L’explication du prix par le rapport de force est ouvert aux commentaires.
(I) Quand plusieurs mécanismes se greffent les uns sur les autres
(II) Keynes et le double mécanisme de détermination du prix
(III) L’intervention du temps dans la détermination du prix
(IV) Le « prix » d’un emprunt ou d’une obligation (première partie)
(V) Le « prix » d’un emprunt ou d’une obligation (deuxième partie)
Je signale que si certains éléments de l’explication que j’ai offerte dans les cinq sections précédentes sont connus de la théorie financière et si leur mécanisme est expliqué dans les manuels, le mécanisme global que je décris est lui cependant inconnu ; le mécanisme que j’ai décrit est également incompatible avec l’explication de la formation des prix qu’offre John Maynard Keynes. La raison en est que les rapports de force entre acheteur et vendeur, et entre prêteur et emprunteur, en tant que facteurs explicatifs, sont absents aussi bien chez Keynes que dans les explications des autres économistes.
Que trouve-t-on à la place ? Pour Friedrich von Hayek (1899 – 1992), dont l’opinion sur le sujet domine les manuels d’économie contemporains, un prix est un « signal ». Le manuel intitulé Foundations of Financial Markets and Institutions, dont l’un des auteurs est Franco Modigliani (1918 – 2003), prix Nobel d’économie en 1985, affirme que « Les prix sont des signaux opérant dans une économie de marché, guidant les ressources économiques vers leur meilleur usage » (Fabozzi, Modigliani, Ferri 1994 : 2).
Dans cette version standard en « science » économique du mécanisme de la formation du prix, les prix observés ont un attracteur appelé « prix objectif », lequel s’observe dans un contexte de parfaite information et de parfaite transparence, c’est-à-dire dans un marché où la concurrence est parfaite et où acheteurs comme vendeurs, emprunteurs comme prêteurs, disposent « symétriquement » de la même information. Lorsqu’un cadre présentant ces caractéristiques peut être assuré, le prix effectif tend à s’identifier au prix objectif.
Jouent un rôle essentiel dans cette tendance du prix vers le prix objectif, les opérations dites d’arbitrage dans lesquelles un agent économique découvre pour un produit financier deux marchés où son prix diffère, il l’achète alors sur le marché où il est bon marché pour le revendre sur celui où son prix est élevé, s’assurant un profit. L’action conjointe de nombreux arbitragistes fait disparaître l’anomalie que représente l’existence de ces prix multiples ; le prix unique vers lequel convergent les différents prix constatés est alors le prix objectif, celui qui a la vertu de « guider les ressources économiques vers leur meilleur usage ».
On aura noté au passage que cette définition : « Les prix sont des signaux opérant dans une économie de marché, guidant les ressources économiques vers leur meilleur usage » ne constitue pas une définition opérationnelle, au sens où il serait possible de deviner à partir d’elle comment un prix se constitue dans une situation réelle, il s’agit plutôt d’un avertissement dogmatique de la famille à laquelle appartient également la parabole de la « main invisible » d’Adam Smith, dont la signification subliminale est : « Abstenez-vous d’interférer car tout se passe déjà de manière optimale et ceci, automatiquement ! ». Il n’y a bien entendu aucune chance qu’une injonction comme celle-là, apparentée au fameux : « Circulez ! Y a rien à voir ! », puisse laisser transparaître un mécanisme où les rapports de force joueraient un rôle majeur.
Chez Keynes, à partir d’un donné objectif comme les coûts, le prix émerge des représentations que se font les agents économiques de ce qu’il devrait être. Le « taux de rémunération des facteurs de production entrant dans le coût marginal [et le] facteur d’échelle » (Keynes 1936 : 294) ayant été pris en considération, le prix résulte, en dernière instance, de « mécanismes psychologiques » qu’il revient à l’économiste de distinguer et de décrire. Keynes évoquera ainsi pour expliquer la préférence pour la liquidité, les motivations « transactionnelle », « précautionneuse » et « spéculative » (ibid. 170) :
Les trois subdivisions de la préférence pour la liquidité […] peuvent être définies comme dépendant de (i) la motivation transactionnelle, à savoir le besoin d’argent liquide pour la transaction immédiate d’échanges à titre personnel et d’affaires ; (ii) la motivation précautionneuse, à savoir le désir de disposer par besoin de sécurité d’une certaine proportion de ses ressources globales sous la forme d’un équivalent futur d’argent liquide ; (iii) la motivation spéculative, à savoir l’objet de s’assurer d’un profit du fait que l’on sait mieux que le marché de quoi l’avenir sera fait (Keynes 1936 : 170).
