leur mise en application ensuite, peuvent être entravés par des interventions politiques, des représentations idéologiques et les lobbys ».
Beaucoup de spécialistes affirment que la baisse des taux est la solution pour éviter la récession y compris des économistes renommés tel que Nouriel Roubini (en fait je crois qu’il pense que la récession ne peut pas être évitée, mais il était favorable à la baisse des taux).
Ne pensez-vous pas que le baisse des taux est peu efficace et que l’on est déjà dans, peut-être pas encore, dans un scénario de trappe à liquidités un peu comme au Japon dans les années 90 ?. Peut-être encore pire du fait du taux d’épargne des Américains très faible et de leur taux d’endettement.
« certaines solutions sont parfois trouvées mais que des forces énormes sont mobilisées (« lobbys ») pour torpiller l’application de nouvelles mesures »
….. Il y a donc des crises qu’on prévoit – que l, mais justement , et cela tombe bien , la prédiction est impuissante. L’expert en sort indemme. Il nous avait bien prévenu, tant pis pour nous. C’est malgré tout la crise permanente en Palestine et en Afrique… pour être bref. Qu’en pensent les experts qui ne pensent qu’aux crises touchant le coeur du système qui justement n’en a pas ( de coeur..).Il est semble-t-il moral qu’une crise frappe le Centre alors qu’elle a déjà ruiné la périphérie ( le périphérique ( sic!)…) sans que les experts ne s’en soient inquiètés.
Les banques centrales ne disposent en réalité que de peu de moyens pour intervenir dans des crises du type de celle que nous traversons : elle peuvent créer de la monnaie, modifier les taux à court terme, prêter de l’argent aux organismes financiers. Jusqu’à récemment ce type d’interventions faisait encore l’affaire. On les a vues la semaine dernière se montrer plus créatives, échangeant des sommes importantes dans leurs devises respectives. Ceci trahit bien entendu le fait que les anciennes formules ne fonctionnent plus. Le fait que le LIBOR n’ait pas réagi comme elles l’escomptaient (le « spread » est encore de 72 points de base aujourd’hui, contre les 10 p.b. « traditionnels ») confirme qu’avec ces nouvelles initiatives, elles naviguent à vue.
[…] conclut enfin son exposé par le paragraphe au ton lugubre que j’ai cité l’autre jour dans Le désespoir : « La crise actuelle du crédit s’achèvera quand les stocks excédentaires de logements […]