Billet invité. P. J. : Je me permets d’attirer votre attention sur ce qui me paraît une réflexion essentielle ici sur le meurtre-suicide. Ouvert aux commentaires.
Toutes les sociétés, nous rappelle Marcel Mauss, sont fondées à l’origine sur le principe de réciprocité. Mais d’où vient que depuis l’origine des temps les sociétés se livrent des guerres inexpiables ? Serait-ce que chaque système de réciprocité produirait un sentiment de l’humain, exclusif et irréductible ? Hors de la réciprocité, autrui serait-il abandonné aux forces de la nature ?
La violence et la réciprocité.
Rappelons comment la violence est maîtrisée dans le domaine politique où la réciprocité est généralisée, et dans le domaine religieux où la réciprocité est centralisée (réciprocité centralisée).
Dans la réciprocité centralisée, l’intermédiaire commun est seul responsable de la justice. Toute la communauté lui est redevable sans que cette allégeance paraisse une aliénation. Dès lors qu’un membre de la communauté se révolte, la totalité de la communauté doit être restaurée, la “brebis perdue” retrouvée ; la communauté paie sa réinsertion par le sacrifice expiatoire souvent interprété comme purification après une souillure [1]. À qui ne trouve pas sa place dans la totalité, la société oppose une contrainte pour le soumettre à la Loi [2]. Qui refuse d’être réintégré dans la totalité est banni de l’humanité. Cependant, lorsque l’imaginaire l’emporte sur le symbolique, la parole (religieuse) n’exprime plus que le pouvoir de cet imaginaire.
Si deux paroles religieuses se trouvent face à face, chacune frappe l’autre d’ostracisme, comme les catholiques, les cathares ou les protestants, ou les sunnites les chiites, et les chiites les sunnites… Elles s’affrontent dans des luttes sans pitié comme celles qui déciment aujourd’hui les populations sous le joug des diverses confessions islamiques.
Dans la réciprocité généralisée, la réciprocité positive est opposée à la réciprocité négative. Si l’imaginaire de la réciprocité négative l’emporte, la vengeance semble justifier la violence parce qu’elle produit le sentiment d’être humain dans l’imaginaire de l’honneur. Selon le grec ancien, la notion de réciprocité (antipeponthos) tire son origine de cette relation de réciprocité négative (antipaskein = souffrir à son tour). La tradition hébraïque ordonne la vengeance de celui qui a subi la violence, le talion [3], à une finalité éthique.
Dans les sociétés où domine la réciprocité négative, le meurtre de vengeance n’est pas dirigé contre l’auteur du premier meurtre mais à défaut contre n’importe qui peut lui être substitué comme victime. Ce qui importe n’est pas la haine ni une vindicte subjective mais le respect de la structure de réciprocité négative parce qu’elle est la matrice du sentiment de l’honneur. La réciprocité négative paraît erratique ou aveugle, mais elle est en réalité systémique. Elle fait apparaître mieux que la réciprocité positive que le symbolique ou plus précisément le surnaturel se paie du sacrifice. Cependant, nombreux sont les peuples qui ont dominé la violence en remplaçant la réciprocité négative par la réciprocité positive [4]. Et lorsque à l’intérieur du domaine social structuré par la réciprocité positive un membre de la communauté fait intervenir une modalité de la réciprocité négative, le rétablissement de la réciprocité positive exige la dénonciation de cette modalité négative comme le mal [5]. La violence devient sanction [6].
Sans doute la parole religieuse s’accorde plus aisément avec la réciprocité centralisée en conjoignant les diverses activités de la cité sous un seul commandement, tandis que la parole politique s’accorde plus aisément avec la réciprocité généralisée, mais pouvoir religieux et pouvoir politique n’en sont pas moins concurrents, et leur rivalité est une des causes les plus importantes des turbulences de la société. La violence resurgit en effet de l’antinomie du pouvoir religieux et du pouvoir politique, comme on peut l’observer dans le monde arabe et musulman où la compétition pour le pouvoir politique et le pouvoir religieux est demeurée jusqu’ici sans solution.
