Voici une petite histoire. Le week-end dernier j’ai dû me précipiter à l’hôpital pour faire soigner d’urgence ma mère. Lundi matin, mon ami André me le reprocha amèrement : il avait parié avec un collègue que ma mère mourrait bientôt et il considère que j’ai inamicalement diminué ses chances. Je proteste de ma bonne foi : ma réaction a été celle qu’aurait eu tout un chacun. L’histoire ne s’arrête cependant pas là : en réalité, je me fiche de la santé de ma mère et si je l’ai conduite à l’hôpital, c’était uniquement pour contrarier André : j’avais appris l’existence de son pari et j’entendais lui donner une bonne leçon.
Ma petite histoire défie l’imagination. En fait, elle s’est déroulée au cours de la semaine écoulée, et son cadre fut, on s’en sera douté, Wall Street.
Bear Stearns est une banque d’affaires qui a récemment racheté un certain nombre d’organismes de prêt « sous–prime » (subprime). Les lecteurs assidus de ma chronique savent que les « mortgages sous–prime » sont des prêts hypothécaires à taux d’intérêt élevé accordés aux États–Unis à des ménages aux revenus modestes et très souvent incapables en réalité de faire face à ses charges financières. Bear Stearns fait partie de ces firmes qui titrisent des prêts, c’est–à–dire qui agrègent plusieurs milliers de ceux–ci en une obligation unique le plus souvent appelée ABS pour Asset–Backed Securities, c’est–à–dire « titres adossés à des actifs ».
Lorsqu’un des emprunteurs fait défaut, l’organisme qui gère l’obligation remplace son prêt au sein de la collection qui constitue le titre. En général, un ABS n’autorise que le remplacement d’un nombre limité de prêts qui le constituent, 5% par exemple. Or, ce que Bear Stearns entreprit de faire, ce fut de contacter à titre préventif les emprunteurs qui leur semblaient en difficulté et de renégocier leur prêt pour en faciliter le paiement : baisse du taux, rééchelonnement, etc.
Entre en scène maintenant, dans le rôle de mon ami André, John Paulson, à la tête de Paulson & Co. un Hedge Fund, littéralement, « fonds de couverture », au capital de 11 milliards de dollars. Paulson accuse Bear Stearns de manipulation des marchés. Il est lui présent sur le marché des credit swaps où il parie sur la baisse du prix des ABS (l’indice ABX, dont il a déjà été question ici [*]). Il s’insurge devant le fait que Bear Stearns interfère avec la logique des marchés en intervenant à temps pour empêcher que certains logements ne soient saisis et leurs habitants défaillants mis à la rue. Vingt–cinq dirigeants de Hedge Funds, semblables à celui de Paulson, signèrent la semaine dernière une déclaration commune où ils affirment qu’ils « n’essaient pas de chasser des emprunteurs de prêts sous–prime de leur logement – mais veulent simplement s’assurer que les banques aient à coeur de séparer les intérêts de leur salle de marché [qui joue aussi bien à la baisse des marchés qu’à leur hausse] de ceux de leur organisme de prêt au logement [qui aime voir les emprunteurs rembourser leurs dettes] ».
Comme on pouvait s’y attendre, Bear Stearns se tourna alors vers le public et déclara avec emphase : « J’empêche qu’on ne mette de braves gens à la rue et on me cherche des poux ? » Des applaudissements nourris se firent bien entendu entendre en provenance de la salle. Mais comme dans ma petite parabole, l’histoire ne s’arrête pas là.
Selon le Wall Street Journal de jeudi, « En janvier dernier, lors d’un colloque professionnel à Las Vegas, le courtier en chef de Bear Stearns, Scott Eichel, échangea des propos avec un petit groupe de courtiers au Venetian Hotel. Il leur expliqua qu’il allait rendre une santé à l’indice ABX en se portant acheteur et en venant à la rescousse de certaines obligations « sous–prime » [ABS] en détresse ».
Foin donc des braves gens en passe d’être mis à la rue, il s’agissait bien plutôt de donner une leçon dont ils se souviendraient aux Hedge Funds de la maison d’en face.
(*) Quatre semaines plus tard (24 mars 2007), L’immobilier américain sous–prime et la crise des marchés financiers (23 mars 2007), Une semaine plus tard (3 mars 2007).
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