La différence entre le savoir et les savoirs

Il y a une vingtaine d’années, la publication de « La transmission des savoirs » (1984), rédigé à quatre mains avec Geneviève Delbos, avait fait de moi un expert sur la question des « savoirs ». Le livre ne définissait en réalité, ni le « savoir », ni les « savoirs ». Aussi, quand un collègue anthropologue entreprit de publier un dictionnaire de notre discipline et me demanda si j’étais prêt à définir « savoir » et « savoirs », j’acceptai d’enthousiasme. Je procédai selon ma méthode habituelle : vérifier tout d’abord si Aristote n’avait pas résolu entièrement la question pour me tourner ensuite, si nécessaire, vers Hegel. Dans ce cas–ci, comme souvent, Aristote suffit amplement à la tâche. J’étais très fier de mon article qui, comme dans la plupart des cas avec mes collègues, ne manqua pas de semer la consternation parmi eux. Le texte me fut retourné aussitôt, accompagné d’un message motivant le refus et qui me fit comprendre que l’on me soupçonnait en sus d’avoir voulu me moquer du monde. Je vous présente donc ici ce petit texte inédit.

La distinction entre le Savoir et les savoirs est implicite en anthropologie. Le Savoir, coïncide avec la science, c’est le domaine théorique auquel l’anthropologue apporte sa contribution, les savoirs sont eux l’objet de son investigation. Les savoirs sont des discours soutenant des pratiques technologiques particulières. Traditionnellement, les anthropologues distinguent des savoirs, la magie, la mantique, et autres discours soutenant des pratiques que le Savoir juge inefficaces.

La différence entre le Savoir et les savoirs a été posée par Aristote dans les premières pages de sa Métaphysique. « Les savoirs », dit-il, « sont constitués de la connaissance des particuliers, mais le savoir est celle des universels ».

« Le savoir », ajoute-t-il, « résulte de la constitution de notions empruntées aux savoirs en un jugement universel unique portant sur des objets similaires ». Les savoirs, observe-t-il encore, apparaissent souvent comme n’étant pas inférieurs au Savoir quant à leur efficacité : « si les hommes qui maîtrisent les savoirs voient leurs entreprises couronnées de succès davantage que ceux qui ne maîtrisent que le Savoir… c’est que les actes et leurs effets ne concernent que les particuliers… et ce sont ceux-ci qui doivent être pris en compte ». « Quoi qu’il en soit, nous considérons que la connaissance et l’effectivité relèvent du Savoir plutôt que des savoirs, et nous supposons les savants plus avisés que les détenteurs des savoirs … et la raison en est que les premiers connaissent les causes, alors que les seconds les ignorent. Car l’expert connaît les faits mais non le pourquoi ; mais le savant connait la cause et le pourquoi ».

« En général le signe de la connaissance ou de l’ignorance est la capacité à enseigner, et c’est pour cette raison que nous considérons le Savoir plutôt que les savoirs comme constituant la connaissance scientifique : car le savant sait enseigner et l’expert non », observation qui fut confirmée à la fin des années 1980, quand la tentative de consigner des savoirs sous forme de systèmes de règles au sein de systèmes-experts informatiques se solda par un échec.

Les principales dimensions sur lesquelles s’opposent le Savoir (théorique) et les savoirs (pratiques), sont toutes liées à l’accent mis respectivement sur l’universel s’efforçant de dégager des principes généraux, et sur le particulier rendant compte de la diversité de l’empirique. Ainsi, la globalité du regard posé par le Savoir et la partialité de discours fondés sur une expérience personnelle. Ce centrement sur un sujet en interaction avec le monde (tout particulièrement visible dans le cas de savoirs portant sur le rapport avec d’autres mammifères tels la chasse ou l’élevage) explique la réputation de subjectivité des savoirs, par opposition à l’objectivité supposée du Savoir (la capacité de la physique classique à séparer le sujet observant du sytème observé était en réalité historiquement attribuable aux systèmes isolés – soumis à un faible nombre d’interactions – qu’étudiait la mécanique classique). La difficulté de la transmission des savoirs par l’enseignement – mentionnée par Aristote – souligne ce caractère public du Savoir et celui privé des savoirs. L’efficacité pragmatique de la science appliquée, fondée sur la quantification du qualitatif en vue de sa modélisation a encouragé une tendance « impérialiste » du Savoir à dénier toute légitimité aux savoirs fondés sur l’appréhension intuitive du qualitatif. Enfin, la prédilection du Savoir pour les processus réversibles par opposition à l’accent mis par les savoirs sur l’unicité des événements historiques, est liée à la dichotomie aristotélicienne entre l’universel portant sur le monde de l’« en puissance » et le particulier portant sur le monde « en acte » ; l’impact contemporain de la thermodynamique, de la mécanique quantique, et d’une manière générale, de la physique des phénomènes non-linéaires, contribuent aujourd’hui à éroder l’arrogance du Savoir et à promouvoir l’humilité des savoirs.

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