Les définitions classiques de la vérité sont peu éclairantes : « dire ce qui est, comme il est et de ce qui n’est pas, qu’il n’est pas » affirme l’Éléate sous la plume de Platon (Le Sophiste). Les définitions héritées de la Scolastique sont toutes du même type que l’on trouve d’abord chez Thomas d’Aquin :
« adéquation du mot et de la chose », ce qui nous ramène à la question que j’ai déjà évoquée du sens des mots, relativement simple pour ceux qui ont un « référent » évident comme les pommes ou les poires, obscure dans les autres cas, tel « néanmoins » (voir Quel est le rapport entre la réalité et, d’une part les mots, d’autre part les formules mathématiques ?).
Toutes les cultures ne jugent cependant pas les phrases en termes de leur vérité ou de leur fausseté. En Chine ancienne une phrase devait convenir
« être K’o ». Pour nous « la neige est noire » est faux parce que la neige est en réalité « blanche ». En Chine ancienne, « Tout le monde aime le prince » n’est pas k’o, parce que la phrase serait inconvenante dans la bouche de sa propre soeur.
Au départ, Platon et Aristote invoquent la question de la vérité de manière polémique, pour répondre à l’objection sceptique des Sophistes. Ces derniers observent que des discours partant de prémisses identiques et qui ne se contredisent pas eux-mêmes peuvent cependant se contredire entre eux et ils en tirent la conclusion que la vérité est une illusion.
Aristote déplace la question de la vérité et de la fausseté de la phrase, de l’adhésion du locuteur à ce qu’elle avance (sa mise en cause personnelle dans le fait de prétendre qu’« il est vrai que ceci », et qu’« il est faux que cela ») vers le contenu de la phrase elle-même, indépendamment de la personne qui la prononce. La vérité ou la fausseté est désormais un attribut de toute phrase : celle-ci est considérée en soi comme vraie ou comme fausse.
L’objection des Sophistes est en réalité irréfutable. Chaque domaine – les disciplines scientifiques en particulier – constituera son propre « jeu de langage » (comme le dira Wittgenstein), disposant de son propre « fonds de vérité » dont le rayonnement est essentiellement local et difficilement articulable avec d’autres.
Ce qu’Aristote parvient à faire, c’est montrer que si l’on part de principes que l’on sait vrais (sur quoi tout le monde s’accorde), on peut définir des règles telles que, si deux orateurs les respectent, non seulement ils ne se contrediront jamais eux-mêmes mais en plus, ils ne se contrediront jamais entre eux.
1. Aristote applique aux mots la « théorie des proportions » de son contemporain, le mathématicien Eudoxe. Une proportion continue (deux termes extrêmes distincts et un terme moyen unique) débouche sur une conclusion originale liant les deux extrêmes. C’est la théorie du syllogisme.
2. Aristote crée ainsi de toutes pièces l’analytique que nous appelons aujourd’hui « logique » (sa dialectique examine les raisonnements valides à partir d’opinions seulement plausibles : tester des hypothèses et opérer des inductions).
Dans le système d’Aristote – qui reste le nôtre – on peut alors dresser le catalogue des propositions vraies :
1. Celles qui sont vraies parce qu’elles tombent sous le sens, et que chacun les tenant pour vraies il est légitime de les prendre comme points de départ de raisonnements,
2. Celles qui sont vraies parce qu’elles sont les conclusions de raisonnements partant de propositions vraies.
3. Celles qui sont vraies par convention, parce qu’elles sont des définitions, c’est-à-dire des raccourcis obtenus dans la langue en remplaçant des suites de termes par un seul (ce qu’Ernst Mach appela l’« économie mentale »).
Comme de deux propositions vraies on ne peut tirer qu’une seule conclusion vraie, on sera obligé pour poursuivre ses raisonnements, soit d’introduire de nouvelles définitions – et les nouvelles vérités que l’on générera ainsi seront de simples conséquences de ces définitions, soit d’aller chercher dans le monde de nouveaux faits qui « tombent sous les sens », des observations venant corroborer soit des hypothèses, soit des faits d’induction.
3 réponses à “Qu’appelle-t-on la vérité ?”
La réputation de Korzibsky comme « loustic peu fréquentable » vous est sans doute parvenue. Son projet était d’en finir avec la sémantique aristotélicienne. Le projet de sémantique générale est effectivement « démentiel », il s’agit d’une métapsychologie historique, accompagnée de sa mise en pratique… Le mathématicien Eric Temple Bell (également auteur de SF, sous le pseudonyme de John Taine) n’y allait pas par quatre chemins lorsqu’il déclarait « Brouwer challenged one of the laws of Aristotle, Kozybsky challenge another. ».
