L’explication du prix par le rapport de force (II) Keynes et le double mécanisme de détermination du prix

L’explication du prix par le rapport de force

(I) Quand plusieurs mécanismes se greffent les uns sur les autres

Que deux mécanismes ou davantage puissent intervenir pour déterminer un prix, Keynes en était pleinement conscient. Il a mentionné la chose explicitement, sinon dans ses écrits économiques (du moins à ma connaissance), en tout cas, et sans ambiguïté, dans son Treatise on Probability, essentiellement rédigé par lui avant la Première guerre mondiale et finalement publié en 1921.

Dans le passage en question, Keynes commence par expliquer qu’il n’y a aucune nécessité pour un bookmaker de connaître avec une précision mathématique la probabilité des événements sur lesquels il accepte des paris pour autant qu’il a déterminé les enjeux de telle manière qu’il a pu ainsi verrouiller un profit : il a pu ainsi les définir de telle sorte qu’il s’est assuré que la somme qu’il déboursera au règlement des paris représente uniquement, par exemple, 90% de celle qu’il aura préalablement encaissée. Le raisonnement est le même qu’il s’agisse d’un assureur ou d’un bookmaker : « Il suffit pour l’assureur, explique Keynes, que la prime qu’il réclame excède le risque probable » (Keynes 1921 : 22). Et dans la suite de ce passage, Keynes continue d’entremêler les considérations portant sur les activités du bookmaker et celles de l’assureur. Pour le comprendre parfaitement, il faut se souvenir de l’équivalence suivante. Parier sur l’élection de M. Theodore Roosevelt en 1912 auprès d’un bookmaker, c’est la même chose que s’assurer contre l’élection de M. Roosevelt auprès d’un assureur : si M. Roosevelt gagne, on ramasse le paquet dans chacun des cas.

Alors même que [l’assureur] peut se garantir un profit, selon le même principe que dans le cas du bookmaker, les chiffres individuels [associés aux issues possibles] composant son ‘book’ sont, à l’intérieur de certaines limites, arbitraires. Il se peut, disons, qu’il soit pratiquement certain qu’il n’y aura pas de nouvelles taxes sur plus d’une des trois denrées que sont le thé, le sucre et le whisky ; disons aussi que le bruit qui court à l’étranger, qu’il s’agisse d’une rumeur raisonnable ou déraisonnable, est que les probabilités se rangent dans l’ordre suivant : whisky, thé, sucre, et il se peut, du coup, qu’il ait vendu des polices en quantités égales portant sur chacune de ces denrées à 30%, 40% et 45%. Il s’est donc garanti un profit de 15% [P.J. : 30% + 40% + 45% = 115%], quelle que soit l’absurdité et le caractère arbitraire de ses cotations. Il n’est aucunement nécessaire pour le succès d’une vente de polices d’assurance sur la base de ces chiffres que les probabilités de ces nouvelles taxes aient véritablement pour mesure les nombres 3/10, 4/10 et 4,5/10, il suffit qu’existent des négociants disposés à s’assurer à de tels taux. De plus, ces négociants seraient bien avisés de s’assurer, même si les cotations sont partiellement arbitraires, parce qu’ils s’exposent à un risque d’insolvabilité à moins qu’ils n’aient limité ainsi leur perte éventuelle. Qu’une telle transaction ne diffère pas d’une transaction de bookmaker transparaît du fait que s’il existe une demande particulièrement importante pour une assurance contre l’une des éventualités, son taux augmente ; – la probabilité n’a pas changé mais le « book » risque d’être bouleversé. Une élection présidentielle aux États-Unis nous offre un exemple plus précis. Le 23 août 1912, la cote chez Lloyd’s était de 60% pour la compensation d’un sinistre total si le Dr. Woodrow Wilson devait être élu, de 30% si M. Taft devait être élu et de 20% si ce devait être M. Roosevelt qui était élu. Un courtier, qui aurait pu vendre des polices en quantités égales contre le risque d’élection de chacun de ces candidats, aurait été certain à ces taux-là d’un profit de 10%. Les modifications subséquentes de ces termes dépendraient dans une très large mesure du nombre d’acheteurs pour chaque type de police. Peut-on prétendre que ces chiffres représentent d’une quelconque manière des estimations numériques raisonnées de probabilités ? (ibid. 22-23).

Que dit Keynes dans ce passage ? Il explique qu’un assureur déterminera le risque associé à l’apparition d’un certain type d’événements par des méthodes actuarielles classiques, visant à déterminer la probabilité du sinistre, en faisant intervenir un certain nombre de facteurs objectifs (la fréquence d’événements antérieurs de même nature, etc.). Néanmoins, si la demande augmente pour un certain type de police d’assurance, ce fait même sera interprété par l’assureur en termes d’augmentation du risque, et tout se passera comme si le niveau de la prime avait été déterminé en réalité par un mécanisme où l’offre et la demande jouent le rôle de facteur. C’est l’intervention de ce second mécanisme, à la suite du premier visant à définir les enjeux en fonction de probabilités d’événements objectives, qui conduit Keynes à poser la question : « Peut-on prétendre que ces chiffres représentent d’une quelconque manière des estimations numériques raisonnées de probabilités ? ». Ce n’est effectivement plus le cas une fois qu’est entré en jeu le second mécanisme, celui qui va intégrer comme un facteur déterminant du prix la dimension de la demande effective.

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Keynes, John Maynard, A Treatise on Probability, London : Macmillan 1921

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