Aucun de ces mécanismes psychologiques que Keynes mentionne en diverses occasions n’est cependant à l’abri de l’interférence avec lui des « esprits animaux » : notre prédisposition, face aux incertitudes de l’avenir, à trancher sans raison précise, par besoin d’agir plutôt que de rester dans l’indécision (ibid. 161).
Considérer que les représentations qu’ont les agents économiques des opérations économiques déterminent leur réalité, est l’un des apports originaux de Keynes, conséquence certainement de la réflexion qu’il a menée durant la période où il rédigeait son Treatise on Probability (1921), où la façon dont nous nous représentons le déroulement futur des événements définit notre conduite et du coup, pour autant que ces événements dépendent de décisions humaines, ce qui aura effectivement lieu.
Il serait alors logique de supposer que les représentations de l’ensemble des parties impliquées importent au même titre or, comme nous avons eu l’occasion de le voir dans Keynes et le taux d’intérêt, le taux d’intérêt ne se constitue pas chez Keynes dans la confrontation des prêteurs et des emprunteurs potentiels, mais dans la représentation que se fait de l’avenir des taux, le prêteur seul. C’est que Keynes fait de la préférence pour la liquidité le facteur essentiel de la fixation du taux d’intérêt, préférence qui ne peut exister que dans la représentation du seul prêteur, l’emprunteur n’ayant lui le choix qu’entre accepter ou refuser la décision du prêteur quant au niveau où doit se situer le taux d’intérêt.
La difficulté ici est d’évaluer l’impact de ces représentations, d’autant qu’il n’est pas sûr qu’elles puissent émerger de manière cohérente parmi les agents économiques qui se les font, et converger vers une évaluation précise. Rien ne prouve du coup que ces représentations ne constituent pas un simple bourdonnement inconséquent pour la formation des prix. Ce qui m’encourage à dire cela, c’est que la simulation d’un marché boursier que j’ai eu l’occasion de programmer et de tester, suggérait précisément que les prévisions des agents mis en scène ne débouchent sur rien de concret parce que résultant de stratégies développées à l’échelon d’une multitude d’horizons de temps différents et étant déterminées par une multitude de facteurs dont la plupart, soit portent sur une réalité essentiellement inconnaissable, soit sont nécessairement subjectifs, elles se neutralisent et s’annulent dans leur diversité, et ne se distinguent du coup en rien d’un bruit de fond dont l’impact sur le déroulement futur des événements est en réalité nul ; plus significatif encore : lorsque les stratégies des agents simulés se concrétisent en prévisions plus souvent correctes que fausses (quelques pour cent de différence suffisent), l’évolution du marché débouche rapidement sur un krach (Jorion 2006).
Du coup, quand on lit dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie l’explication suivante :
Si l’effet de la baisse de l’unité-salaire est de produire une attente qu’elle s’élève à nouveau par la suite, le résultat sera pleinement favorable. Si, au contraire, l’effet est d’engendrer l’attente d’une nouvelle chute, l’impact sur le rendement marginal du capital peut contrarier la baisse du taux d’intérêt (Keynes 1936 : 232),
on ne peut s’empêcher de penser que rien ne permet en réalité d’imaginer que le choix dans un sens ou dans l’autre des agents économiques impliqués différera significativement des 50% pour chaque camp, que produirait tout aussi bien une décision jouée à pile-ou-face, et que la mention par Keynes d’un mécanisme débouchant sur une telle alternative ne présente en réalité aucun intérêt puisque son effet dans la pratique sera nul.
J’ai dit que pour ce qui est des sous-mécanismes de la formation des prix, par exemple l’impact de la tombée d’un coupon sur le prix d’une obligation, tous s’accordent, mais pour ce qui est du mécanisme global dont le fondement est selon moi le rapport de force entre les acteurs en présence (cf. Jorion 1990 ; 2010), le prix se forme pour la théorie économique d’une part, et pour Keynes d’autre part, des deux manières que je viens de rapporter.
