Billet invité
Ainsi parlait mon pépé René:
« Quand j’étais petit, la monnaie avait de la valeur. La preuve: il me suffisait d’aller à la banque et j’échangeais mes billets contre de l’or. Ça c’est quelque chose non ? Mais de nos jours, plus rien n’a de la valeur. Regardez les jeunes comme ils dépensent sans compter. L’énergie par exemple; toujours que je suis derrière eux à éteindre la lumière. Ah, si la monnaie était indexée sur l’énergie, ils comprendraient vite la valeur de l’énergie, moi je vous le dis ! »
Sacré pépé, il confond le prix et la valeur. Remarquez qu’il n’est pas le seul. Moi aussi j’ai mis longtemps à assimiler que le prix ne reflète pas la valeur des choses, mais seulement les rapports de force dans la société. Ceux qui, comme mon grand-père, veulent indexer une monnaie sur l’énergie pour forcer la société à tendre vers la sobriété, se trompent, car ils sous-entendent implicitement qu’un prix reflète nécessairement une valeur. A leurs yeux, tout prix exprimé dans une monnaie fondée sur la ‘valeur énergie’ refléterait nécessairement le contenu en énergie d’un bien de consommation.
J’essaye d’expliquer tout ça à mon pépé, avec un peu de difficulté toutefois… Alors je lui prends un exemple:
« – Papi, tu aimes bien aller aux champignons
– ça oui !
– quand tu trouves une morille, est-ce qu’après l’avoir ramassée, tu déposes une pièce de 1 € à son emplacement ?
– ben non, pis quoi encore !
– pourtant, la morille étant en ce moment à 200 € le kilo, une morille de 10g à 1€ ça reste une bonne affaire, non ? Et puis il faut bien rétribuer la nature pour la valeur que tu lui soustraits.
– mais n’importe quoi ! D’une part la nature ne saurait que faire d’une pièce de 1€, mais en plus tu oublies que j’ai fait un travail: je suis allé la ramasser cette morille (et ne compte pas sur moi pour te donner mes coins).
– D’accord. Mais admettons que l’année prochaine tu ne puisses plus te déplacer. Admettons que tu trouves quelqu’un pour aller les ramasser à ta place les morilles. Serais-tu prêt à payer 1€ la morille ?
– Oui, c’est imaginable, encore qu’il faudrait que je lui indique mes coins et là je suis pas d’accord, ou alors il va payer très cher !
– Et si la forêt dans laquelle tu fais tes cueillettes était une propriété privée. Serais-tu prêt à payer une redevance de 1€ par morille au propriétaire ?
– ça me ferait mal, mais si je n’ai pas le choix pourquoi pas. En tout cas ce salaud n’est pas prêt de connaître mes coins !
– donc en résumé, le prix de 1€ que tu es prêt à payer ne reflète en rien la valeur d’une morille, mais le rapport de force entre toi (l’acheteur), et les autres acteurs (travailleurs-ramasseurs et/ou propriétaires-rentiers)
– bon admettons. Mais moi je veux indexer la monnaie sur l’énergie, c’est différent. Parce que le prix s’alignera sur la quantité d’énergie dépensée (énergie du vendeur pour aller à la cueillette, ou énergie nécessaire au maintient de la propriété privée (par la pose d’une clôture par exemple)) »
Coriace le pépé, il ne se laisse pas convaincre facilement.
» – non dis-je. Pour la même raison qu’un prix ne quantifie pas une valeur quelconque (quantité d’un produit, utilité, contenu énergétique, etc.) mais n’est qu’un indicateur des rapports de force.
Quand tu achètes 1 litre d’essence à 1,5 €, tu n’achètes pas les 10 kWh d’énergie qu’il contient, mais tu achètes la personne qui a creusé le puits pour toi, celui qui a acheminé le pétrole, celui qui l’a raffiné, les ingénieurs qui ont conçu la plate-forme, les actionnaires propriétaires de la plate-forme, etc. Bref, tu n’achètes jamais une chose, mais tu achètes toujours des hommes »
Pépé paraît toujours aussi perplexe. Quelque chose le chagrine ; pas facile d’intégrer que la valeur n’existe pas. Il revient à la charge :
» – mais si le prix ne reflète pas la valeur, la monnaie, elle, elle a bien une valeur. Moi je veux bien encore échanger mes coins à champignons contre des euros si les euros ont de la valeur. Sinon, pas question !