Mais laissons à présent cette violence instituée par l’imaginaire sous les catégories du bien et du mal, c’est-à-dire la violence utilisée comme purification ou sanction, et la violence qui oppose des systèmes concurrents pour réfléchir sur la violence absolue, la violence du pouvoir souverain, à la limite donc des systèmes de réciprocité. Que se passe-t-il aux limites de la réciprocité lorsque commence le non-humain, et la possibilité de la guerre totale. N’y a-t-il pas d’autre avenir que la guerre ?
La violence et le libre-échange
Face à l’absolu de tout sentiment, éthique compris, la conscience se rebelle. Elle cherche à s’affranchir de la sujétion à l’absolu de la conscience affective. C’est au nom de la raison que chacun entend dès lors s’adresser à autrui. Comme le libre-échange bannit toute interférence éthique, la raison propose de remplacer aux confins de l’idéal de chacun la guerre par le libre-échange. Dès lors la violence n’apparaît plus que sous l’aspect modéré de la concurrence (le doux commerce).
La société libérale se fonde sur les principes de liberté et de justice. Le bien revendiqué en fonction de l’intérêt propre implique que tout individu puisse actualiser ses compétences en fonction de ses préférences et de son idéal. Cette égalité de droit implique que sa liberté n’entrave pas la liberté des autres. L’éthique libérale a donc pour postulat le respect de la liberté individuelle. Le libre-échange et la propriété privée sont alors présentés comme les conditions préalables à la souveraineté de l’individu sur sa propre vie dont il peut se déclarer responsable.
Toutefois quelque chose obscurcit cette argumentation. Responsabilité, justice, liberté sont des sentiments attribués à l’individu. Lorsqu’ils s’expriment, ces sentiments sont la manifestation du pouvoir de l’individu, et l’expression d’un pouvoir souverain. Ce pouvoir se trouve nécessairement confronté à celui d’autrui. Et voici le paradoxe : le libre-échange, par sa neutralité, se propose comme alternative de la guerre, mais soumettant la raison à l’intérêt de l’individu, il aliène la liberté dans le pouvoir de chacun. La liberté cesse donc d’être commune. C’est au pouvoir de domination des uns sur les autres que la raison utilitariste enchaîne la liberté, et à la force qu’elle réduit la valeur.
La raison dans l’échange s’inquiète des choses et de leur prix, chacune répondant de son utilité. Elle évalue le risque et le coût de l’affrontement nécessaire à leur acquisition. Au lieu de prendre conscience de la genèse de la valeur, elle sert le pouvoir d’une liberté arbitraire. L’objectivité des rapports de force dans le cadre du libre-échange est indifférente à toute référence éthique due aux relations de réciprocité qui sont aussitôt interprétées comme des obstacles à la libre circulation des richesses [7]. La condition du libre-échange est la propriété privée. Aussitôt que la réciprocité est remplacée par le rapport de force instauré par la privatisation de la propriété, la société est privée de la matrice qui lui assurait une éthique commune.
Lorsque les prolétaires se rebellent, ils remplacent l’arbitraire de la liberté individuelle par l’égalité. Le collectivisme s’oppose donc à l’individualisme mais aussi à la relation de réciprocité : il l’annihile au bénéfice de l’identité collective. La privatisation de la propriété se présente alors comme le bouclier de la liberté individuelle face au collectivisme, comme on l’observe dans l’Europe de l’Est depuis l’effondrement de l’Union soviétique, mais elle n’en demeure pas moins le puits sans fonds de l’accumulation capitaliste. Individualisme, libéralisme, capitalisme s’enchaînent.
Le collectivisme ayant été récusé (Gorbatchev), le libéralisme est seul aujourd’hui à défier la liberté commune au nom de la liberté arbitraire. Lorsque le capitalisme rencontre un marché de réciprocité ou de redistribution traditionnel, il le détruit comme en Amérique, en Chine, en Australie, au Japon… Il s’offre même le luxe de récupérer l’imaginaire des sociétés vaincues pour défendre ses intérêts [8]. Et il suffit que les individus s’unissent en fonction de leur intérêt pour que naisse le fascisme. En cas de dépression économique, la dérive du libéralisme en fascisme est systématique.
