2013 : L’ANNÉE FINANCIÈRE

La revue l’ENA hors-les-murs me demande très aimablement depuis 2007 de faire dans son numéro de décembre, le bilan de l’année financière. Voici, en avant-première.

Au 1er janvier, la zone euro s’imaginait essentiellement tirée d’affaire : les mille milliards d’euros prêtés aux banques commerciales dans le cadre du LTRO (Long Term Refinancing Operations) avaient remis à flot des établissements financiers sinon insolvables (Mario Draghi, à la tête de la Banque centrale européenne, envisagea en octobre une enveloppe de 300 milliards supplémentaires). Le crédit n’en était pas pour autant relancé parce qu’il est tentant de jouer des sommes prêtées à du 1% au carry trade : les placer sur les marchés indien ou chinois, pour drainer la richesse créée par les nations qui parviennent encore à en créer, plutôt que de les avancer à de mauvais risques sur le marché domestique !

Bien sûr, inonder le marché européen d’un « trillion » d’euros pourrait sembler sauver l’économie en sacrifiant le système monétaire, mais les États-Unis ne donnèrent-ils pas le mauvais exemple en 2013 en créant du dollar ex nihilo au rythme de 85 milliards chaque mois ? Dans le cadre des pays du G7, ce sont au total 10 « trillions » de dollars qui ont été injectés dans le système financier mondial depuis 2008 – alors qu’une création de richesse effective en quantité correspondante demeure un rêve inaccessible.

Dans le domaine des tours de passe-passe rien n’avait égalé en 2012 le lancement – purement théorique – de l’OMT (Opérations monétaires sur titres), le premier avatar de la Banque centrale européenne dans le rôle de prêteur de dernier ressort. « Purement théorique » puisqu’il avait suffi à Draghi de faire les gros yeux et d’affirmer que tout serait fait (« Tout, vous m’entendez ! ») pour qu’aucun pays membre n’ait à quitter la zone euro. La prime de convertibilité exigée sur la dette souveraine des pays soupçonnés de vouloir ou de devoir quitter la zone euro s’évanouissait aussitôt, la prime de crédit également puisque « Tout serait fait ! », et tout rentrait dans l’ordre.

Seulement… seulement, était-ce bien à Draghi, dans son rôle de promoteur de l’OMT, d’improviser le rôle de « Président » dont l’Europe est privée ? Les Allemands se posèrent la question, et l’avenir de la zone euro resta suspendu jusqu’au mois de juin aux lèvres de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui la résoudrait. Au soulagement général, elle finit par affirmer qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat ! Fut ainsi confirmé ce que nul n’ignorait : que l’Allemagne soutenait désormais, même si c’était à regret, la zone euro à bout de bras, et qu’elle orchestrait la mise en œuvre d’une zone euro enfin fonctionnelle, malheureusement au train d’escargot qui lui permettait de ne pas s’aliéner les partis de gouvernement (sans toujours y réussir : le parti libéral FDP, qui récoltait 14,5% des votes en 2009 tomba à 4,8% en septembre 2013, perdant toute représentation et devant quitter le gouvernement).

On avait eu chaud, alors que l’on se remettait à peine au sein de la zone euro de la crise de Chypre, où avait été découvert au prix fort, ce qu’il peut en coûter de compter parmi soi un havre fiscal (le Luxembourg en est un autre !). Originalité du cas de figure : la panoplie en cas d’insolvabilité des banques s’enrichissait : les États cessaient d’être mis à contribution (« bail-out ») pour être remplacés par les déposants de ces banques (« bail-in »).

La Commission européenne jura qu’une mesure aussi exceptionnelle ne serait plus jamais, au grand jamais, prise en considération, ce que le Fonds monétaire international démentit aussitôt en en faisant sa solution recommandée. En conséquence, les déposants italiens et espagnols mirent massivement leurs fonds à l’abri en l’Allemagne, provoquant un déséquilibre considérable au sein du système Target2 qui enregistre les flux financiers entre banques au sein de la zone euro.

En mars, un clivage se manifesta au sein de la Troïka, la tripartite composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international et qui fait la loi dans les pays en crise de la zone euro, l’Allemagne se rangeant aux côtés du FMI et de la BCE, contre le reste de la Commission européenne ; en novembre, ce serait au sein même de la BCE qu’apparaîtraient des dissensions, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche s’opposant à l’ensemble des autres pays membres. Autant de symptômes du désarroi gagnant ces instances que l’on qualifiera au choix d’« indépendantes » ou de « non-démocratiques ».

