Le texte qui suit a été publié initialement en tant que tribune Libre dans Le Monde, le 11 février 2008, soit un mois avant la chute de Bear Stearns et sept mois avant la chute de Lehman Brothers.
Aux grands maux, les grands remèdes (1).
Le système financier moderne qui, pareil à un système sanguin, irrigue les économies en capitaux, est gravement malade. Je ne suis pas seul à le dire : le diagnostic est le même chez Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Economie, chez Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République ou encore chez Bill Gross, Directeur chez PIMCO, la principale SICAV d’obligations américaine. Les dysfonctionnements sévères de la finance ont rapidement envahi notre vie quotidienne et le malaise est soudain ressenti par tous. Comme avec une mauvaise grippe, nous découvrons l’ampleur du mal parce que, sans crier gare, nos jambes soudain se dérobent. On parle du coup, dans un retour de balancier classique, de réguler à nouveau ce qui a été dérégulé au fil des ans. Mais il faut déchanter : les vieilles recettes n’ont hélas plus cours. La crise est inédite car la finance moderne s’est métamorphosée en un outil d’une puissance et d’une complexité étonnantes. Chacun de ses rouages contribue au même effet d’ensemble : assurer au plus petit nombre le plus grand gain possible. Les moyens qu’elle s’est donnée ont pour noms : « prix spéculatif, « effet de levier », « produits dérivés », tous reposent sur le même principe : amplifier le plus possible la chance de gain et augmenter concurremment, bien sûr, le risque de pertes. Par leur effet conjugué ils ont rendu le désastre inéluctable. Une régulation « à l’ancienne » serait sans portée : insuffisante à la tâche. Ce que la gravité de la crise réclame est d’un tout autre ordre, celui, radical, d’une transplantation d’organe : il faut maintenant rendre à l’économie réelle, celle de la production, de la distribution et de la répartition des richesses, un système sanguin sur lequel elle puisse à nouveau compter. Il faut lui offrir une authentique constitution dont ce soit elle, l’économie réelle, qui dicte les termes, et veiller à ce que le système financier se conforme à ce cadre.
L’inclination de la finance au débordement a été notée dès ses débuts. On la réglementa, mais toujours post festum : en une suite de remèdes ad hoc mis au point chaque fois qu’une catastrophe avait d’abord fait peser son poids de maux et des misères. L’héritage est celui d’une réglementation qui, quelle que soit son adéquation apparente à son but, s’assimile en réalité à une longue série de palliatifs qui furent chacun de circonstance. Cette histoire est donc celle du cantonnement : aucune de ces mesures ne dépasse la juridiction étroite qui lui fut attribuée lors de sa mise en place ; aucune ne déborde de son cadre immédiat, ignorant du coup les abus qui s’observent déjà dans des contextes similaires, et impuissante devant les autres crises qui menacent.
La dégradation du système financier n’est pas encore entrée dans sa phase finale : la crise de l’immobilier américain n’en est encore qu’à ses débuts et la gangrène qui ronge le marché des capitaux atteint chaque jour de nouveaux secteurs qui se ferment alors l’un après l’autre (2). Les faits parlent, les responsables aussi mais leurs propos ne rayonnent pas de la confiance et de la sérénité que l’on attendrait d’eux : leurs déclarations combinent de manière inquiétante voeux de réforme et assurances que rien dans la situation actuelle n’est réellement préoccupant. Ils trahissent ainsi partager le sentiment général : que la solution salvatrice ne sera pas trouvée dans la science abstraite et dégagée des contingences humaines que nous proposent les économistes. Les mesures envisagées présentent en conséquence le même caractère qu’elles eurent toujours par le passé : ponctuelles, c’est-à-dire sans généralité, et à court terme, c’est-à-dire à la vue trop étroite. En raison du caractère fragmentaire qu’elles présentent aussi bien dans la chronologie que sur le plan conceptuel, elles ne tarderont pas à révéler leurs insuffisances.
