COMMENT AVERTIR DE CE QUE TOUT LE MONDE SAIT DÉJÀ SANS LE RECONNAÎTRE ?, par Jeanne Favret-Saada

Billet invité

Dans « Tout ce qu’on croyait solide », Antonio Munoz Molina décrit en détail la cécité qui l’a conduit, comme ses concitoyens espagnols, à ne pas voir venir « la crise », alors que des journaux comme El Pais en marquaient la progression jour après jour. Car les citoyens éclairés eux aussi pratiquaient ce que j’appellerai, après Freud, l’admission sans reconnaissance. Ils savaient tout mais n’en tiraient pas les conséquences, jusqu’au jour où la situation a atteint un point de non-retour :

« Le cours de l’histoire ne ressemble pas à l’ordre infaillible de la mécanique céleste de Newton mais à l’indétermination chaotique des états atmosphériques. Ce qui, progressant lentement, était invisible et considéré comme normal, tombe soudain dans ce que les physiciens appellent une transition de phase et s’accélère, de manière désastreuse ou favorable. Il n’y a pas de progrès, ni de déclins linéaires. Le point de non-retour surgit, sans prévenir. » (p. 208).

Depuis, l’existence de tous a tellement changé, qu’il est vite devenu difficile de se souvenir de la vie d’avant :

« Qu’il est loin de nous, ce passé récent qui date d’il y a seulement quelques années. Un jour, sans nous en rendre compte, nous avons traversé la frontière qui mène à ce temps d’aujourd’hui et, lorsque nous en avons pris conscience et avons voulu regarder en arrière pour savoir quand s’était fait le passage, nous étions stupéfaits de nous être tant éloignés » (p. 1).

Alors, il était normal de penser que le monde était stable, que le futur ressemblerait au présent et qu’au pire, il serait un peu moins opulent. C’était refuser de voir l’évidence même (le surprofit des uns, l’appauvrissement des autres), la trouver « normale », et l’ « accepter distraitement » comme une banalité.

Bien sûr, Antonio Munoz Molina montre aussi comment cette cécité générale était induite par les experts et les gouvernements, qui évoquaient des difficultés mais surtout pas la possibilité d’une rupture décisive dans la permanence du bien-être. Reste que son essai est particulièrement instructif pour nous, Français, dont l’existence a pour l’instant changé de façon moins dramatique qu’en Espagne : nous n’avons pas atteint le point de non-retour, mais il est clair qu’il interviendra bientôt.

Or c’est précisément dans ce contexte que plusieurs d’entre nous, au sein des Amis du Blog de Paul Jorion, nous interrogeons sur la nécessité d’une intervention publique avant la survenue d’un point de non-retour politique en France et en Europe. Elle se heurte à un embarras fondamental : comment avertir de ce que tout le monde sait déjà sans le reconnaître ? Et en particulier, comment convaincre une opinion qui se partage entre ceux qui, devant l’absence de perspectives, se sont retirés du jeu politique, et ceux qui, comme le dit Paul Jorion, continuent à vaquer à leurs occupations – gouverner ou administrer, se distinguer de leurs concurrents réels ou potentiels – alors qu’il faudrait s’unir ?

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