Sur l’Europe, en réponse à Monsieur François Hollande, président de la République, par Pierre-Yves Dambrine

Billet invité, en réaction à la tribune de François Hollande parue aujourd’hui dans le quotidien Le Monde.

Une traduction anglaise de ce texte par Johan Leestemaker, se trouve ici.

Monsieur le Président,

J’ai lu attentivement votre intervention dans le journal Le Monde à propos de l’Europe, à l’horizon des élections européennes toutes proches. Je ne doute pas que vous soyez un européen convaincu. Comme nous sommes encore nombreux à l’être, car comme vous le rappelez, l’Union fut une grande et belle idée, et le demeure. Elle a indéniablement été un facteur de paix et contribué à l’essor économique qui a suivi la seconde guerre mondiale. Vous oubliez tout de même que cette paix fut pour beaucoup aussi le résultat de l’équilibre de la terreur, l’Europe de l’Ouest devant une partie de sa sécurité au bouclier nucléaire américain. Certes, la paix s’est maintenue sur certaines bases positives, mais aussi en quelque sorte par défaut. Vous évoquez ensuite le grand marché (qui fut la traduction concrète des principes énoncés dans le Traité de Rome) à l’origine de la construction européenne, les autres traités ne reniant jamais le cadre défini par le premier du nom. Cette fois, vous oubliez le fait que la prospérité n’aurait pas été ce qu’elle fut sans les lois sociales qui protégeaient les citoyens dans leurs pays respectifs, et assuraient donc une demande solvable sans laquelle industries et services auraient eu le plus grand mal à offrir, et donc à produire. Autant dire que sur cet aspect, la contribution européenne fut bien faible. Les seules politiques redistributives ont été sectorielles ou régionales, elles visaient donc à compenser certains déséquilibres, par exemple dans le cadre de la politique agricole commune. Les inégalités de revenus n’étaient pas résolues par l’introduction de nouveaux droits du citoyen inscrits dans une constitution. Autant dire qu’au niveau des droits sociaux, le citoyen ne pouvait que bénéficier de politiques correctrices au cas par cas, tributaires de décisions conjoncturelles, corrigeant simplement des déséquilibres induits par les rapports de force inscrits dans la logique même d’une construction européenne qui favorise la rémunération du capital et donc sa concentration. Dans le seul secteur agricole, l’agriculteur et l’éleveur pèsent de peu de poids face à leurs banquiers et à l’industrie agro-alimentaire, à l’exception des grosses exploitations agricoles qui s’inscrivent dans la logique commerciale (et productiviste) favorisée par Bruxelles, au risque d’oublier le métier de base qui est de nourrir la population, si possible avec de bons produits.

Vous énoncez ensuite votre motif d’inquiétude. Vous pointez du doigt le repli sur soi, le danger nationaliste. Cela est avéré, mais est-ce le seul point d’achoppement de la construction européenne aujourd’hui ? Permettez-moi d’en douter. Je pense que vous faites une erreur d’analyse et manquez de vision globale, c’est-à-dire en amont, qui vous permettrait de tenir un autre discours, beaucoup plus mobilisateur. Essentiellement, votre erreur d’analyse consiste, dans la conception des choses, à raisonner dans un cadre régional, même si la seule entité politique et économique qui fasse sens à vos yeux est, je vous cite, le continent. Le monde et la planète que nous habitons ne sont pas pas pour vous les vraies prémisses de toute politique digne de ce nom. Au lieu de quoi vous évoquez dans des termes vagues la mondialisation, laquelle est un euphémisme désignant et justifiant une tendance essentiellement économique au nom de laquelle chaque pays, chaque citoyen se voit désormais mis en concurrence avec le reste du monde, et ainsi l’on justifie la compétitivité, autre barbarisme qui signifie que l’on place le travailleur, le salarié, et même simplement l’homme ou la femme qui de par son activité apporte sa contribution à la société, en dessous de l’impératif catégorique de la rémunération du capital. Pourtant, au Bourget, n’aviez-vous pas annoncé que votre ennemi, c’était la finance ? Vous nous assurez maintenant que, tout au moins au sein de l’Union européenne, le problème est réglé ou presque. Vous ne ferez pourtant croire qu’aux personnes mal informées et à tous ceux qui sont soucieux de la défense de leurs privilèges que des solutions viables et durables ont été apportées, car il n’en n’est rien. Ne voyez-vous donc pas la multitude des terriens partageant un même destin, celui de l’espèce humaine, une espèce en regard de laquelle les solutions partielles, comme celle que vous préconisez avec votre approche continentale, paraissent dérisoires, car excluant l’humanité une et indivisible ? Vous regrettez la guerre commerciale, mais malheureusement vous ne dites rien et ne faites rien pour éclairer vos concitoyens.Il y a notamment urgence concernant le traité transatlantique qui se négocie dans le plus grand secret au niveau des instances européennes. Si rien n’est fait pour l’empêcher, ce traité livrera pieds et poings liés les États de l’Union aux contentieux que ne manqueront pas de soulever les transnationales au nom d’une légalité purement commerciale. Et ce n’est pas en mentionnant l’exception culturelle et le numérique que vous préviendrez un recul global. Quid de l’industrie et des services qui n’entrent pas dans le cadre des secteurs que vous distinguez, comme si le reste – dont vivent beaucoup d’entre nous – ne méritait pas d’être soustrait aux effets négatifs de ce traité malvenu ? Alors ne dites pas que l’Union nous préservera du reste du monde quand à l’inverse on renforce la logique concurrentielle. Entre parenthèses, cela contredit votre préférence pour une approche continentale. Car si je m’en tiens à la géographie, l’Europe, et a fortiori l’Union, c’est selon la formule même du général de Gaulle, de l’Atlantique (des côtes de Bretagne) à l’Oural, pas un traité bilatéral entre l’Union et les États-Unis. Quoi qu’il en soit, entériner comme vous le faites l’affrontement des blocs, c’est trop ou pas assez, autrement dit c’est un pis aller.

Monsieur le Président, vous ne faites pas preuve de mauvaise volonté, je vous accorde ce crédit, mais votre volonté me semble très mal placée. Et si vous preniez un peu de recul, si vous renvoyiez à leurs chères études vos éminents conseillers, si vous preniez un peu de votre temps pour écouter, lire, enfin, ceux d’entre vos concitoyens – du monde – qui proposent de véritables alternatives ? L’Union, oui, mais pour un autre projet, parce qu’il existe un plus grand danger encore que celui du nationalisme, c’est celui de l’aveuglement d’une grande partie des élites social-démocrates, dont vous vous prévalez encore, incapables de reconsidérer les bases mêmes sur lesquelles s’est construire l’Union, à savoir des bases qui font de l’économie concurrentielle le socle de toute politique, toute régulation ne venant jamais qu’a postériori, son efficacité devenant alors de plus en plus sujette à caution. Le repli qui devrait être l’objet de tous vos soucis, c’est celui-là, le repli social et démocratique qui alimente le repli identitaire. Non, ce ne sont pas les investisseurs et les entrepreneurs qui créent toutes les richesses du monde. Outre les salariés, sans lesquels il n’y a pas de demande solvable, c’est l’ensemble des humains qui constituent la société qui offrent le cadre, par leur activité solidaire et coopérative (sécurités sociales, éducation, infrastructures), dans lequel les deux premières catégories peuvent prospérer. Autant dire qu’il faudrait inverser les termes dans lesquels vous posez les problèmes devant vos concitoyens. Il n’est pas trop tard, mais le temps presse.

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