Keynes et le mystère du taux d’intérêt (IX) Que peut-on encore dire de la préférence pour la liquidité ?

La proposition de Keynes selon qui la préférence pour la liquidité définit le niveau où les taux d’intérêt se fixent, a très mal résisté aux outrages du temps. À ma connaissance, elle ne survit dans la théorie économique que sous deux formes : la première, pour souligner une asymétrie entre prêteurs et emprunteurs quant à leur préférence relative à la durée, la « maturité », d’un prêt, asymétrie ayant une implication pour le niveau auquel les taux d’intérêt vont s’établir, la seconde, pour mettre en évidence l’apparition d’une « trappe à liquidité » lorsque les taux de marché sont très bas.

Selon John Hull, la « théorie de la préférence pour la liquidité » en finance suppose ceci :

Elle affirme que les taux à terme devraient toujours être plus élevés que les taux d’intérêt au comptant tels qu’ils sont anticipés. L’hypothèse fondamentale qui sous-tend cette théorie est que les investisseurs préfèrent préserver leur liquidité et pour cela, investir leurs fonds seulement pour de courtes durées. Les emprunteurs de leur côté, préfèrent en général emprunter à taux fixe pour de longues périodes.

Dans la pratique, les intermédiaires financiers haussent les taux d’intérêt à long terme par rapport aux anticipations des futurs taux d’intérêt à court terme (Hull 1993 : 87-88).

On aura noté que cette « théorie de la préférence pour la liquidité » mentionnée par Hull fait apparaître que ce ne sont pas seulement les exigences du prêteur qui déterminent à quel niveau le taux d’intérêt ira s’établir mais que ce niveau résulte d’un compromis entre prêteur et emprunteur, une opinion qui s’accorde avec la mienne, qui découle du fait que je recours au mode de production traditionnel qu’est le métayage comme patron me permettant d’analyser les mécanismes générant des versements d’intérêts, pour lesquels c’est une partie de tir à la corde entre les parties en présence qui déterminera le taux d’intérêt que l’on pourra observer.

Selon Geoff Tily, le concept de « piège à liquidité » est né en 1937 d’une concession faite à Keynes par son contestataire favori, l’économiste britannique Dennis  Robertson (1890-1963), lorsque celui-ci écrivit :

Et je suis prêt moi aussi, aux côtés de M. Hawtrey et de M. Hicks, à concéder à M. Keynes que des considérations dites « de liquidité » pourraient dans certaines circonstances limiter la chute possible du taux d’intérêt à long terme (Tily 2007 : 113).

Un piège à liquidité se manifeste lorsque les taux de marché de diverses maturités tombent si bas que les investisseurs éventuels préfèrent thésauriser plutôt que prêter. Keynes écrit que « au-delà d’un certain point, en réponse à une augmentation de sa quantité, le rendement de l’argent ne baisse pas d’une manière comparable à celle dont baisse le rendement d’autres types d’actifs quand leur quantité est augmentée dans le même degré » (Keynes 1936 : 233).

L’expression « liquidity trap » a généralement été traduite en français sous la forme « trappe à liquidité », traduction manifestement due à quelqu’un qui ignorait que « trap » en anglais signifie « piège » et non « trappe ». (Les exemples sont bien entendus innombrables d’expressions anglaises qui ont été traduites en français par des personnes qui ne maîtrisaient pas véritablement la langue anglaise. L’exemple le plus remarquable à mon sens est l’expression « walkie-talkie » dont la « traduction » française standard est « talkie-walkie » !)

Cette notion de piège à liquidité a constitué la voie royale ayant permis à l’hypothèse de Keynes sur la préférence pour la liquidité de devenir familière aux yeux du public, même si comme nous avons eu l’occasion de le voir, elle est étrangère à la pensée de Keynes lui-même et manifestement irréconciliable avec son opinion selon laquelle c’est la préférence pour la liquidité des investisseurs qui fixe le taux d’intérêt.

Quelle est alors la relation exacte entre la préférence pour la liquidité et les taux de marché ?

Il sera devenu évident à la lecture de ce qui précède que la préférence pour la liquidité est un phénomène marginal : le niveau de taux où elle est susceptible de se manifester se cantonne probablement aux deux premiers points de pourcentage, augmentés de l’inflation annuelle dans un contexte où celle-ci serait significative. Ce que fait la préférence pour la liquidité, c’est mettre en évidence une frontière séparant les deux attitudes possibles du capitaliste que sont thésauriser et prêter : la préférence pour la liquidité établit une borne au sens mathématique du terme.

Keynes imaginait avoir repéré dans la préférence pour la liquidité le facteur essentiel de la fonction définissant le niveau des taux d’intérêt de marché. Or le rôle de la préférence pour la liquidité est en réalité d’une autre nature : celui d’agir comme une borne de la même manière exactement que le niveau de subsistance de l’acheteur établit un plafond, une « borne supérieure », au prix que peuvent atteindre les denrées de première nécessité, alors que, symétriquement, le niveau de subsistance du vendeur établit un plancher, une « borne inférieure », pour ces mêmes prix. Le niveau de subsistance n’est pas un « facteur » dans la détermination du prix des marchandises : il établit des bornes valant pour le vendeur et pour l’acheteur, pas plus non plus qu’il n’est « psychologique » : son objectivité est égale à celle du roc.

La borne qu’établit la préférence pour la liquidité situe l’endroit où s’opère une transition entre l’usage de l’argent comme réserves et comme moyen d’échange. Elle attribue une localisation à la décision de thésauriser (maintenir des sommes comme de l’argent en puissance) ou de prêter (transposer ces sommes en argent en acte). Une borne de ce type ne peut cependant jouer son rôle qu’au sein d’un paysage de taux de marché fluctuants. Et ce qui fixe ces taux de marché, c’est, à mon sens, et comme j’espère l’avoir prouvé, le rendement marginal du capital.

(à suivre : suite et fin)

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Hull, John C., Options, Futures, and other Derivative Securities, Englewood Cliffs: Prentice-Hall 1993

Tily, Geoff, Keynes Betrayed, The General Theory, the Rate of Interest and ‘Keynesian’ Economics, London: Palgrave Macmillan 2007

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