L’amour condensé

En mai 1998, je me suis décroché un vrai boulot, j’habitais toujours Laguna Beach mais je travaillais à Los Angeles. Le matin je prenais la camionnette jaune et je roulais jusqu’à la gare d’Irvine en empruntant le Laguna Canyon, slalomant à du 130 comme les autres navetteurs du petit matin sur cette route étroite à deux voies enfoncée dans un paysage grandiose. J’abandonnais la voiture sur le parking et une heure plus tard je débarquais du train à Union Station, au coeur du quartier hispanique de la ville aux mille villages. Les cinq dernières secondes du trajet, juste avant l’entrée en gare, sont surprenantes : le train passe alors devant le cimetière des voitures noir et blanc du Los Angeles Police Department – LAPD – et on ne peut s’empêcher de sourire devant le spectacle de ces véhicules martyrisés, cabossés en dépit de toute vraisemblance, confirmant l’expression consacrée que la réalité dépasse parfois la fiction.

Un collègue, Andrew, travaillant dans la même firme que moi, se rendait lui aussi à Los Angeles par le train et nous avions pris l’habitude de nous asseoir sur des sièges adjacents et de bavarder pendant le trajet. Un jour il m’invita chez lui, le but fixé à la soirée étant que nous irions dîner ensemble dans un restaurant où un groupe de musiciens joueraient de la musique traditionnelle sur des instruments anciens.

Ma mère et ma nièce Muriel me rendaient visite à cette époque et nous arrivons donc chez ces gens qui habitent une maison de rêve – au sens de sortie tout droit d’un catalogue. Nous sommes repartis, couverts de fleurs, coupées par Andrew dans le jardin au moment des adieux. Quand vous vous rendez dans une famille américaine pour la première fois, on vous fait visiter la maison de fond en comble. Et alors que ce qui nous frappe aux États-Unis, c’est le puritanisme sous toutes ses formes, on insiste à ce que vous visitiez toutes les pièces. La satisfaction que les maîtres de maison éprouvent à ce que chaque objet soit parfait par rapport à sa finalité (son prix offrant quelquefois l’étalon simple de cette adéquation) transcende toute distinction que nous établirions spontanément entre l’espace public et l’espace privé, et du coup, les hôtes aspirent à ce que vous vous extasiez sur les WC avec le même enthousiasme que vous aviez manifesté déjà à propos de la bibliothèque.

Jusque-là je ne connaissais qu’Andrew, et il me présente ses deux petites filles, et je découvre alors son épouse, une jeune femme blonde et diaphane, resplendissante – dont je n’ai pas retenu le nom, ce qui, comme on le verra, est très injuste. Et nous parvenons donc au restaurant constituant le but de la soirée et il s’avère qu’il est absolument comble. Combien de temps faudrait-il attendre pour qu’une table se libère ? Une heure. Et nous voilà donc contraints de modifier nos plans, et nous nous rabattons sur un autre établissement également connu d’eux, où la même mésaventure se reproduit. La suite importe peu : ce que je voudrais rapporter, c’est un incident qui eut lieu à l’occasion de l’une des autres tentatives infructueuses qui s’ensuivirent. Arrivés à proximité d’un des restaurants appartenant à la liste que nous explorions alors systématiquement, la femme d’Andrew suggère que seuls elle et moi allions nous enquérir de la situation. Je me souviens que, par rapport à l’endroit où la voiture resterait stationnée, l’établissement était situé à gauche derrière un coin. Et dès qu’elle et moi avons tourné ce coin et que nous sommes devenus invisibles aux occupants de la voiture, elle se met à me parler avec précipitation : pour me dire qui elle est à ses propres yeux, comme on le fait aux premiers temps des amours et alors soigneusement étalé sur plusieurs semaines mais ici concentré sur quarante-cinq secondes, et le message est très clair, qui disait : « Disparaissons ensemble, puis arrêtons-nous quelque part, n’importe où, et restons emmêlés l’un à l’autre, pour l’éternité ». Et je me souviens que tandis que nous revenions vers la voiture, porteurs une fois de plus de mauvaises nouvelles, et que nous chemins se séparaient parce que nous devions nous diriger chacun vers sa portière, elle parlait encore avec volubilité.

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Une réponse à “L’amour condensé”

  1. Avatar de laetitia
    laetitia

    Un coup de foudre.
    Un véritable coup de foudre même !!

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  1. Hilarant et tragique. Bref un excellent drame. Et Claude dit Pour accélérer la préparation aux changements liés à l’IA :…

  2. Ce que j’en comprends c’est que son (votre) enfance est primordiale. Les magouilles ultérieures c’est son (votre) instinct de conservation.

  3. La nécessité de « contrôler » l’IA comme les autres médias au nom du « vivre ensemble » reflète une vision paternaliste où l’information…

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