Alain Caillé vient de transmettre à ses amis du MAUSS (Mouvement Anti–Utilitariste dans les Sciences Sociales) une lettre–manifeste extrêmement complète intitulée « Penser la crise de l’Université (et de la recherche) ». Je lui ai communiqué les commentaires suivants.
L’université française et l’université américaine
Certaines des « universités » américaines auxquelles tu fais allusion sont plus proches de Grandes Écoles que d’universités : Harvard, Yale, Stanford, Caltech, etc. Si ta discussion se limite à l’université, à l’exclusion des Grandes Écoles et IUT, il faudrait logiquement les exclure aussi de la comparaison. Ceci s’applique également aux autres pays qui n’ont pas de Grandes Écoles mais partagent le monde universitaire d’une manière un peu équivalente. Je pense aussi à la manière dont, en Angleterre, Oxford, Cambridge, Imperial College, se distinguent du reste.
Les universités américaines sont de gigantesques entreprises commerciales. Les fondations qui les dirigent sont au premier rang des organismes financiers du pays : le Wall Street Journal de ce matin signale que « Harvard Management » a provisoirement nommé à sa tête un ancien Vice–Président de Goldman Sachs, un exemple typique.
Le coût des études universitaires se monte souvent à des centaines de milliers de dollars. Les jeunes diplômés américains se retrouvent avec le boulet des emprunts qu’ils ont contactés et qu’ils traînent souvent pendant plusieurs dizaines d’années. Les employeurs doivent refléter dans les salaires d’entrée, le montant des remboursements mensuels de ces emprunts ; les étrangers qui parviennent à obtenir ces emplois sont riches instantanément.
Les universités américaines sont authentiquement des établissements internationaux : les universités de Californie ont pour la plupart des populations de 40 %, parfois 50 %, d’étudiants extrême–orientaux. Je ne sais pas quelle proportion exacte de ceux–ci disposent de bourses des gouvernements chinois, sud–coréen et japonais mais la proportion doit être énorme.
Grandes Écoles, IUT, Université
Tu mets en évidence que l’Université est le reste – comme dans une division – quand on a soustrait de l’enseignement supérieur français, Grandes Écoles et IUT. Peut–on vraiment parler du reste sans parler du tout et de la division des fonctions sociales entre les trois ?
La chimie à l’Université devient ce qui est chimique sans être pharmaceutique, produits dérivés du pétrole ; la physique, ce qui n’est pas l’ingénieurerie, pas la technologie qui sous–tend l’informatique, etc. Tu fais allusion à cela quand tu évoques la dimension « anti–utilitariste » de l’Université. On disait autrefois pour ces dimensions–là : chimie « pure », physique « pure » pour les distinguer des dimensions « appliquées ». De ce point de vue–là, l’Université crée des généralistes de leurs disciplines, ce qui est une excellente chose en soi, car qui sait quel sera le prochain secteur de pointe de la physique et de la chimie, et qui d’ailleurs les définira, sinon au sein de l’Université. Plutôt que « généralistes » – qui pourrait suggérer que l’Université ne fait que transmettre de la « culture générale » – j’aimerais dire « universels », comme dans « clé universelle » : l’Université continuera de créer des « savants universels ».
Les disciplines
Tu parles de la nécessité peut–être de « combinaisons bi– ou interdisciplinaires effectivement pertinentes et fécondes (par exemple sociologie et économie, ou philosophie et anthropologie, etc. ) ». Il me semble que c’est là le coeur du problème et la vocation spécifique de l’Université : redéfinir ce que sont les disciplines d’aujourd’hui, assurer leur recherche et les enseigner, plutôt que de se contenter de voir ce qui reste du savoir quand les Grandes Écoles et les IUT ont défini leurs parts et les ont soustraites du tout.
2 réponses à “Réformer l’Université”
Je suis vos échanges sur l’université avec grand intérêt. Peut être n’ai-je pas lu assez attentivement, mais la question de l’orientation des lycéens n’est pas évoquée. Car le problème principal est celui-ci : comment se fait-il que de nombreux élèves échouent à l’université sans savoir ce qu’ils vont étudier, ni comment les cours sont organisés… Ce n’est pas forcément parce qu’on ne les voulait nulle part ailleurs.
