Billet invité. Ce billet donnera lieu à une discussion vendredi 31 janvier de 20h à 22h sur la page Les débats, cela se trouve ici.
Devant l’ampleur d’une crise dont on ne voit pas la sortie, les utopies font leur retour dans le débat politique et trouvent d’autant plus d’échos qu’elles sont comme une bulle d’oxygène face à la montée des extrêmes. Extension de la gratuité, sortie de la marchandisation, remise en cause de la propriété privée, les directions évoquées sont nombreuses et renvoient pour l’essentiel aux thématiques déjà présentes dans les utopies du XIXe siècle. Le retour des utopies montre combien il est nécessaire de renouveler le débat politique, elles soulignent l’ampleur des changements qui seront nécessaires, mais elles soulèvent aussi la question de leur viabilité dans le temps. Je ne parle pas ici des idées, mais bien des différentes tentatives de concrétisation dont elles ont fait l’objet. À l’heure où trouver des solutions viables devient une impérieuse nécessité, il me semble nécessaire de porter un regard lucide sur l’écart entre la théorie et la pratique. Sans faire œuvre d’historien ou de sociologue (je ne suis ni l’un ni l’autre), je voudrais tenter ici de dresser une typologie simplifiée de ces différentes tentatives et surtout partager quelques questionnements sur ces expériences.
Un premier groupe, un peu en marge de cette réflexion, est celui des utopies de fait. Des individus se rassemblent ou rejoignent une communauté sur la base d’une vérité transcendante partagée. L’utopie sociale existe de facto parce que l’organisation en vue de la satisfaction des besoins matériels n’est qu’une contingence matérielle, indispensable pour organiser la survie, mais totalement accessoire dans la motivation qui rassemble les individus dans cette communauté. Ce cadre spécifique explique pourquoi la répartition des fruits de ce travail se fait le plus souvent sur des bases égalitaires : ce n’est pas un enjeu important de la vie collective. On y trouve principalement des communautés religieuses, en particulier celles qui vivent sur un idéal de pauvreté et de simplicité comme les franciscains. Il est vrai que dans certains ordres religieux, l’accumulation de richesses créées a pris une tout autre ampleur et la hiérarchie cléricale a imposé parfois une répartition beaucoup moins égalitaire des fruits du travail collectif. La hiérarchie cléricale ne s’arrêtait pas aux murs de l’ordre monastique, elle était à même d’exclure de la communauté des croyants celui qui se serait risqué à quitter la congrégation. Ceci explique pourquoi des individus ont pu rejoindre au fil de l’histoire des ordres religieux, non de leur plein gré, mais sous contrainte sociale et familiale, sans pour autant constituer une réelle menace. Pour l’essentiel, ce cadre est peut ouvert aux laïcs, sauf peut-être dans les missions jésuites du Paraguay des XVIe et XVIIe Siècles qui créent une véritable utopie sociale ouverte aux paysans indigènes, mais dont le but premier reste l’évangélisation. Beaucoup d’ordres religieux (quelle que soit la religion) existent toujours aujourd’hui. D’une certaine manière, ces communautés sont des modèles de durée par rapport aux autres utopies sociales, mais la croyance en la vérité révélée (sinon l’acceptation de la foi et des rites) est la principale garantie de cette durée.
Deuxième groupe d’utopies sociales, celles où un entrepreneur décide de mettre en œuvre une vision sociale plus radicale sur la base de ses propres convictions. Les filatures de coton reprises par Robert Owen à New Lanark ou les familistères créés par Jean-Baptiste André Godin à Guise et à Laeken relèvent sans aucun doute d’une telle démarche. Dans tous ces cas de figure, on trouve une entreprise industrielle qui veille à une répartition plus égalitaire de la valeur ajoutée et qui d’autre part se substitue à l’État dans nombre de domaines comme le logement, l’éducation ou les activités sportives et culturelles. L’architecture du palais social du familistère de Guise est une référence directe au phalanstère fouriériste, tandis que les préoccupations en matière d’éducation de Owen imprègnent le site de New Lanark. Ces deux exemples sont à bien des égards des réalisations exceptionnelles. La survie dans le temps de telles utopies repose sur plusieurs facteurs : le succès industriel et commercial, une structure de décision hiérarchique qui veille à l’efficacité de la production et la volonté du dirigeant et de ses successeurs. Si ces expériences survécurent à leurs pères fondateurs, aucune ne parvint à passer le cap de 1968, date de la fermeture des usines de Lanark et de la revente de la maison Godin à une entreprise industrielle traditionnelle. La contrainte posée par un environnement concurrentiel de plus en plus dur laisse peu de place aux expérimentations sociales.
