Un entretien que j’ai accordé au magazine Aide-mémoire, édité par l’association Les territoires de la mémoire. Centre d’éducation à la résistance et à la citoyenneté.
Dans vos écrits, vous avez évoqué à plusieurs reprises l’existence d’une « extrême-droite économique » ou encore d’un « fascisme en col blanc ». Qu’entendez-vous par là ?
L’extrême-droite économique consiste essentiellement en un projet de société inégalitaire qui est de reconstituer un système de type féodal, c’est-à-dire une société extrêmement hiérarchisée. Cette société ne serait toutefois plus fondée sur la propriété de la terre, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime, mais sur celle de l’argent. L’argent est considéré comme une sorte de méritocratie : on peut en gagner autant qu’on veut à condition d’en avoir le talent ; il y a cette idée d’une mesure possible du talent d’un individu par l’argent que celui-ci arrive à faire. C’est ainsi que l’on explique pourquoi telle ou telle personne au sein d’une entreprise touche tellement d’argent. Nous nous trouvons donc devant une tentative de reconstituer une aristocratie qui ne serait plus fondée sur la propriété terrienne mais sur la capacité à faire de l’argent.
Le système qui est ici proposé est clairement non démocratique. En général, les théoriciens de ce courant manifestent leur mépris pour la démocratie. Par exemple, quand Friedrich von Hayek va au Chili pour soutenir Pinochet, il déclare qu’entre un pays qui serait démocratique mais pas libéral et un pays qui serait libéral mais non démocratique – et c’est une allusion claire à l’élimination d’Allende et un compliment fait à Pinochet – sa préférence irait au second. Le grand scandale est que le jury du Prix Nobel d’économie accorde une reconnaissance et une notoriété à ces gens qui sont des antidémocrates et des idéologues de l’extrême-droite. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi on ne les qualifiait jamais d’extrémistes de droite, comme si leur soutien à Pinochet n’était pas déjà un élément suffisant. Il faut rappeler que von Hayek, à la fin de sa vie, a mené une véritable campagne de presse pour tenter de dénoncer le mauvais procès que l’on intentait, selon lui, à Pinochet. C’est une question que je voudrais vraiment poser un jour à un juré du Prix Nobel d’économie : qu’est-ce qui leur passe par la tête quand ils accordent leur caution à de tels ennemis de la démocratie ?
Cette extrême-droite économique a-t-elle une incarnation politique et, si oui, quelle est-elle ?
Son incarnation politique se résume en l’élimination de la politique comme ayant une quelconque importance par rapport à ses prises de décision. Par exemple, la Troïka est une parfaite représentation de cette idéologie. Cette Troïka est constituée de représentants de la Banque Centrale Européenne, de la Commission Européenne et du Fonds Monétaire International qui sont des gens qui ne sont pas élus mais issus d’une cooptation au sein de ce petit groupe de nouveaux aristocrates, sans la moindre justification ni le moindre fondement dans une volonté populaire. Leur approche a été d’affirmer que les autorités en matières monétaire et économique devaient être « protégées contre le politique » et en être « indépendantes ». Cette pseudo-indépendance vis-à-vis du politique – c’est-à-dire des représentants élus – se manifeste de leur côté par une dépendance totale vis-à-vis du pouvoir des entreprises transnationales. Ils travaillent donc indépendamment du politique mais dans un asservissement absolu aux exigences des transnationales. Et dans la mesure où leur volonté s’exprime par la réécriture des règles comptables – qui sont très importantes pour déterminer ce qui fonctionne ou non dans une économie – participent dès lors également dans les prises de décision les grandes firmes d’audit telles que KPMG, Deloitte ou PricewaterhouseCoopers. Les véritables « maîtres du monde » sont à ce niveau-là.
À leur sujet, vous parliez récemment de « prêtres d’une religion féroce ». Faut-il comprendre que ce fascisme en col blanc se situe davantage dans le champ du religieux que dans celui du politique ?