L’antinomie entre la force et la valeur se manifeste non seulement par une violence aveugle mais erratique : aucune référence qu’elle soit de nature affective ou rationnelle ne peut ancrer cette violence sur autre chose que le pouvoir pour le pouvoir qui se prétend la liberté absolue.
L’impuissance de la raison à créer l’éthique commune dans le domaine économique est une conséquence de l’interprétation des rapports économiques comme rapports de force.
Aux frontières du libre-échange, la violence militaire relaie la force monétaire. Si l’échange est l’alternative de la guerre, où cesse l’échange la guerre devient totale. Il devient ainsi possible de détruire ceux qui refusent de se soumettre au système capitaliste par des meurtres de masse, bombardements aveugles, ou des assassinats ciblés sans éprouver le moindre sentiment de culpabilité [9]. Il y a une relation entre l’aliénation de la raison dans le pouvoir pour le pouvoir, le pouvoir nu, et la violence nue que les critiques de cette aliénation dénoncent à juste titre comme la manifestation du Satan.
C’est donc à la frontière non pas de la raison mais de son instrumentalisation par la force que naît l’aliénation de l’échange. La raison n’est pas en cause ! [10]. Mais l’aveuglement de la raison par la force efface de la conscience les valeurs symboliques qui devraient en constituer la puissance éthique [11]. L’absolu de la conscience affective et des valeurs éthiques n’est donc pas la seule origine de la violence nue. L’aliénation de la raison dans la force l’est tout autant.
D’où vient donc que d’un côté la raison condamne le meurtre, et que de l’autre côté la société qui se prévaut de la raison assume le crime inavoué, la torture, la guerre, et qu’elle s’enrichisse de la vente d’armes aux peuples qu’elle pille, détruit et conduit au chaos ?
Cette contradiction a sa source dans le primat de l’individu qui s’autorise à définir la liberté en fonction de son intérêt, au prix de la liberté commune engendrée par la réciprocité.
Il appartient donc à la raison de se libérer du pouvoir capitaliste qui l’utilise de manière irrationnelle, et de reconnaître que le pouvoir nu associé à la violence nue n’est pas la bonne réponse à la violence du symbolique.
Le suicide des victimes peut apparaître comme un ultime recours pour dénoncer l’hypocrisie de ceux qui substituent à l’éthique commune leur liberté arbitraire en niant la réciprocité. Le suicide somatise la mort annoncée et renvoie au meurtrier l’évidence de son crime (Jan Palach). Le criminel démasqué est cependant privé du sentiment commun d’humanité que pourrait lui valoir la réciprocité de vengeance parce qu’il lui faudrait subir une agression pour prendre conscience de son acte, et qu’il ne peut la subir puisque sa victime refuse de se venger [12]. Il est certes exclu de l’Humanité. Mais une telle excommunication est sans effet sur qui ne peut se reconnaître dans le sentiment d’humanité auquel en appelle la victime faute d’appartenir à un système de réciprocité. Le suicide de Bobby Sands et de ses camarades est inefficace sur Mme Thatcher.
Le suicide peut alors s’accompagner d’un meurtre, le meurtre-suicide, qui peut s’interpréter comme un défi pour engager la dialectique de la vengeance. Le terroriste force en effet son adversaire à entrer dans la dialectique de la vengeance. En se suicidant, néanmoins, il dérobe à sa victime la vengeance à laquelle elle a droit. Il crée une chimère de réciprocité de vengeance pour s’approprier le sentiment de l’honneur. Il s’approprie la clef de la conscience éthique. Lorsqu’il se réfère à une parole religieuse, il fait de la clef, la clef du paradis, de la valeur son Dieu, et de celui qui se sacrifie dans le meurtre-suicide un martyr. Le meurtre-suicide est une vengeance sans pardon.