Etant passée par là, j’ai quelques idées. En ce qui me concerne, j’ai toujours persisté et signé, dans toutes les études que j’ai entreprises, mais certains de mes camarades abandonnaient. En fait, ce qu’il faut savoir, c’est que les élèves souhaitant entrer dans la fonction publique passent par l’université parce qu’il n’y a pas d’autre choix : une grande partie des étudiants de socio sont des gens qui préparent des concours de la fonction publique, notamment assistante sociale, éducateur… Idem pour être professeur des écoles: il faut au minimum la licence. Donc déjà une bonne partie des étudiants de fac ne cherchent qu’à être inscrits quelque part en attendant de passer des concours, ce qui pourrait être résolu par des classes prépa aux concours de la fonction publique (avec des dominantes communes avec la fac ou autre mais avec un bagage solide en philo, histoire, ittérature, socio…)
Ensuite, ceux qui se sont vraiment trompés d’orientation, ou sont arrivés là, par hasard : le verbe « échouer » correspond très bien ! Peut-être faut-il arrêter de faire une fixation sur les diplômes, sur le nombre d’années pour les obtenir, afin que ces étudiants par exemple aient le temps de savoir (et de se tromper) ce qu’ils veulent étudier.
Je suis partisane du retour des humanités en fait. peut-être une sorte de propédeutique en première année.
Sinon, renforcer les filières courtes, et introduire de l’apprentissage pour les master professionnalisants, mais avec un vrai système d’apprentissage : pas des stages qui ne servent à rien.
Si le problème est en amont, avec l’orientation, il est également en aval avec l’idéologie française à l’oeuvre dans le mode de recrutement : un poste doit correspondre à un diplôme et une formation. D’où le chômage, et d’où les errements de nos étudiants.
Voilà
bien à vous
Valérie
J’ajoute à mon précédent commentaire :
* Vous avez tout à fait raison sur la nécessité de dispenser des « universels » à l’université, comme vous le faites remarquer, on ne sait comment vont évoluer les sciences, mais faire comprendre en France qu’une spécialisation trop précoce empêche de s’adapter n’est pas chose aisée. On ruine de même nos capacités à anticiper, à voir sur le long terme… bref l’avenir de nos sociétés (rien de moins).
* Par contre, il faut renforcer (c’est-à-dire donner un vrai contenu) les filières courtes, en créant des ponts avec l’université (d’une façon ou d’une autre, mais il faut donner à un maximum d’étudiants cette capacité qu’offrent les sciences humaines de ré-flé-chir : j’ai beau être optimiste de nature, quand j’entends certains étudiants discuter, quand je me remémore la campagne des présidentielles, bref, je ne suis pas loin de désespérer devant le constat que la machine à décerveler fonctionne à plein).
* Introduire de l’apprentissage dans les filières professionnalisantes de l’université, mais uniquement en fin de parcours, c’est-à-dire master.
* Renforcer l’interdisciplinarité : oui, c’est une évidence, du reste, je croyais que ça se faisait déjà ! que des physiciens ou biologistes découvrent les joies de l’épistémologie, que les philosophes en herbe aient des connaissances un peu plus solides en physique, biologie, sciences cognitives… (mais peut-être ici rencontrons-nous des blocages propres à chaque discipline. Il peut être par exemple bienvenu de pondre des kilos de réflexion sur le christianisme dans certaines facultés de philo, par contre émettre l’idée de travailler sur d’autres traditions philosophiques, au hasard, chinoise par exemple, là, ça devient plus problématique).
* Et évidemment, le problème épineux de l’issue des études, très pragmatiquement la fin, les jours qui suivent, avec l’angoisse, les doutes… là, il s’agit rien moins que de changer la mentalité française sur la question des diplômes, du recrutement… et également sur la place du travail salarié dans notre société, son surinvestissement, ce qui fait qu’il est difficilement concevable en France d’avoir plusieurs vies professionnelles (même si on nous rabâche que c’est fini, faire carrière dans une seule entreprise, il faut s’adapter… oui, s’adapter, mais le mode de recrutement, lui, ne s’est pas toujours pas adapté vu que la mentalité des patrons est d’un autre âge), qu’il est difficilement concevable d’investir d’autres sphères que la sphère professionnelle, que lorsqu’on parle travail, on confond travail/effort, emploi, activité…. bref, la question de l’université ne peut finalement se penser en dehors d’une reflexion beaucoup plus générale.