Robert Owen participa aussi à d’autres expériences utopiques comme New Harmony, communauté montée aux États-Unis, non sur la base d’un projet industriel, mais sur une pure vision utopique. C’est notre troisième groupe, celui constitué par des individus qui décident de tout mettre en commun, que ce soit les ressources ou les fruits du travail, dans le but explicite de créer une utopie sociale. L’éventail est très large, depuis les expériences de phalanstères influencées par les écrits de Fourier ou les Icaries sous l’impulsion d’Étienne Cabet, jusqu’au « revival » des années 60 avec les communautés hippies. Leur durée de vie est inversement proportionnelle aux nombres de communautés. La déliquescence de ces tentatives tient à de nombreux facteurs, mais deux d’entre eux me semblent essentiels. Tout d’abord, la croyance collective de départ ne se transforme pas en norme sociale à même d’orienter le comportement des individus, à la différence des communautés religieuses évoquées plus haut. Souvent incapable d’organiser sa propre survie, la répartition du travail et de ses fruits devient à un moment ou à un autre un enjeu majeur, la plupart de ces expériences s’achevant avec l’épuisement du capital de départ des membres ou des mécènes. La deuxième limite est liée aux luttes de pouvoir, luttes que l’on retrouve dans deux cas de figure opposée : les rares cas de figure où la communauté s’est révélée être prospère (l’Icarie installée en Iowa) et celui où la survie de l’expérience est menacée, et un ou plusieurs membres de la communauté essayent d’imposer leur point de vue pour combattre le naufrage qui s’amorce.
Il reste un modèle à mi-chemin entre les utopies par construction autour d’un modèle économique et les utopies construites sur une aspiration purement sociale, ce sont les kibboutz(i), expériences d’autant plus intéressantes qu’elles perdurent aujourd’hui. Ce mode d’organisation a longtemps survécu à la marge d’un système capitaliste par le jeu des subventions d’État, tout en étant parfois un modèle d’efficacité, en particulier dans le domaine agricole. Pourtant l’accès au pouvoir de la droite israélienne à compter de la fin des années 70 a failli signer leur arrêt de mort. La productivité étant assez faible, les subventions étaient l’une des conditions indispensables à leur survie. Les kibboutz ont alors choisi de se privatiser et beaucoup sont passés près de la fermeture. Les trois quarts d’entre eux ont introduit des salaires différenciés pour augmenter la productivité, une part de propriété privée a été autorisée dans certains d’entre eux, des industries se sont montées avec des salariés extérieurs à la communauté. Un quart d’entre eux sont restés totalement fidèles aux modèles d’origine sans propriété privée, souvent au prix d’une réorganisation douloureuse. Cependant, même dans les kibboutz qui ont abandonné totalement le modèle d’origine, les salaires restent très égalitaires, de l’ordre de 1 à 3, et les services sociaux offerts à leurs habitants sont sans commune mesure avec ce qui se pratique dans le reste de la société, le plus souvent sur un modèle qui reste celui de la gratuité. L’efficacité accrue des kibboutz se retrouve aujourd’hui dans la contribution au PIB d’Israël (1.5 % de la population, 6 % du PIB, 40 % de l’agriculture et 10 % de l’industrie du pays), ce qui tord le cou par ailleurs à la soi-disant inefficacité d’une organisation autogérée du travail. Certes, la transition a été décidée démocratiquement, la distribution du revenu reste égalitaire, le niveau et la qualité des services offerts sont excellents, mais il se trouve que l’élargissement du champ d’activité s’est accompagné du recrutement de salariés pas toujours bien payés pour des raisons de compétitivité (!), souvent originaires de Palestine ou immigrés des Philippines, l’exploitation de l’individu par la communauté en quelque sorte.
On ne peut terminer cette typologie rapide sans évoquer les différents épisodes révolutionnaires destinés à mettre en place le communisme en tant qu’utopie sociale ultime. Même portées par un idéal fort, ces tentatives sortent très vite du champ des utopies. L’accession au pouvoir s’est en général doublée de la mise en place d’une réplique du capitalisme, non plus fondée sur la plus-value monétaire, mais tout entière orientée vers l’appropriation d’une plus-value de pouvoir. L’extraction de cette plus-value de pouvoir s’élabore de la même manière que dans le capitalisme le plus brutal : l’asservissement de l’individu. La dictature du prolétariat porteuse du rêve communiste ne se révèle être qu’une bien grise dictature de la bureaucratie et de son élite, la nomenklatura. Ce mode de fonctionnement spécifique coupe les bénéficiaires du système de la masse de la population dont le niveau de vie ne s’améliore pas ; cet aspect des choses n’étant pas dans les préoccupations immédiates de l’appareil de régime. Les utopies sociales sur une grande échelle semblent solubles dans la structure de l’État et cette conclusion est en soi un peu inquiétante : elle semble invalider l’idée d’un changement organisé au niveau d’un État, sauf si ce changement bénéficiait d’un soutien très large. Dans une société où la croyance dans l’utopie ne serait pas partagée par tous, le recours à la dictature serait inévitable et les enjeux de pouvoir prendraient le pas sur toute autre considération.