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Fabozzi, Frank J., Modigliani, Franco, Ferri, Michael G., Foundations of Financial Markets and Institutions, Englewood Cliffs (N.J.) : Prentice-Hall, 1994
Jorion, Paul, « Déterminants sociaux de la formation des prix de marché, L’exemple de la pêche artisanale », La Revue du MAUSS, n.s., 9, 1990 : 71-106 ; n.s., 10 : 49-64
Jorion, Paul, « Adam Smith’s “Invisible Hand” Revisited », Proceedings of the 1st World Conference on Simulation of Social Systems, Kyoto, August 2006, Vol. I, Springer Verlag : 247-254
Jorion, Paul, Le prix, Broissieux : Le Croquant 2010
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : Macmillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
7 réponses à “L’explication du prix par le rapport de force (VI) En quoi mon approche du prix diffère de celle des économistes”
De quoi le système global » rapport de forces » est -il lui même un élément ?
@ Monsieur Jorion
D’abord merci pour votre blog, vos recherches…
Sur les prix.
Si j’ai bien compris, Hayek voit le signal, Keynes l’essai d’adaptation à l’incertitude.
Vous le rapport de force.
Ce qui n’est pas rien ?
Mais quid du fait qu’on désire ce que l’autre désire avec le fait que cela a probablement un rôle sur la formation des prix.
Quid du fait que quelque soit le rapport de force, il y a refus chez les singes… et chez les hommes mais qui varie selon la culture, d’échanger à des conditions jugées trop injustes ?
Pouvez-vous permettre d’ouvrir les yeux des gens sur la force, trop ignorée, en montrer tous ces mécanismes…
Sans oublier ce que je vous signale et que vous connaissez sans doute si je ne l’ai pas lu dans votre blog que je ne lis que depuis peu.
?
la notion d’intérêt est donc une des clef du problème.. il semblerai que cela corresponde plus ou moins aux « mécanismes psychologiques » (très schématiquement..) , et la propriété privée et le capital serait beaucoup moins nocifs si cette notion était supprimée ou modifiée
Le temps est intervenu entre la théorie de Keynes (économie réelle, relation directe entre le prêteur et l’emprunteur) et la vôtre (trading à haute fréquence, positions nues,…). Les mécanismes psychologiques, à l’oeuvre chez le prêteur comme chez l’emprunteur, pourraient être un facteur plus mineur de formation du prix, additionné aux autres déjà cités.
Faut-il un prix ?
La monnaie n’exprime-t-elle pas nécessairement un rapport de force dans chaque transaction ?
La monnaie ne permet-elle pas d’acheter une portion de la liberté d’autrui ?
Ne faudrait-il pas se questionner sur l’opportunité de tourner le dos à l’argent et d’arpenter le chemin de la vie ?
4 réponses à 14h09mn. Et encore pour ce que j’en comprends, pas vraiment dans la ligne
attendue. De toute évidence, l’enthousiasme se fait rare…
Alors que l’hystérie US risque de nous plonger dans des aventures interventionnistes mal fondées, les profondes considérations sur le Crédit semblent lointaines.
Mais il ne sera pas dit que je soutiens cette anomie!
Remontons à l’amont par une question simple:
Une vie économique est-elle possible sans recours massif au crédit ?
Je crois me souvenir que dans les années 1975-1980, 2 Sénateurs français faisaient campagne dans ce sens, avec des arguments convaincants.
Il est évident que l’interdiction/taxation du crédit en vue d’en sevrer l’habitude suppose une organisation économique différente, sans révolution et sans solution de continuité. En gros, comme une évolution guidée de l’amont…
Les délicieuses considérations « scientifiques » sur l’Economie, servant à camoufler
une idéologie en faveur de l’accumulation, deviennent comme par surprise, sans objet.
Je pense que cela mérite examen.
@ daniel
L’économie, science ou pas science ? C’est le problème de la définition des sciences en générales et humaines en particulier. Se drapper dans la science pour défendre idées et intérêts est inévitable, remettre la scientificité de l’adversaire aussi. En somme, faute de victoire sur le terrain, sortir l’autre du terrain.
Je ne me prétends pas spécialiste du prix, le ciel m’en préserve !
Mais je pense qu’il peut indiquer plusieurs choses, comme l’indique d’ailleurs notre hôte s’il préfère, et tant mieux les autres ne le feront pas forcément pour lui, sa théorie à celle des confères.
Intuiifon, toutes ces théories sont jutes. Un précédent… médical. On croyait autrefois que la fièvre était une maladie quand elle les signalait. Donc le prix est à mon avis à la conjonction de plusieurs choses importantes en économie, et signale plusieurs choses.
En creusant le prix, je pense que notre hôte s’est choisi un domaine sinon forcément très couru, du moins riche en découvertes propres et connexes.