L’hypocrite pourrait changer la donne, refuser une telle provocation en se reconnaissant le premier agresseur. Mais il préfère nier et nommer son ennemi terroriste. “Terroristes” les communistes du Vietnam, du Laos, les moudjahidine algériens, les taliban d’Afghanistan, les frères musulmans égyptiens, les feddayin palestiniens, les résistants kurdes, les islamistes… La rhétorique du terrorisme voile qui est le premier agresseur.
En somme les capitalistes ne négocient pas leur système de référence. La coalition des capitalistes en nations, puis en ligues internationales, puis transnationales affronte aujourd’hui les autres puissances du monde, les autres civilisations, en particulier celles qui se réfèrent à une “Loi divine” de façon aveugle. La confrontation du capitalisme et de l’Islam en est une illustration. Le 11 Septembre une image extraordinaire. Le terrorisme islamique dénonce l’hypocrisie capitaliste avec des symboles massifs : la tour de contrôle de l’économie capitaliste, le world trade center ; son centre militaire, le Pentagone ; et son centre politique, la Maison-Blanche. Il frappe par le meurtre-suicide. Peut-on être plus clair ?
Maîtriser la violence
Nous avons reconnu la violence qui apparaît à la limite de la conscience où toute relation se confond avec une relation de force comme la violence nue. La violence nue commence vis-à-vis d’autrui dès lors que la parole de l’individu particulier, ou de la totalité de la communauté, se prétend le pouvoir d’une liberté souveraine. Cette souveraineté est liée à l’absolu des sentiments éthiques nés de la réciprocité, auquel s’ajoute le fait que la parole, qu’elle soit politique ou religieuse (en vertu des deux modalités de la fonction symbolique : le principe d’opposition et le principe d’union), est polarisée par la logique de non-contradiction qui exclut son contraire. La parole politique affronte alors la parole religieuse !
Toutes les valeurs nées de la réciprocité créent une sujétion, insurmontable tant qu’elles sont exprimées dans un imaginaire donné (honneur ou prestige). La réciprocité généralisée (la réciprocité de marché) est la matrice de l’individuation du sujet et de la responsabilité personnelle de tout un chacun vis-à-vis de la société entière. La réciprocité “symétrique” permet aux valeurs de se libérer des imaginaires de la réciprocité positive et de la réciprocité négative comme valeurs éthiques universelles. L’échange qui s’inscrit dans la réciprocité la démultiplie. La raison prétend alors à juste titre mettre fin à la violence nue qui paraissait naturelle hors de la réciprocité. Mais aussitôt le libre-échange soumet la raison à la logique de la force. La liberté individuelle devient arbitraire, et s’aliène par la privatisation de la propriété dans le pouvoir, plus précisément dans le pouvoir du capital qui aujourd’hui ne peut se construire indéfiniment sans détruire autrui, et de surcroît la nature. La société occidentale exerce son pouvoir de domination au nom de la liberté individuelle au prix de la liberté commune, d’où le nom d’hypocrite que lui attribuent ses critiques. Réduite au rapport de force généralisé, la violence devient gratuite.
La conscience éthique se rebelle mais avec des objectifs contradictoires. Au nom de la liberté, elle dénonce la sujétion à la Loi (en particulier lorsque la Loi est dite par la parole religieuse). Mais elle dénonce aussi l’aliénation de la liberté dans le pouvoir, et l’inféodation de la raison à la force.
Comment sortir de l’impasse ? La raison doit maîtriser les structures de production des valeurs humaines ; définir la territorialité nécessaire à la production de chacune d’elles, et relativiser l’absolu des sentiments au bénéfice du respect de la liberté commune qui est le fruit de la réciprocité symétrique, de sorte que chacun ait le choix de participer à la structure de réciprocité dont il appréciera la valeur en connaissance de cause, et reconnaisse le droit d’autrui de participer à des structures de production d’autres valeurs que les siennes. Pour cela, elle doit mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme et au système capitaliste, déclarer la propriété inaliénable au lieu de la privatiser, libérer les échanges de l’accumulation du profit, et cesser d’inféoder la liberté au rapport de force entre les uns et les autres. Alors la contradiction qui unit l’assassin hypocrite et l’assassin terroriste sera dénouée. L’exclusion et le terrorisme cesseront. La non-violence l’emportera sur la violence, la paix universelle sur l’implosion planétaire.