– tu acceptes les euros non pas parce qu’ils ont de la valeur, mais parce que tu as la certitude que tes euros seront acceptés par les autres. C’est ça, la valeur de la monnaie: la confiance dans les transactions futures.
– Mais comment aurais-je confiance si la monnaie n’avait pas de valeur ?
– Parce que ta confiance vient de la puissance de l’état qui protège les transactions. Par exemple, tu sais que les faux-monnayeurs seront poursuivis par l’état. Tu sais aussi que les institutions (justice, police, lois) sauront te protéger contre les fraudeurs dans les transactions en euros. Mais surtout, tu sais que tes euros seront acceptés par n’importe quel commerçant, tout simplement parce que celui-ci n’aura pas d’autre choix, car il sera tenu de payer ses taxes en euros. Tu peux toujours aller acheter des œufs pour ton omelette et demander à l’épicier de le payer en champignons; je suis sûr qu’il refusera car il doit payer en euros la TVA sur cette transaction.
Toi-même tu as besoin d’euros pour payer tes impôts, et si tu ne t’acquittes pas, tu risques la saisie voire même la prison. Du coup, ces euros prennent une grande valeur à tes yeux car ils t’évitent la prison !
– effectivement, je n’avais jamais vu la monnaie sous cet aspect
Mais dis donc, si l’état s’affaiblissait, par exemple, si je n’avais plus peur de ne pas payer mes impôts par ce que l’état n’avait plus les moyens de me poursuivre. Que ce passerait-il alors ?
– oh, c’est bien simple: la confiance dans la monnaie risquerait de s’effondrer.
– sauf si on indexait la monnaie sur quelque chose de tangible pour renouer la confiance, l’or par exemple, comme de mon temps !
– voilà, tu as compris. Quand on en vient à indexer la monnaie sur une valeur physique, c’est que l’état a perdu sa puissance, les gens n’ont plus confiance dans leur monnaie.
– chouette, on pourra alors indexer la monnaie sur l’énergie comme c’était mon idée !
– ça risque d’être rigolo alors. Imagine un peu la scène: quand le franc était indexé sur l’or, cela voulait dire que tu pouvais échanger tes billets contre de l’or
– oui, c’est le principe
– alors si on indexe la monnaie sur l’énergie, ça voudra dire qu’on pourra échanger des billets contre de l’essence. En fait, il suffit de transformer la Banque de France en station service géante.
– c’est les banquiers qui vont faire une drôle de tête quand ils apprendront qu’ils sont devenus pompistes !
Mais moi, je ne voulais pas indexer la monnaie sur l’essence, mais sur l’énergie, c’est-à-dire: x euros donneront droit à y kWh
– chiche ! Alors tu vas à la banque avec tes billets, et tu ressors avec au hasard : de l’essence, des stères de bois, un peu de charbon ou un panneau solaire pour favoriser les énergies renouvelables. L’important étant pour la banque de respecter le ratio euros / joules. D’ailleurs rien n’interdira à celle-ci de te rembourser en eau chaude qui est aussi une forme d’énergie. Et hop, 30 litres à 80°, ou bien 100 litres à 50° ! Ta confiance dans cette monnaie risque bien de se réduire au fur et à mesure que ton eau se refroidit… Manquerait plus qu’elle te paye en énergie potentielle.
– bof, si je lui donne de la monnaie potentielle…
– ben tu vois des fois, j’ai bien envie de payer mon banquier en énergie cinétique, sous forme d’un bon coup de pied au cul !
NOUS FAISONS PARTI DU PAYSAGE et nous agissons sur lui pour le modeler ou le déformer (le paysan comme l’ouvrier…