John Maynard Keynes n’était pas économiste de formation mais mathématicien. Il disposait également d’un bagage substantiel en philosophie, conséquence d’une éducation secondaire au sein de la prestigieuse « public school » d’Eton, suivie d’une éducation supérieure dans l’environnement tout imprégné de philosophie dans la tradition médiévale, qu’est l’université de Cambridge. Il deviendrait bien sûr une autorité dans le domaine de la « science » économique mais au même titre qu’il serait également une autorité au sein du monde bancaire ou dans la gestion des affaires de l’État.
L’éclectisme de Keynes explique son style très particulier en matière de théorie économique : faisant appel d’une part à la théorie économique de son temps ainsi qu’à celle de ses prédécesseurs, recourant d’autre part à tout à ce que peut offrir le monde autrement plus vaste de la culture dans son ensemble. C’est là la raison majeure pourquoi il nous faut revenir à Keynes chaque fois que s’impose, comme c’est le cas aujourd’hui, le sentiment d’une urgence dans la tâche de reconstruction de la science économique, en raison du fait que quelque chose a manifestement très mal tourné pour la pensée économique. On ne peut s’empêcher de penser à la catastrophe qu’a constituée l’incapacité des économistes contemporains (à l’exception d’une poignée d’entre eux – je ne me compte pas parmi eux, n’étant pas économiste de formation) à prévoir une crise pourtant aussi destructrice que la crise des subprimes, et ensuite, lorsque celle-ci prit toute son ampleur, à proposer des solutions susceptibles d’être mises en application.
Lorsqu’on examine aujourd’hui, dans la seconde décennie du XXIe siècle, l’œuvre de Keynes, une chose frappe quant à la manière qui était la sienne de produire une théorie : on observe, mobilisés dans l’explication, une combinaison troublante de mécanismes de natures très diverses qui nous font penser qu’il savait toujours avec bien plus d’exactitude ce dont il entendait nous persuader qu’il ne savait comment réaliser la tâche de manière parfaitement convaincante, fourrageant dans sa volumineuse boîte à outils où une chatte n’aurait pu retrouver ses jeunes, aussi universelle que celle-ci ait effectivement été, et brandissant soudain aux yeux du monde admiratif ce qu’il y avait saisi un peu au hasard. Ce qui ne signifie nullement qu’il ignorait l’étendue de son insouciance méthodologique, comme on s’en convaincra avec cet exemple : « Je tombai alors (I hit on) sur ce qui me semble aujourd’hui être la bonne explication. La théorie qui en résulte, et qu’elle soit vraie ou fausse, est extrêmement simple… » (Keynes 1937 ; CW XIV: 212-13).
« Et qu’elle soit vraie ou fausse… », comme si la différence présentait le moindre intérêt, note négligemment Keynes.
Manquent cependant dans cette encombrante boîte à outils, les données de nature historique ou sociologique et les modes d’inculcation de la preuve qui accompagnent celles-ci d’habitude. Robert Skidelsky, auteur d’une monumentale biographie de Keynes en trois volumes, a très bien su capturer de telles faiblesses, il écrit en effet :
La théologie et la science économique ont toujours été étroitement liées dans la tradition anglo-saxonne. Ce qui a brillé par son absence, ce sont l’histoire et la sociologie. La théorie générale ne constitue nullement une exception sous ce rapport. Les « inclinations » psychologiques sont considérées comme des données. Elles constituent l’appareillage dont les « agents » disposent pour prendre leurs décisions. Leurs racines dans des événements ou des systèmes sociaux restent inexplorées. Aucune mention de la Grande Guerre, des désordres politiques ou monétaires, de l’évolution du rapport de force entre le capital et le travail qui, tous ensemble, peuvent être considérés avec beaucoup de vraisemblance comme les causes de la Grande Dépression (Skidelsky 1992: 543).
