Comment reconstruire la réflexion économique après la crise de 2007 et la débâcle d’une « science » aux ordres de la finance ? En quoi la lecture de Keynes peut-elle nous y aider ?
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La crise grecque de 2010
La prime du Credit-default Swap s’exprime comme un pourcentage du montant de l’emprunt sur lequel porte le CDS, somme à verser annuellement. Un paiement initial a lieu à l’ouverture du contrat, la prime est ensuite renouvelée périodiquement, généralement trimestriellement. Un CDS court sur un certain nombre d’années, généralement cinq.
Dès le début de la crise grecque dans les premiers mois de l’année 2010, il devenait prudent pour un détenteur de dette souveraine de ce pays de se couvrir « activement » plutôt que « passivement » en convertissant la prime de crédit incluse dans le taux d’intérêt exigé par le marché des capitaux, qui ne couvrait contre le risque de défaut de la Grèce qu’à une échelle statistique, en une prime effectivement versée à un « assureur » sur CDS.
On comprend aisément les enjeux si l’on compare quelques chiffres au point culminant de la crise en 2012. Le 20 février 2012, le taux 10 ans pour la dette souveraine allemande était de 1,961%, celui pour la dette grecque de 10 ans également, de 33,837%. La dette allemande pouvait être considérée sans risque et le taux de 1,961% comme l’équivalent donc de l’efficacité marginale du capital au sein de la zone euro pour cette maturité de 10 ans. La prime de crédit sur la dette grecque à 10 ans était donc alors de 33,837% – 1,961% = 31,876%, soit près du tiers de la somme empruntée.
Mais si la conversion de la prime de crédit implicite au taux d’intérêt, au « coupon » de l’obligation, en prime versée pour créer une position de CDS en couverture pouvait passer pour prudente, il apparaissait aussi potentiellement extrêmement profitable de tenter de bénéficier tout simplement d’un défaut de la Grèce, sans être préalablement exposé à une perte réelle si ce scénario devait se concrétiser, en prenant une position nue de CDS sur sa dette. Il s’agissait alors de tabler soit sur un défaut en vue d’empocher le montant du sinistre « synthétique » (c’est-à-dire, comme on l’a vu, mimant ou décalquant une situation réelle) pour lequel on s’était assuré, soit acheter une « police » en espérant que, la crainte du défaut croissant, son prix grimpe, et la revendre alors avec profit, ce type d’opération étant une option envisageable du fait qu’existe pour le Credit-default Swap un « marché secondaire » où des market makers sont présents en tant qu’acheteurs ou vendeurs ; l’intervenant qui sort de sa position sur CDS – et cesse de bénéficier de l’évolution du prix du produit si elle lui est favorable ou d’y être exposé au cas où elle lui est défavorable – enregistre en résultat l’écart entre le prix auquel il a acheté et celui auquel il a vendu.
Comment se fixe le montant de la prime du CDS ? De la même manière exactement que dans l’exposé de Keynes que j’ai cité pour commencer : par un premier calcul de type actuariel, c’est-à-dire par une évaluation du risque en fonction de facteurs objectifs et, dans un second temps, par l’intervention sur la base de ce prix initial d’un mécanisme où il est modifié en fonction du rapport de force entre acheteurs et vendeurs, où l’offre et la demande jouent en arrière-plan le rôle de facteurs.
Imaginons que l’on veuille calculer le montant de la prime d’un CDS sur la dette grecque. Les agences de notation attribuent aux dettes souveraines une notation évaluant leur risque de défaut. Ces notations peuvent servir de base au calcul d’une prime de crédit réaliste. Si le calcul est fait correctement, un détenteur de dette grecque qui s’acquitte de la prime au prorata du montant des emprunts grecs qu’il entend couvrir aura réglé un montant de prime juste, au sens où celui-ci reflète le véritable risque de défaut.
