Le matin, pour me rendre au travail, j’emprunte d’abord la route côtière de Santa Monica à Malibu, ensuite, j’oblique à travers la montagne en prenant le Malibu Canyon sur toute sa longueur. C’est une gorge étroite et splendide. On devine parfois le torrent au fond de la vallée encaissée. La route à deux voies est très sinueuse. Devant moi ce matin il y avait un camion puis une autre voiture et soudain le camion ralentit et tente de se ranger sur la droite, du côté du ravin, et l’autre voiture en fait autant. Ce qui les arrête, c’est qu’au milieu de la route, à une cinquantaine de mètres de moi, il y a une femme et un animal – que je prends d’abord pour un chien. Une voiture est stoppée dans l’autre direction, la portière du conducteur ouverte, bloquant entièrement la voie, probablement le véhicule de la femme que j’aperçois. Elle se tient debout face à l’animal et lui parle, je vois celui–ci s’affaisser une première fois puis se relever difficilement, puis il s’affaisse une seconde fois, vacille un moment pour enfin s’écrouler sur la chaussée. Ce n’est pas un chien, j’en suis maintenant certain. Ensuite, rien ne se passe pendant de très longues secondes : l’univers est plongé dans une tragédie dont j’ignore encore la nature exacte. Le camion devant moi finit par s’ébranler, empruntant la berme, nous le suivons, l’autre voiture et moi. Et je passe au ralenti devant la femme blonde de quarante ans, paralysée, éplorée de toute la tristesse du monde, plongée dans la contemplation du daim qu’elle a tué.
J’arrive au bureau. À dix heures mon patron m’appelle et m’annonce que je suis licencié. À Countrywide, la plus grande « mortgage » banque des États-Unis, le plus grand organisme de prêt au logement au monde, j’étais First Vice–President en charge de l’audit des modèles financiers. Je retourne à mon bureau, prendre ma serviette. Mon voisin entre en trombe : « Tu ne sais pas ce qui arrive : ils sont en train de virer des gens : Greg, Norma… » Je lui dis : « Oui, je sais : j’en suis aussi ! ». Il me regarde fixement : « Ah non ! Merde ! »
Un mercredi matin de grande tragédie et de petit drame.
8 réponses à “Grande tragédie et petit drame”
Faits réels ou vraie question existentielles?
La routine en fait …
Bonne chance pour la suite et j’espère que le blog continuera.
Si ça peut vous consoler, je me suis aussi fait viré récemment avec une mise à pied conservatoire( conservatoire pour mon employeur j’imagine, mais pas pour moi) de 1.5 mois pour faute grave, la gravité était que j’avais fait mon boulot convenablement, donc sans salaire ni assedic, gros trou dans ma trésorerie. Comme quoi les termes juridiques ont des sens assez paradoxaux.
Compte tenu de vos connaissances, je suppose que vous avez toutes les chances de trouver d’autres moyens de subsistance. Pour moi, la suite c’est le tribunal des prud’hommes, les assedics et les entretiens d’embauche, ces derniers semblent donner des bonnes pistes. Drôle d’époque dans laquelle il n’est pas toujours simple de trouver des sujets pour rire.
[…] a écrit un commentaire sur « Grande tragédie et petit drame » où il dit, comparant son cas au mien, « Compte tenu de vos connaissances, je suppose que vous […]
Je vous souhaite bon courage pour la suite, a vous Mr Jorion et a Fnur.
Parmi les métiers d’ »avenir » :
– attorney general enquetant sur les subprimes (le nouvel eliot spitzner)
– huissier (beaucoup de maisons risque d’être saisies au cours des prochaines années)
– courtier sur les marchés de matières premières (boom du début du 21ème siècle)
Une petite pensée pour le daim et pour la femme qui lui pris sa vie. Au moins, elle l’a accompagné jusqu’à la fin.
Bonjour,
Je suis désolé de ce qui vous arrive.
Vos travaux sur la formation du prix, devraient logiquement déboucher sur des applications pratiques comme des logiciels d’ analyse des cours; vos travaux sur le langage, devraient trouver des applications dans l’ industrie internet ( moteurs de recherche) . Que vous manque t-il pour créer ces logiciels ou vous faire embaucher dans ces secteurs ? Je vous soupçonne de ne pas être passionné par ces aspects trop pratiques et bassement matériels…
Si je peux vous aider…ce serait avec plaisir.
[…] et l’entretien jeudi s’est bien passé. Je vous ai raconté ma dernière journée de travail (Grande tragédie et petit drame) mais c’était il y a six mois et l’économie n’est plus ce qu’elle était ma bonne Dame, […]