La faiblesse de mesures qui furent en leur temps prises au cas par cas, apparaît en pleine lumière lorsqu’elles sont éliminées l’une après l’autre dans un effort de dérégulation, lorsque le souvenir de la crise (parfois majeure) qui avait justifié leur mise en place s’estompe au fil du temps. Dans les rares cas où une conception d’ensemble avait présidé à leur institution, cette dilution progressive contribue à la saper : ainsi pour le New Deal américain de 1933, dont les survivances isolées se sont révélées incapables de répondre adéquatement à la crise des subprimes et au tarissement du crédit qui lui emboîta le pas.
C’est une telle conception d’ensemble que la crise actuelle réclame : celle d’une constitution axée sur la reconstruction du système financier qui lui rendra sa fonction première – celle requise en effet d’un système sanguin : d’être au service de l’économie, plutôt que de drainer ses ressources pour le bénéfice de quelques–uns. Une constitution substitue à une situation où les états de fait dictent leur loi, une autre où c’est au contraire une loi qui définit un cadre général auquel ils sont appelés à se conformer (3).
Les réglementations actuelles de la finance sont aujourd’hui si complexes que, comme les événements récents l’ont rappelé, bien peu nombreux sont ceux qui en maîtrisent les arcanes, même parmi ses praticiens. Une constitution évite ces écueils en se contentant d’établir des principes directeurs, sans se préoccuper du cas par cas. Elle s’abstient également de viser à contrôler dans le moindre détail le comportement de chacun et à chaque instant, comme entendaient le faire celles des régimes autoritaires d’inspiration marxiste. Elle constitue cependant le cadre de référence permettant de juger non seulement ce qui est, mais encore ce qui adviendra.
J’entends dire qu’appeler de ses voeux une constitution pour l’économie est irréaliste. Mais cette réflexion émet–elle un jugement quant à la nécessité ou non du projet ou bien reflète–t–elle plus simplement le découragement de ceux qui estiment la tâche irréalisable, soit en raison de sa complexité apparente, soit en raison de la puissance attribuée à ceux qui en seraient les adversaires ? Il est vrai que rien de ce qui n’existe encore n’est garanti de se voir un jour réalisé et le découragement anticipé s’alimente de cette observation banale. Le « c’est impossible puisque si c’était possible, ce serait déjà » qui la sous–tend, procède d’un raisonnement fallacieux et se voit démenti quand la volonté et l’adhésion de tous conduit au brassage et à la conjugaison des inventivités et deviennent ainsi les garants du succès.
La constitution pour l’économie a déjà découvert le lit où elle viendra se couler : dans la chance historique que lui offre aujourd’hui la prise de conscience par chacun que l’ensemble des problèmes à résoudre sont en réalité liés : que sont les appels au « développement durable » et à la « décroissance » sinon manières d’exprimer que l’avenir du monde est bien trop précieux pour être abandonné à un système financier aujourd’hui en plein désarroi pour n’avoir jamais proposé que ce que la nature livrée à elle-même offrait déjà : la concurrence de tous avec tous, réglée par le simple rapport de force et débouchant sur l’asservissement d’une majorité de perdants à une poignée de vainqueurs.
La réussite du projet d’une constitution pour l’économie ne nécessite pour le soutenir que ce qu’il convient d’appeler par son nom, quitte à recourir alors à une expression que les partisans de la politique du pire aimeront qualifier de désuète : la volonté d’un peuple.
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(1) Ce texte doit beaucoup à mes discussions avec Nikadémus, mon conseiller spécial.
(2) Ce furent d’abord les Asset-Backed Securities adossées à des prêts subprime, ensuite les Collateralized-Debt Obligations, enfin les Asset-Backed Commercial Papers.
(3) Une constitution « pour l’économie » est bien entendu l’inverse d’une constitution « économiste », tel le Traité Constitutionnel Européen, visant simplement à généraliser les principes de l’économie telle qu’elle existe sous sa forme spontanée d’organisation ou de désorganisation. Les tentatives de ce type se contentent de représenter les réglementations en vigueur sous la forme d’un bref catalogue et ne sont donc porteuses d’aucune information neuve ; elles constituent une caricature de ce que serait une authentique constitution « pour l’économie ».
Je crains malheureusement que Paul n’ait raison. Il y a certainement une part d’identification à leur leader chez les électeurs…