La science découvre des objets de plus en plus petits. Les plus petits que l’on connaisse sont si petits que la seule justification pour chercher plus petit encore est l’espoir d’en découvrir de si petits qu’on n’en trouvera jamais de plus petits. Mais la démarche est-elle bien « raisonnable » ?
Ce qui oblige à poser la question est précisément le fait qu’il a toujours été possible jusqu’ici de trouver plus petit encore mais la conviction d’être arrivé au niveau le plus bas qui soit possible s’est toujours révélée temporaire.
De plus, les objets découverts ont toujours été de moins en moins compréhensibles : le comportement de plus petits que nous connaissions ne se situe plus ni dans le temps ni dans l’espace quotidiens ; il est impossible de s’en faire une représentation intuitive : il est impossible de les
« visualiser ». Pour tenter de les resituer dans un cadre qui nous soit compréhensible, certains se sont aventurés à leur supposer des logiques qui leur seraient spécifiques ; ainsi, en 1936, Birkhoff & von Neumann, puis Paulette Février en 1937, et en 1944, un philosophe, Hans Reichenbach.
C’est le fait même que les nouveaux objets découverts sont peu compréhensibles qui nous force automatiquement – dans une perspective « réductionniste » – à chercher à restaurer l’intelligibilité perdue en descendant d’un niveau et en mettant en scène des objets plus petits dont le comportement rendrait compte des faits problématiques au niveau supérieur. C’est cet « automatisme » qui fit qu’à la fin du XIXè siècle le physicien et philosophe positiviste Ernst Mach refusa de croire à l’existence de l’atome, tant la « découverte » de celui–ci lui semblait une simple « nécessité » conceptuelle permettant de sauver certaines théories existantes.
Le fait que ce que nous savons des objets les plus petits se réduise, en l’absence de toute appréhension intuitive, à des systèmes d’équations ravit l’« idéaliste platonicien » pour qui la Réalité est elle-même mathématique. Le « positiviste » aimerait saisir l’objet « en lui–même », derrière le modèle. Le « philosophe naturel », lui, se méfie de tout ce qui ne peut pas être décrit de façon complète à l’aide de phrases (l’accent est mis par lui sur le qualitatif, de préférence au quantitatif).
Sur le plan de la vérification expérimentale, la mesure d’un objet très petit implique d’« interpréter » l’effet amplifié d’une interaction entre lui et un appareil de mesure qui n’est rien d’autre alors qu’un révélateur. Est-on encore certain dans ce cas de pouvoir distinguer ce qui, dans la mesure, reflète, d’une part, l’objet étudié et, d’autre part, le em>révélateur avec lequel il inter-agit ?
Les modèles mathématiques non–intuitifs de petits objets postulés réclament sans cesse d’autres modèles qui restaureraient l’intelligibilité là où celle–ci fait défaut. Mais tout nouveau modèle peut faire supposer à son tour que des objets réels correspondent à la partie originale de sa construction. Est-il bien raisonnable de découvrir de cette manière de nouveaux objets minuscules à partir de modèles qui semblent essentiellement s’« auto-engendrer » ?
Au XIXè siècle, le philologue Max Müller avait émis l’hypothèse que les mythologies résultent du fait qu’une explication n’est jamais complète : il subsiste toujours un résidu « anormal » qu’il convient d’expliquer à son tour. La recherche du plus en plus petit n’est-elle pas prisonnière désormais d’un simple « effet Müller » ? On pourrait le penser à la lecture de ce que Georges Lochak écrit sur l’équation de Dirac : « Les lois de symétrie font surgir certaines grandeurs mathématiques dont la présence s’impose à nous, au début comme celle d’objets un peu incongrus, voire encombrants et inutiles, mais dont l’interprétation nous révèle, pour certains d’entre eux, des propriétés physiques nouvelles ou des objets physiques entièrement nouveaux ; tandis que d’autres de ces grandeurs mathématiques restent longtemps rebelles à toute interprétation dans l’espace physique et conservent leur mystère » (Georges Lochak, « La géométrisation de la physique », in Logos et théorie des catastrophes. À partir de l’oeuvre de René Thom, Genève : Patino, 1988 : 187–197).
S’arrêter dans notre poursuite du plus en plus petit là où Mach le proposait aurait sans doute été prématuré. Ceci dit, ne serait–il pas plus raisonnable de décider un jour conventionnellement qu’on ne cherchera plus à découvrir des objets plus petits encore, en raison de notre incapacité de distinguer à ces niveaux des objets réels de simples effets de langage, dont on sait qu’ils sont capables eux de s’« auto–engendrer » perpétuellement ?
Une réponse à “Est-il raisonnable de chercher des choses de plus en plus petites ?”
Entre « voir » une pomme et une corde cosmologique, la différence ne viendrait-elle pas de notre degré de familiarité avec l’appareillage? Nous sommes habitués à croquer la pomme, mais des cordes comme celles dont parle il n’en pleut pas encore… quel que soit le prix que nous soyons prêt a payer pour avoir la satisfaction de retrouver la fameuse vraie toute petite pomme fondamentale.
Bien entendu, il n’y a pas de « pomme », même si pourtant il se passe bien « quelque chose » qui fait que je dis qu’il y a une pomme, qu’un train d’information déjà complexe circule autour d’un noeud qu’en fin de compte… j’appelle pomme (à continuer d’écrire comme ça je vais finir par en passer pour une…)
Bref, pas de pomme, pas d’action par contact, pas d’ultime plus petit, pas de début ni de fin, et pas plus de « champs » que de limaille et … le plus dur à avaler serait : pas d’intention initiale!
Et pourtant, le seul garant du sens d’un texte compliqué : c’est l’auteur ! Pour un texte usuel, pareil à votre proposition de fixer une limite raisonnable à la taille des objets concevables, nous prenons l’habitude « de ne pas chercher plus loin… ».
Vous laissez entendre que les objets « submicoscopiques » pourraient être construits « ad libitum », un peu comme le « goût sucré » de la pomme est plus dans « ce que nous font dire nos papilles » que dans le saccharose et l’oenologie plus encore dans la littérature que dans le vin…
Un auteur qui chercherait à contrer le délire interprétatif de son lecteur en assurant de la paternité d’un sens déterminé pourrait toutefois avoir l’idée inscrire au texte un métatexte du genre, « à la page 126 j’ai voulu dire ceci ». Lorsqu’il n’y a pas d’auteur pour prévoir la question (ou que tout simplement il s’en fiche) , il reste néanmoins possible de retracer le cheminement, parfois complexe, de sa propre lecture et de prendre mesure de son propre apport à l’auberge espagnole… ‘Ce qui n’est pas tout à fait de moi est un peu de lui « .
Question: pouvons-nous reconstruire la généalogie de nos appareillages de façon à distinguer le tien du mien, l’empilement des degrés de réponse que l’objet renvoie à nos interrogations…? Dans cette perspective, la limite dans la recherche « du plus petit encore », pourrait être déterminée, non pas par la taille d’un objet, mais par une sorte de mesure de l’efficacité cognitive de nos questionnements…
C’est à essayer sur Finnegans Wake …