Oui, tout à fait. Ces gens s’inscrivent dans la tradition de la prétendue « science économique » qui est en réalité un corps de doctrine dogmatique qui s’est créé et s’est éloigné de plus en plus de la vérification par les faits et qui ne considère ni n’accepte aucun démenti par les faits. Il s’agit d’une construction qui s’est entièrement protégée contre le démenti, à l’instar d’une religion primitive qui peut toujours vous expliquer après coup que si une de ses prédictions ne s’est pas réalisée, c’est que toutes les conditions nécessaires à sa réalisation n’étaient pas réunies. Un des dogmes de ce courant, par exemple, est de dire que toute erreur est fatalement due à une intervention de l’État. Et si vous leur opposez que la crise des subprimes a éclaté dans un cadre entièrement libéralisé, ils vous répondront qu’il y avait tout de même encore un peu d’État et que c’est pour cela que la crise a éclaté. Un des éléments de propagande typiques de cette extrême-droite économique est d’affirmer, par exemple, que la crise des subprimes est survenue par la faute de l’État-Providence hérité de Bill Clinton. Or, on sait que le système des subprimes était étroitement lié à un rapport sur l’idée de « société de propriétaires » (ownership society) rédigé à l’intention de l’administration Bush par le Cato Institute, un institut libertarien d’extrême-droite. Donc, même quand ils vous expliquent une crise comme étant due à l’intervention de l’État, si vous allez fouiller quelque peu, vous vous apercevez que ce sont toujours eux qui se trouvent derrière. Le projet « ownership society » à l’origine de la crise des subprimes a été entièrement écrit par le Cato Institute.
L’extrême-droite « classique » se caractérise notamment par un recours à la violence comme outil politique. Dans notre numéro précédent, Panagiotis Grigoriou décrivait la Grèce comme étant « en état de guerre ». Cet « état de guerre » peut-il être relié à une forme de violence propre à l’extrême-droite que vous décrivez ?
Absolument. Il y a d’ailleurs un papier très bien fait de Nadir sur le « blog de Paul Jorion » qui assimile le néolibéralisme à une idéologie de guerre permanente et le qualifie de « socialisme utopique visant à forger une anthropologie de la guerre[1] ». Effectivement, l’imposition des politiques d’austérité auxquelles on assiste actuellement se fait dans une logique guerrière : une aristocratie au sommet impose une guerre au reste du pays. Et cela peut s’illustrer très facilement. Quand il s’agit de faire baisser les coûts des entreprises, dans lesquels on retrouve essentiellement le coût du travail, le coût de la supervision par l’entrepreneur et le coût du capital, il n’y a que le coût du travail, c’est-à-dire les salaires des employés, que l’on envisagera de baisser. Les autres coûts – les rémunérations faramineuses des grands dirigeants d’entreprise et le versement des dividendes aux actionnaires – sont considérés comme des éléments incompressibles.
La doctrine néolibérale se caractérise également par un rejet sans appel des théories de l’économiste John Maynard Keynes. En quoi était-il l’antithèse des Hayek et consorts ?
Tout d’abord parce que c’était un démocrate. Ensuite, parce qu’il était socialiste. Keynes faisait partie de cette tradition socialiste antimarxiste qu’on a pu observer notamment durant les déchirements tragiques qui eurent lieu en Espagne durant la guerre civile, ou encore entre les bolcheviks et les mencheviks en Russie. Ainsi, quand il évoque l’« euthanasie du rentier », il le fait dans la perspective du passage vers le socialisme. Bien entendu, dans la mesure où Keynes n’était pas marxiste, il existe une littérature qui tente de l’exclure du champ de la gauche. Mais c’est oublier qu’il existe dans la pensée occidentale un courant de gauche qui n’est pas marxiste, qui est antiautoritaire et antidogmatique, représenté aussi bien par l’anarchisme de Kropotkine que par Proudhon ou les socialistes utopiques. On retrouve en fait là les deux camps qui se sont dessinés lors de la Ière Internationale. Plus près de nous, on pourrait également citer Cornélius Castoriadis ou André Gorz comme représentants de cette gauche non marxiste.
Cette gauche-là pourrait-elle constituer une alternative ou un rempart à l’extrême-droite économique ou faut-il envisager de nouvelles formes de résistance ?