Imaginons maintenant que certains intervenants prennent des positions « nues » spéculatives en grand nombre sur ce marché. Cette demande importante enclenchera le second mécanisme mentionné par Keynes dans le passage cité de A Treatise on Probability : celui où joue le rapport de force entre acheteurs et vendeurs.
Celui qui voudra alors interpréter le montant de la prime dans la pure logique actuarielle du premier mécanisme, comme si le second mécanisme n’avait pas joué (c’est la politique par exemple du Fonds monétaire international, j’y reviendrai), jugera que la hausse de la prime reflète un accroissement objectif du risque et exigera comme composante du taux des obligations souveraines de ce pays une prime de crédit plus élevée.
Une prime de crédit plus élevée comprise dans le taux exigé sur sa dette mettra le pays émetteur en difficulté : la prime de crédit de 31,876% exigée de la Grèce par le marché des capitaux en février 2012 est bien entendu sans appel de ce point de vue.
Alors que la situation économique du pays n’a pas nécessairement évolué dans un sens ni dans l’autre, sa situation financière s’est considérablement dégradée du fait d’un accès au marché des capitaux devenu extrêmement onéreux pour lui, voire même inabordable. Les agences de notation devront tenir compte des nouveaux développements intervenus et dégraderont sa note de crédit, ce qui forcera à la hausse la composante actuarielle « objective » de la prime de crédit. Une spirale mortifère se sera enclenchée en raison seulement de la possibilité offerte par le marché des produits dérivés que l’on puisse y prendre des positions « nues » sur Credit-default Swap.
Il faut noter d’ailleurs que le cas de la Grèce ne constituait pas une première : le même type d’effet d’entraînement avait pu être constaté à l’occasion de la chute de la compagnie américaine Enron dont l’effondrement, de l’apparition des premiers signes annonciateurs de la crise à sa mise en faillite, n’avait couvert qu’une période de 46 jours, laps de temps durant lequel une réaction en chaîne, ponctuée par les dégradations de sa notation de crédit par les trois principaux notateurs, déboucha sur une spirale infernale similaire à celle qui devait s’observer neuf ans plus tard dans le cas de la Grèce. Alan Greenspan évoqua à ce propos, devant le comité financier du Congrès américain, les conséquences délétères pour un certain type de compagnie, certainement haute en couleurs mais « asset-light », pauvre en véritables actifs, de ce qu’il appela la « sensibilité à la confiance » (Jorion 2003 : 190). Les banques d’investissement Bear Stearns et Lehman Brothers furent elles aussi l’objet d’une spéculation visant à les faire tomber, dont l’un des instruments était le Credit-default Swap et l’autre, la vente à découvert de leurs actions. Bear Stearns tomba en mars 2008, Lehman Brothers, six mois plus tard, en septembre ; ironie de la chose, Lehman Brothers avait fait partie des spéculateurs s’efforçant de précipiter la chute de Bear Stearns.
Si les positions de couverture sont par nécessité limitées au volume de la dette souveraine qui a effectivement été émise, les positions spéculatives nues étant « synthétiques », c’est-à-dire ayant créé un risque ex nihilo en se contentant de mimer le risque réel auquel sont exposés les prêteurs authentiques, ne connaissent elles aucune limitation en volume sinon la bonne disposition d’un « assureur » émetteur de CDS à assurer le risque « synthétique », autrement dit créé de toute pièce, que représentent les positions nues sur CDS.
La situation décrite ci-dessus fut celle qui apparut en Grèce à partir de 2010, jusqu’au dénouement de la crise en février 2012 par la restructuration du « PSI », le Private Sector Involvement, qui prit la forme d’une décote de 53,5% portant sur un montant de dette souveraine de 206 milliard d’euros.
L’Allemagne interdit les positions nues sur CDS en mai 2010, la zone euro dans son ensemble adopta cette interdiction en novembre 2012.
Forcément, à partir du moment où une doctrine d’utilisation est définie – mais cela reste du « secret défense » pour permettre…