Quand je pense à Leach, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est ce grand carré de peau rose déprimée qui couronnait son crâne dégarni à la fin de sa vie : on était allé lui trifouiller dans la tête et cette cicatrice obscène le claironnait au monde entier. La deuxième chose, c’était son rire : il riait beaucoup et souvent, et parfois de manière un peu inopinée. Un jour je suis arrivé à son appartement à King’s College et il riait tout seul. Il m’a dit « Dorénavant, tu m’appelleras « Sir ! ». Ils m’ont fait « Sir ». Tu te rends compte ? Ils m’ont fait ça à moi ! ». Le jour où j’ai perdu mon poste à Cambridge, je suis allé le lui annoncer. Honnêtement, j’espérais un peu de compassion de sa part. Au lieu de cela, il a rigolé : « C’était déjà un miracle qu’ils aient adopté un iconoclaste comme moi ! Alors deux : ils ont raison, il n’y a pas la place ! » Et je suis reparti tout ragaillardi.
Il assistait à tous les séminaires mais immanquablement au bout de dix minutes il s’endormait d’un sommeil profond dont s’échappaient parfois des ronflements sonores. Ce qui ne l’empêchait pas de se réveiller à la fin et de poser la question ultime et dévastatrice. La première fois que j’ai fait un exposé à Cambridge et que j’ai eu fini, il a dit : « Apparemment vous avez étudié la démographie de ces pêcheurs de manière approfondie… Vous avez dit aussi que leur subsistance dépendait de manière essentielle de la venue près de leur île de certains bancs de poisson… Alors, logiquement, est–ce que vous n’auriez pas dû plutôt étudier la démographie des poissons ? » Il avait dit ça sérieusement et j’en suis resté comme deux ronds de flan.
C’est lui qui dirigeait ma thèse consacrée à la vie et à l’œuvre de l’anthropologue Bronislaw Malinowski. Quand j’allais le voir, il m’attendait souvent tout excité à l’idée de me raconter une anecdote qu’il venait de glaner sur son ancien professeur. Un jour il m’a dit « On remballe, c’est fini ! On s’est bien amusé mais ça ferait trop de peine à trop de gens ! » L’argument m’a paru inattaquable et j’ai dit « Bon ! »
Il y a quelques années, je recherchais vainement le nom d’une ville anglaise, pas très loin de Cambridge. Et ce qui était curieux, c’est que je n’éprouvais pas l’irritation habituelle que l’on ressent devant la frustration d’avoir un mot sur le bout de la langue mais une réelle souffrance. L’impossibilité de retrouver le nom de cette ville était si douloureuse que j’ai bientôt cessé de faire confiance à ma mémoire et je me suis emparé de la carte et j’ai poussé mon doigt jusqu’à ce que j’arrive à la situer. Et la réponse m’a pris au dépourvu parce que j’ai soudain compris la nature des forces intestines qui me retenaient d’accéder à ce nom : « Bury–St–Edmunds », littéralement « Enterre Saint Edmund ».
» Voyou » …?…plutôt..!