Le problème n’est pas de se situer à un endroit particulier mais surtout de se rendre audible et compréhensible. Toute la difficulté est d’expliquer des choses relativement complexes de manière à être entendu, parce qu’il est évidemment beaucoup plus simple, devant la complexité, de réduire l’explication à quelque chose d’extrêmement simpliste et d’évoquer une conspiration, un complot fomenté par tel ou tel groupe responsable, les Juifs, les francs-maçons ou que sais-je encore. Ces arguments-là tiennent en trois mots et sont infiniment plus faciles à présenter que de tenter une explication détaillée qui prend du temps, qui nécessite de remonter le courant, d’étape en étape, jusqu’à rendre les arguments plus compréhensibles. Cela prend du temps. Dans mes livres, j’essaie de donner les explications les plus simples possibles sur des phénomènes assez compliqués en finance. Si je veux expliquer pourquoi un CDO synthétique est une escroquerie, je dois d’abord expliquer ce qu’est un CDO (Collateralized-Debt Obligation), ce qui nécessite d’expliquer ce qu’est un ABS (Asset–Backed Securities) sur lequel portera le CDO, il faut également expliquer ce qu’on entend par « synthétique », et il n’y a pas moyen de faire ça en moins de trois ou quatre pages. C’est le problème. Par exemple, l’une des plus grandes escroqueries de la banque Goldman Sachs consistait en un CDO synthétique, mais cela ne s’explique pas en accusant les Juifs, les francs-maçons, le Bilderberg ou en mobilisant les Protocoles des Sages de Sion.
Le problème, c’est que pour faire accepter une explication en termes de structures plutôt qu’en termes de groupes ethniques, il faut absolument faire baisser le niveau d’émotion. Parce que si le raisonnement est soutenu en arrière-plan par l’émotion, cela devient difficile. Une neutralisation de l’affect est nécessaire pour pouvoir expliquer et comprendre une explication en termes de CDO synthétique ; il faut donc pouvoir calmer une certaine rage spontanée, accepter de s’asseoir et d’écouter une explication qui va prendre un certain temps. Cela ne relève pas de l’intuition ou du « c’est évident que », au contraire, l’analyse est indispensable. Le problème que l’on rencontre le plus fréquemment avec un blog comme le mien, c’est qu’on est en permanence en concurrence avec des explications simplistes. Et, tragiquement, on peut observer des discours d’extrême-droite qui sont en train d’envahir l’extrême-gauche qui les reprend souvent de façon non critique, dans un processus de surenchère. C’est évidemment tentant, d’autant plus quand vous avez, par exemple en France, le Parti de Gauche et le Front National qui se trouvent en concurrence sur le même électorat. C’est bien entendu plus difficile pour le Parti de Gauche de venir auprès du public avec des explications compliquées sur la situation économique que pour le Front National qui mobilisera ses discours simplistes habituels, c’est-à-dire un amalgame total par lequel aucune explication ne sera possible puisqu’on fait l’économie justement de la moindre explication.
Un autre problème, c’est que les gens qui s’opposent au système tel qu’il est auraient besoin d’avoir une expérience de banquier. Mais vous trouverez difficilement un banquier qui s’opposera au système. Toute la difficulté est donc d’acquérir une expertise de la banque et de la finance et de l’utiliser pour proposer autre chose. Or ce savoir-là n’est pas accessible facilement. Malheureusement, les partis socialistes européens, le Parti de Gauche en France, le parti Nouvelle Donne qui remplace en France le mouvement Roosevelt 2012, semblent inconscients du fait qu’ils ne maîtrisent pas le savoir financier alors qu’une telle connaissance leur est en réalité indispensable. Ils ignorent comment cela fonctionne dans une banque et, du coup, proposent des mesures qui, de mon point de vue, ne prennent pas les questions suffisamment en amont, et seraient du coup sans effet au cas même où elles seraient adoptées.
@Mango Cette série est née sous l’impulsion d’impératifs simples et quelque peu baroques que n’auraient pas forcément appréciés les adeptes…