Le plus surprenant, est de rencontrer une convergence entre vos propres réflexions sur la conscience et le renouveau timide de l’approche korsibskienne…
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Bien davantage que par la diffusion de ses propres ouvrages la logique non aristotélicienne » vit sa réputation définitivement « achevée » par Martin Gardner, après avoir été misérablement forgée par les romans SF de Van Vog (le monde des non A, etc.). Il n’en reste aujourd’hui que slogan « la carte n’est pas le territoire », tandis que divers Instituts dispensent encore, quelquefois, une forme de thérapie à l’américaine…
Je vous rassure de suite, B. Malinovski a dit de Korzibsky “As regards however semantics and the anthological issues discussed by Count Korsibski, I am in complete agreement with his approach. »
La vingtaine de pages consacrées par G. Bachelard au « système Ä€ », en annexe de la Philosophie du Non, ne suffirent pas à éveiller l’intérêt pour Science and Sanity. Mis à part, G. Bateson et H. Laborit, peu s’en sont revendiqué.
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La préoccupation principale de Korsybski fut d’en finir la forme sujet- verbe-prédicat par la maîtrise des réactions sémantiques attachées au verbe être. Pour parodier ma propre lecture de vos textes, il voulait constituer « un espace de modélisation, ayant « la modélisation pour modèle » » : c’est-à-dire de nous débarrasser de la réaction sémantique consistant à identifier le mot et l’imaginaire que nous nous faisons de « la chose ». Laquelle identification résulte, selon Korzibsky, du rabattement des différents niveaux d’abstraction à un seul plan.
Ramener ainsi tous nos malheurs à l’usage du verbe « être » constitue sans doute une hypothèse quelque peu « saturante », mais je ne prétends pas que Korsibsky nous sort de l’auberge.
Dans le système korsybskien, la « conscience », n’est pas une « instance » mais un processus abstrayant de l’information à partir d’informations issues d’un niveau sous-jacent. En conséquence, la conscience devient un processus multi ordinal, pour lequel la confusion des niveaux d’abstraction doit être évitée. Par exemple, dans un second « délai de Libet », je peux être conscient que la décision de mes actes a été prise un niveau en dessous. Les « mots » deviennent à leur tour multi ordinaux, et interviennent comme facteurs réentrant dans la boucle de la réaction sémantique. Ainsi à l’illusion d’immédiateté de la conscience se substitue une élaboration progressive de la conscience du délai de réaction lié à la vitesse de transmission de l’influx nerveux, etc.
Naturellement Korzibsky démarre son épistémologie à partir de l’état colloïdal… c’est daté…
Toutefois, je constate un certain revival de l’école » korsibskienne »: l’article qui suit montre la convergence entre les travaux de Lionel Nacache et vos propres réflexions:
15 – traitement inconscient du sens et du contenu émotionnel des mots
http://semantique-generale.over-blog.com/article-4234632.html
La vérité nécessite un travail d’épure, de nettoyage, de dés-embarras, étymologiquement c’est ce qui EST n’est-ce-pas et qu’est-ce qui pourrait bien nous empêcher de percevoir ce qui EST?
ça revient à poser la question du filtre qui nous permet d’accueillir le monde au travers des sensations qui sont des perceptions auxquelles on donne sens.
Mais qui nous donne ce sens?
Ce sont les autres, si les autres étaient ab-sents nous ne serions pas humanisés, nous serions des enfants-loups.
Nous sommes donc les autres mais nous pensons sottement que ce qui nous constitue fait de jugement , de savoir, d’affects, de pensées, est UN c’est notre objet de référence ultime sur l’autel duquel tous les sacrifices seront faits, les limites, qui nous feront aimer ou détester et donc orienteront notre route personnelle.
Cet attachement stupide nous dévie de ce qui est car nous avons des lunettes qui obscurcissent nos sens, nous voyons ce que l’on nous a appris à voir, nous aimons ou détestons en fonction d’une mesure qui appartient à notre environnement familial social etc…ce sont donc des filtres qui empêchent la lumière pleine de ce qui est.
Cette conscience a sa raison d’être , elle est utile absolument pour notre survie, tout ce qui nous constitue opère dans ce seul sens mais cette posture nous coupe, ombrage la lumière de ce qui est.
Il faut d’abord prendre conscience, connaître la façon dont fonctionne l’humain, à quoi sert ce qui nous constitue et ensuite fort de cette connaissance on peut espèrer s’en libérer un peu en utilisant au mieux les lois personnelles qui nous gouvernent , un peu à l’image de Laborit quand il dit que connaître les lois de la gravitation ne nous a pas permis de nous en libérer mais de les utiliser au mieux, et de voler.
La vérité se définit me semble-t-il négativement c’est à dire par ce qu’elle n’est pas, elle n’est pas affect, elle n’est pas pensée, elle n’est pas jugement, elle n’est pas savoir et pourtant paradoxe humain sans ce savoir pas moyen de la distinguer, c’est l’épreuve de la corde raide.
Mathématiciens et scientifiques voient la beauté comme un signal porteur de vérité, dans le jugement mathématique. La nature de la relation qui lie la beauté à la vérité reste mystérieuse. Pourquoi sommes-nous tellement attirés par la beauté ? Quelle vérité peut bien s’y cacher pour que l’on s’attache à ce point à la mettre en valeur. En fait la beauté est associée à la vérité dans le domaine mathématique, ainsi que dans bien d’autres secteurs de la vie humaine…
Source :
http://www.unisciences.com/maths/news/beaute_maths.php?id=387