Et il est vrai qu’à chaque fois que la démonstration de Keynes s’enlise, le lecteur est avisé qu’un « mécanisme psychologique » est très certainement à l’œuvre au cœur-même des acteurs de la finance, la nature exacte de ce mécanisme étant généralement laissée dans l’ombre, quand elle n’est pas délibérément renvoyée aux ténèbres extérieures de l’irrémédiablement inconnaissable. L’exemple le plus criant en étant bien entendu les fameux « esprits animaux », encapsulant notre prédisposition humaine lorsque nous sommes confrontés à l’incertitude, à faire plutôt qu’à nous abstenir de faire. Ou, dans les termes de Keynes lui-même : « … comme le résultat d’esprits animaux – d’un besoin spontané d’action plutôt que d’inaction, et non comme l’aboutissement d’une moyenne pondérée de bénéfices multipliés par des probabilités quantitatives » (Keynes 1936 : 161). Ou, dans un autre cas fameux, celui du concours de beauté :
Il ne s’agit pas de choisir ceux qui, pour autant que l’on puisse juger, sont véritablement les plus beaux, ni même ceux que l’opinion moyenne juge véritablement tels. Nous atteignons là un troisième degré où notre réflexion porte sur une anticipation de ce que l’opinion moyenne s’attend à ce que l’opinion moyenne soit. Et il doit exister des gens qui atteignent, j’imagine, le quatrième degré, le cinquième, voire des degrés plus élevés encore (Keynes 1936 : 156).
Les choses sont cependant beaucoup plus simples que ce qu’il nous est demandé par Keynes de nous représenter, ou plutôt, de ne pas même chercher à nous représenter. Les étapes sont, je le rappelle, 1° déterminer quelle est notre propre opinion, 2° évaluer dans quelle mesure elle est typique, autrement dit deviner grossièrement à quelle distance elle se situe par rapport à l’opinion « modale » (la plus commune), au sein de la distribution de l’ensemble des opinions possibles, 3° à partir de notre évaluation de combien distante est notre propre opinion de celle qui est la mieux représentée, déterminer avec précision laquelle est effectivement la mieux représentée.
Sur ce que pourraient bien être ces « quatrième degré, […] cinquième, voire […] degrés plus élevés encore », Keynes s’abstient prudemment de se prononcer, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il n’y a là rien d’autre qu’un procédé rhétorique dont l’objectif est de nous convaincre que « toutes ces matières sont extrêmement complexes », Keynes ne se privant donc pas d’utiliser lui-même les fines astuces auxquelles recourent ordinairement les banquiers quand ils s’adressent à leurs clients.
Une alternative au procédé consistant à postuler un mécanisme psychologique avant de le décréter insondable, réside dans le fait de dissoudre l’opération psychique dans la banalité, comme c’est le cas selon lui pour l’anticipation d’un prix ou d’un taux, qui n’est pas même à ses yeux le produit d’un mécanisme psychologique mais résulte, comme il le dit dans La théorie générale, du conventionnalisme des agents économiques : « Il serait peut-être plus exact de dire que le taux d’intérêt est un phénomène hautement conventionnel, plutôt que hautement psychologique » (Keynes 1936 : 203).
Mais qu’est-ce que ce conventionnalisme ? Il s’agit, comme on le sait par ailleurs, du conformisme, autrement dit du « degré zéro » de la pensée, lorsque l’esprit renonce à toute originalité, à toute initiative individuelle. Ou, pour reprendre les termes de Keynes dans la National Debt Enquiry de 1945 :
Qu’est-ce qui détermine le rendement qu’un individu exige pour renoncer à sa liquidité pour une période longue ou courte ? En pratique, bien évidemment, ce qu’un agent de change qui n’en sait strictement rien, lui suggère, ou la convention, fondée sur de vieilles idées mortes ou une expérience passée sans rapport avec ce dont il est question (Keynes 1945 CW XXVII : 391 ; cité par Tily 2007: 199).
Et encore, dans La théorie générale :
L’essence de cette convention – bien que les choses ne soient bien entendu jamais aussi simples – consiste à supposer que l’état-de-choses présent se perpétuera indéfiniment, sauf dans la mesure où nous avons des raisons spécifiques d’imaginer un changement (Keynes 1936 : 152).
Mécanismes psychologiques dont les produits finaux sont en réalité inconnaissables, ou conventionnalisme, l’esprit conventionnel constituant le « degré zéro » de la pensée, fait de conformisme de principe, de confiance accordée à de prétendus experts, de « vieilles idées mortes », d’analogies fallacieuses, de croyance infondée en l’immutabilité des états-de-choses, voilà la manière dont notre pauvre espèce s’est accommodée selon Keynes de l’incertitude radicale qui caractérise notre bas monde.
(à suivre…)
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Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : Macmillan 1936
Keynes, John Maynard, ‘Alternative Theories of the Rate of Interest’, Juin 1937 in Collected Works XIV : 201-15
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. The Economist as Saviour 1920-1937, London : Macmillan 1992
Tily, Geoff, Keynes Betrayed, The General Theory, the Rate of Interest and ‘Keynesian’ Economics, London : Palgrave Macmillan 2007
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…