Il est toujours délicat de tirer des conclusions sur ce panorama rapide des utopies, mais il pose quelques questions intéressantes en particulier pour les communautés qui ne reposent pas sur la foi. Quelques questions fondamentales se font jour : le partage du travail, la prise en compte du bien-être des individus et la question de la forme et de l’exercice du pouvoir dans le contexte particulier de l’utopie.
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », telle est l’expression du châtiment de Dieu après le péché originel. Le propre de toutes les communautés qui s’inscrivent dans la durée est bien de mettre en place une répartition du travail dont l’originalité tient au fait que tout le monde occupe un emploi. Elle tient compte pour les communautés les plus avancées des capacités de chacun ou de la pénibilité du travail (une rotation est organisée dans les usines Godin pour éviter que les emplois les plus pénibles soient toujours occupés par les mêmes personnes). Pas de sur-travail, pas de sous-travail, le travail est réparti en fonction d’une nécessité collective.
Deuxième aspect fondamental de l’inscription dans la durée : le bien-être matériel. Là encore si l’on exclut les ordres monastiques, les succès observés prennent en compte cette dimension. Le palais social de Godin, les logements autour de New Lanark constituaient sans aucun doute un progrès par rapport à ce qui se faisait et se pratiquait à l’époque. Les kibboutz veillent à l’amélioration des conditions de vie individuelle, au détriment parfois de la vie collective qui était la règle dans le concept d’origine. Il reste que ces utopies poussent vers une consommation raisonnable et souvent plus diversifiée que celle qui prévaut dans le reste de la société. Entre autres la dimension culturelle et l’épanouissement personnel jouent un rôle important. La prise en compte de cette dimension semble indispensable pour obtenir l’adhésion de ces membres : faute d’avoir pris en compte cet aspect des choses, la structure de pouvoir se délégitime dans les pays communistes. À l’inverse, trop d’importance accordée à l’amélioration des conditions matérielles conduit à une sortie du paradigme initial, surtout quand cette amélioration est très inégalement répartie, ce que refléterait la situation chinoise d’aujourd’hui.
Ce qui conduit tout naturellement à la question de l’exercice et de la forme du pouvoir dans les utopies. C’est bien là où le bât blesse. À l’exception notable des kibboutz, la plupart des utopies sociales finissent par buter sur le problème du pouvoir, problème d’autant plus aigu que le fonctionnement réel s’écarte de l’idée initiale. L’autogestion n’est présente qu’à la marge dans les tentatives de Owen et Godin. Même aujourd’hui, les SCOP et autres sociétés détenues par leurs salariés font rarement l’impasse sur une hiérarchie formelle ou informelle liée aux compétences (au mieux). Les autres expériences se heurtent toujours à la non-adhésion d’une partie des individus ou à l’érosion du modèle de départ, ce qui conduit à des prises de pouvoir de fait qui ne laissent d’autre choix aux autres membres que de se soumettre ou de s’exclure de la communauté.
Reste à savoir si les contraintes qui pèsent sur le travail et la répartition de ses fruits naissent de l’environnement ou sont inhérentes au mode utopique. Si l’on met de côté les ordres religieux ou les tentatives d’établissement d’un régime communiste dans certains pays, il est difficile de trancher. La survie tient-elle au mode de production capitaliste où la contrainte posée par le capitalisme est telle que seule une communauté qui s’inscrit dans ce cadre peut survivre ? Cette question est fondamentale si l’on regarde l’aventure des kibboutz ou plus loin en arrière celle de New Lanark ou de Godin. La contrainte posée par le système finit par faire rentrer les expériences dans le rang ou conduit à en modifier radicalement le cadre pour les rapprocher d’un système capitaliste plus conventionnel. Un épanouissement dans le temps d’un mode d’organisation alternatif réclame un univers moins concurrentiel ou moins marqué par la quête du profit.
Les utopies ne font que poser en des termes différents un problème vieux comme le monde, celui du partage du travail et des revenus, mais il reste un point fondamental qu’elles ne peuvent évacuer celui de l’exercice du pouvoir. Sans un soutien inconditionnel de ses membres, la croyance partagée ou l’enthousiasme d’une personnalité charismatique, l’utopie ne finit souvent qu’en lutte de pouvoir stérile ou en régime totalitaire. L’analogie qui me vient à l’esprit est celle de la boussole : précieuse pour tracer la route des voyageurs, elle indique ce repère essentiel qu’est le nord magnétique. Les explorateurs qui s’y aventurèrent n’y découvrirent qu’un amas de glace flottante et inhospitalière, impropre à l’établissement d’une vie humaine. Il en va de même pour les utopies sociales, leur principal mérite est de questionner d’une façon radicale le modèle existant, elles indiquent une direction, mais ne représentent pas forcément un idéal à atteindre.
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(i) Sujet éminemment délicat dans la mesure où certains n’ont pas acheté leur terre ou se sont installés en territoire occupé
@François M il serait tout aussi opportun de louer avec liberté d’usage (sauf contre l’OTAN) un SNLE complet à l’Ukraine.…