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[1] La communauté s’identifie au meurtrier “mort spirituellement”. Mais elle rachète son “âme” en acceptant une “mort réelle”, une mortification, en se sacrifiant “réellement”. Lorsque l’on dit que si la communauté ne prenait les devants par une auto-meurtrissure elle encourrait le châtiment des Dieux, on signifie qu’elle serait dans un état de mort spirituelle. Le Dieu vengeur est la représentation de cette mort spirituelle. Voir D. Temple : “La Vengeance. Le principe d’union et le principe d’opposition dans la réciprocité de vengeance” (2003).
[2] Lors de la controverse de Valladolid, par exemple, la question de savoir si les indigènes du nouveau monde avaient une âme opposa deux thèses : s’ils n’ont pas d’âme ils peuvent être traités comme les animaux ; s’ils en ont une ils doivent être christianisés. L’Islam, lui, déclare la guerre à ceux qui s’excluent de la totalité des croyants (les athées).
[3] On trouvera une somme des recherches anthropologiques sur la vengeance interprétée comme échange dans : La vengeance, Paris, Editions Cujas (1981 – 1986) Volume I : A. Adler. M. Bekombo, Cl. Breteau, J. Bureau, J. Chelhod, I. de Garine, Ph. Laburthe-Tolra, T. Schotte, R. Verdier, N. Zagnoli. Textes présentés par Raymond Verdier. Volume II : G. Charachidze, R. Hamayon, A. Iteanu, G. Nicolas. M. Panoff, M. Perrin, S. Tcherkezoff. Textes présentés par Raymond Verdier. Volume III : A. Lemaire, C. Mallamoud, J.P. Poly, J. Svenbro, Y. Thomas. Textes présentés par Raymond Verdier et Jean Pierre Poly. Volume IV : J. Clavreul, G. Courtois, M.M. Davy, J. Ph. Guinle, A. Kremer-Marietti, P.F. Moreau, S.Said, R. Seve, J.L. Vullierme. Textes présentés par Gérard Courtois. Et notre critique où la vengeance est interprétée comme “réciprocité négative” dans : La réciprocité de vengeance. Commentaire critique de quelques théories de la vengeance (2003).
Voir aussi : D. Temple et M. Chabal, “La réciprocité négative chez les Jivaro”, dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris, L’Harmattan, 1995.
Bartomeu Melià et Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní. Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Ediciones y Arte, Asuncíon , Paraguay, 2004. En français : “La réciprocité négative chez les tupinamba”(2004).
[4] Le prestige et l’honneur témoignent de la valeur dans l’imaginaire de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, mais ne sont pas la valeur. La valeur est produite par la réciprocité seule, de sorte que ces deux matrices (réciprocité positive et réciprocité négative) peuvent se remplacer l’une l’autre pourvu qu’elles soient égales. Lorsqu’elles se relativisent l’une l’autre, elles donnent naissance à la réciprocité symétrique où la valeur est libérée de tout imaginaire.
[5] Et réciproquement la valeur produite par la réciprocité positive dans un système de réciprocité négative n’est pas appréciée comme amitié mais comme lâcheté, à nouveau le mal. L’affrontement des deux imaginaires antithétiques est cependant relatif car les sociétés préfèrent tirer partie des deux formes de réciprocité. En général, la réciprocité négative s’adresse à l’étranger et la réciprocité positive à la parenté, quoique ce puisse être l’inverse comme chez les Jivaros. La confrontation de ces deux formes de réciprocité dans la mythologie grecque est illustrée par la rivalité d’Achille et Agamemnon, le chef de guerre et le régisseur des récoltes. Cependant, Agamemnon prétend être le plus prestigieux pas seulement par la générosité de ses dons mais par le succès de ses armes. Achille lui refuse cette gloire parce qu’il honore les valeurs nées de la réciprocité négative, et lui conteste à son tour sa générosité car il prétend le surpasser par la redistribution du butin qu’il pille par la guerre. La rivalité des deux héros tournera à l’avantage du régisseur comme si les hommes étaient plus enclins à la paix qu’à la guerre. Voir : Dominique Temple et Mireille Chabal, “La réciprocité symétrique dans la Grèce antique, 1. De la réciprocité positive à la réciprocité symétrique dans l’Iliade et l’Odyssée”, dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 167-186.
