Mon souci de constituer mes écrits en système résulte d’une préférence personnelle : si j’aime lire des textes purement techniques sur des questions tout à fait singulières, les considérations générales émises par l’un ou l’autre sur des domaines particuliers ne présentent à mes yeux guère d’intérêt. Pour ce qu’il en est des considérations générales, je préfère toujours m’en remettre aux quelques auteurs qui ont eu à coeur de construire des systèmes complets : Aristote, Leibniz, Hegel, ou dont l’ambition fut de cet ordre, même s’ils ne parvinrent à en écrire que les premiers linéaments, tel Wittgenstein ou Kojève.
C’est pourquoi si je consacrerai encore certains textes à des questions singulières, et en général d’ordre empirique, je conçois l’ensemble des autres a venir comme autant de contributions à un système unique, limitant mes ambitions à ce que mon discours soit non-contradictoire et sans me préoccuper surtout du degré de détail dans lequel je suis capable d’entrer sur tel ou tel sujet en particulier. À l’instar de Kojève qui concevait son projet comme une simple réécriture de Hegel, réécrit aujourd’hui à l’intention d’un lecteur contemporain, je ne présente mon propre système que comme un supplément à ceux produits par Aristote et Hegel, qui me semblent chacun complet en soi, et non–contradictoires l’un par rapport à l’autre.
Comme j’entends pouvoir parler de tout, même si c’est seulement à « vol d’oiseau », sans jamais m’abstenir au nom d’une incompétence postulée, j’imagine que l’on voudra bien attribuer à mon discours le statut de
« philosophique », selon le principe que quiconque ambitionne de parler de tout sur un ton d’autorité, est soit fou soit philosophe. Cela ne me dérange en rien, pour autant que ce que dis de neuf puisse, comme ce fut le cas autrefois pour Henri Margenau (1901 – 1997), être pris en considération par les spécialistes de la question, au cas où ma contribution s’y avérerait opportune.
Je souscris à l’observation d’Einstein qu’une « science incompréhensible » ne mérite pas le nom de savoir : un savoir doit être compris pour pouvoir être transmis sous forme explicative, c’est à cette condition seulement qu’il peut constituer un apport à la culture commune. Je veux réactualiser aussi une préoccupation de la philosophie stoïcienne pour qui il s’agissait d’être
« raisonnable » et je reformule la remarque d’Einstein, d’une manière qu’il n’aurait sans doute pas désavouée, en affirmant qu’un savoir ne doit pas seulement être compréhensible mai aussi « raisonnable ». Je vais ainsi examiner des questions tout à fait « raisonnables » : des questions que tout le monde se pose mais dont la réponse ne se trouve pas dans les livres, à savoir
1. des questions que la science ne se pose pas (ou ne se pose plus),
2. des questions que la philosophie se pose parfois mais qu’elle résout alors en général en ignorant les apports possibles de la science sur le sujet.
Il va donc de soi que les questions que j’aborderai aient des intitulés qui rappellent ceux des livres (hélas généralement perdus) des anciens philosophes grecs (*), tels que
1. Quels sont les types d’explications ?
2. Qu’est-ce que le changement ?
3. Qu’est-il raisonnable de dire à propos de l’avenir ?
4. Est-il raisonnable de chercher des choses de plus en plus petites ?
5. Quel est le rapport entre la réalité et, d’une part les mots, d’autre part les formules mathématiques ?
6. Qu’appelle-t-on la vérité ?
7. Qu’est-ce que penser ?
8. Quel est le rapport entre la forme et le contenu ?
En chemin, un très grand nombre de problèmes scientifiques et philosophiques seront bien sûr abordés et ils le seront tous, comme je l’ai dit, autant que possible de manière exacte mais non nécessairement approfondie. Mon intention est de les examiner au niveau de leurs principes seulement car je ne vise nullement à écrire une encyclopédie.
Ma formation d’anthropologue transparaîtra dans le fait que je n’hésite jamais à rapprocher les perspectives « primitives » ou anciennes des perspectives scientifiques contemporaines. Cette méthode ne doit cependant pas être confondue avec un relativisme : l’approche scientifique se révèle dans tous les cas la plus complète et la plus cohérente. Ce qui sera éventuellement remis en question, ce sera le caractère « raisonnable » de certaines de ces démarches scientifiques.
(*) Voici les titres d’ouvrages perdus de philosophes grecs mentionnés par Diogène Laërce. Pour Protagoras :
« Les livres que l’on a conservés de lui sont les suivants : Art de la dispute, de la Lutte, des Sciences, du Gouvernement, de l’Ambition, des Vertus, de la Constitution, des Enfers, des Fautes commises par les hommes, des Préceptes, Procès sur le paiement, Discussions (deux livres) » (p. 186),
et pour Zénon de Cittium :
« Quand il écrivit un ouvrage sur la constitution, quelques-uns dirent par plaisanterie qu’il l’avait écrit sur la queue du chien. Outre ce livre, il écrivit encore : De la vie selon la nature, de l’Instinct ou de la nature humaine, des Passions, du Devoir, de la Loi, de l’Education grecque, de la Vue, du Tout, des Signes, les Pythagoriques, les Universaux, des Dictions, Cinq questions homériques, de l’Audition poétique. On a de lui encore : l’Art, Solutions, Deux réfutations, les Mémorables de Cratès, Morale. Voilà quels sont ses
livres » (p. 52).
Diogène Laërce. Vie, Doctrine et Sentences des Philosophes Illustres, II, traduction, notice et notes par Robert Genaille, Paris : Garnier-Flammarion 1965.
2 réponses à “Ce qu’il est raisonnable de comprendre et partant d’expliquer”
@ catherine
Votre questionnement sur ce blog est toujours pour moi une apparition divine.Peut-etre faudrait-il entre-prendre ? Comment Lacan aurait-il analysé les mots clés de votre premier paragraphe ?
@ Catherine
Ca résonne sacré-ment : »comprendre avec le coeur et aimer avec la tete ».
Effectivement ou affectivement, il faut etre à l’écoute de ces instants magiques qui en un éclair sauvent une vie du néant .A vous lire, on ne peut que constater que l’utopie est porteuse de bien-dire.