 

En 2013, les choses n’allèrent pas beaucoup mieux qu’en Europe aux États-Unis où en octobre, on n’évita que d’un cheveu le défaut sur la dette, un événement financier inédit qui aurait fait pâlir en comparaison l’effondrement du marché des capitaux en septembre 2008, point culminant de la crise des subprimes. Pourquoi ? Parce qu’une polarisation toujours croissante de l’opinion publique ne laissait plus en présence que les « liberals », formant l’aile gauche du parti démocrate, et les libertariens du Tea Party, l’extrême-droite du parti républicain, factions aux positions cela va sans dire, irréconciliables.

Crise de la « fiscal cliff », de la falaise fiscale, non-résolue depuis 2012 et reconduite périodiquement, accompagnée de la clause prétendument dissuasive du « Sequester » : le gel automatique de projets chers aux membres les plus radicaux des deux partis et dont le caractère inacceptable pour eux devrait en principe les ramener à la raison. Pour dégoûter la gauche : des atteintes à l’État-providence (l’État de Bien-Être, comme l’on dit plus respectueusement là-bas), et pour écœurer  la droite : des coupes sombres dans le budget de la défense et des freins mis aux ambitions des cliniques privées et de l’industrie pharmaceutique dans le cadre de Medicare, l’assurance maladie-invalidité des retraités.

La Chine, première détentrice de dette souveraine américaine, manifesta sa colère devant la perspective d’un défaut des États-Unis : l’agence de presse officielle chinoise frappa du poing sur la table et lança un vigoureux appel en faveur de la reconstitution d’un ordre monétaire international, quarante-deux ans après la mort de celui né à Bretton Woods en 1944.

Les révélations du dissident Edward Snowden, sur la surveillance à laquelle les États-Unis soumettent les milieux politiques et les milieux d’affaire européens, ainsi que la population européenne dans son ensemble, jeta davantage qu’un froid sur les relations qu’ils entretiennent avec l’Europe, en Allemagne essentiellement, les autres pays européens prenant la nouvelle avec une indifférence qui trahissait leur approbation tacite. Les discussions relatives aux échanges de données financières et au Traité transatlantique connurent, sinon une remise en question, du moins un temps d’arrêt.

Les États-Unis furent également le théâtre de l’événement financier de l’année : l’échec de Ben Bernanke à se dégager du « quantitative easing », l’assouplissement quantitatif, fiasco qui lui coûta le renouvellement de son mandat à la tête de la Federal Reserve. Bernanke prétendit en juin qu’une amélioration de la santé de l’économie américaine justifiait un ralentissement de la perfusion mensuelle de l’économie, d’un montant de 85 milliards de dollars, injectés par le biais de l’achat d’obligations de dette souveraine ou adossée à des prêts hypothécaires. Il y était en réalité forcé par la raréfaction tragique de ces titres, mettant en danger la fonction de collatéral que ces instruments de dette jouent sur les marchés financiers.

Mal lui en prit de proférer un tel mensonge : les taux américains long terme bondirent dans l’heure, causant un crash obligataire, tandis que sur les marchés boursiers asiatiques, la perspective d’une fin de la bulle induite par la planche à billets US provoqua une baisse brutale des bourses indienne et chinoise. Les collègues de Bernanke à la Fed montèrent au créneau, se bousculant au portillon pour déclarer qu’il avait été très mal compris : il avait dit « si l’économie s’améliore », ce qui n’était, Dieu merci, nullement le cas !

Deux candidats étaient en lice pour le remplacement de Bernanke, qui rivalisèrent pour affirmer que rien n’était plus beau au monde que le quantitative easing. Larry Summers, bête noire des « liberals » pour avoir affirmé entre autres que les matières polluantes devraient être expédiées vers le Tiers-Monde parce que les soins de santé y sont moins coûteux, et qu’on trouve moins de femmes dans les carrières scientifiques pour une raison liée à leur cerveau, se retrouva forcé de retirer sa candidature en raison du tollé que suscita son statut de favori aux yeux d’un Obama toujours aussi mal avisé. Ne resta plus en course que Janet Yellen. La tâche de gérer ces dollars-monnaie-de-singe continua d’être à la charge des autres nations du monde.

 

L’opinion fut décontenancée en France quand un ministre délégué chargé du Budget s’avéra avoir eu un compte en banque en Suisse et en avoir peut-être encore un à Singapour. L’opinion n’accorda qu’une attention distraite à une loi de réforme bancaire qui ne portait que sur une fraction infinitésimale des activités du secteur. La question des banques systémiques : celles dont le défaut risque d’entraîner à leur suite celle de la finance dans son ensemble, fut essentiellement réglée par une astuce sémantique : en soulignant qu’elles sont par ailleurs « banques universelles », une dénomination lénifiante qui transforme, par la magie du verbe, le vice pour lequel on les blâme en vertu pour laquelle il convient en réalité de les louer.

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