[6] Si la réciprocité positive l’emporte, l’imaginaire du prestige projette l’idéal de chacun comme but de la surenchère dans la générosité, le potlatch. L’équipollence des victimes met en évidence l’indépendance du surnaturel vis-à-vis de l’imaginaire, indépendance qui n’apparaît pas aisément dans la réciprocité positive : le partage associe en effet le plaisir que l’on éprouve de l’objet offert à la joie engendrée par la relation de réciprocité : la confusion est aisée au bénéfice de l’objet désiré, et c’est l’occasion d’un basculement de l’amitié vraie dans ce que Aristote appelle l’amitié utile.
[7] Depuis que le libre-échange et l’accumulation capitaliste sont devenus les bases économiques de la société occidentale, la valeur est remplacée par le prix.
[8] Les valeurs issues de la redistribution qui persistent dans l’imaginaire populaire sont alors inféodées au pouvoir capitaliste : la corruption remplace la redistribution.
[9] Le pilote qui voit apparaître sur l’écran de son viseur un point lumineux détectant une vie organique sur la terre d’Afghanistan, fût-elle celle d’un ours, d’un lièvre ou d’une brebis, vise, tire et se réjouit lorsqu’il le voit exploser. L’attention qui mobilise la conscience sur un objet déterminé est exclusive mais son responsable n’en est pas moins un criminel.
[10] La société occidentale ne conçoit plus la guerre comme dans le temps où donner la mort impliquait de mettre en jeu la sienne. Ce mépris de la vie tenait au prix que l’on accordait à l’honneur. Le duel persista en France jusqu’à ces dernières années parmi les hommes politiques (Jean Jaurès au pistolet, Gaston Deferre au sabre !) Il faut mettre au crédit de la raison la condamnation de cette dévotion à l’absolu du sentiment de l’éthique. On a compris, au moins dans les pays où la peine de mort est interdite, que la nature, la vie et le corps, ne doivent plus être sacrifiés à l’absolu de l’éthique mais au contraire protégés parce que participant à la genèse de la conscience. Ce n’est plus pour son salut qu’il est interdit de mépriser le corps, c’est pour le corps lui-même, le corps de qui que ce soit, puisque c’est de lui que chacun tire les moyens de construire sa conscience. L’abolition de la peine de mort en est le signe.
[11] Aujourd’hui personne ne met plus sa vie en jeu dans le meurtre d’autrui. Le premier agresseur se fait même gloire de tuer sans risque. Plus de huit cents raids de l’aviation de l’OTAN ont été nécessaires pour réduire la résistance libyenne et assassiner son despote, mais l’OTAN a pu se vanter de n’avoir pas connu une seule perte humaine. L’objectif de la guerre est seulement de détruire l’autre, comme l’a déclaré le Président des Français lorsqu’on lui demanda ce qu’il ferait de ses ennemis dans le Nord du Sahara. Les pilotes tuent en Afghanistan, Libye, en Syrie ou au Mali sans savoir sur qui ils tirent ni pourquoi. Le peuple n’est pas consulté mais il ne s’en indigne pas, du moins tant qu’il ne court aucun risque.
[12] Chez les Shuar du Pérou, si la communauté de la victime ne se venge pas, la famille du meurtrier insulte celle-ci jusqu’à ce qu’elle procède à la vengeance, par crainte d’être privée d’âme de vengeance. Voir : Temple & Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris, L’Harmattan, 1995.
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