Billet invité
Quelques heures avant le possible défaut des États-Unis sur leur dette, qui ne s’est finalement pas (encore) produit, chacun, dit Paul Jorion, « vaquait tranquillement à ses occupations ». Attitude sidérante si l’on comprend l’importance de l’événement (c’est-à-dire si l’on sait un peu comment fonctionne l’économie mondiale), mais qui peut en partie s’expliquer comme suit…
D’une part, pour une majorité de personnes, le sort de la dette des États-Unis n’a pas plus de réalité que le sort des réservoirs d’eau contaminée de Fukushima. Sans doute, chacun croit savoir que le monde est un désormais unique et interconnecté, que le battement d’aile d’un papillon ici fait éternuer là bas, etc. Chacun expérimente ce « monde global » au quotidien, notamment via Internet. Mais cette expérience est superficielle. En termes de rapport au monde immédiat, notre cerveau est resté celui d’un homme ou d’une femme d’avant la révolution numérique, voire d’avant la révolution industrielle, pour qui seul ce qui a lieu dans l’espace restreint de la famille, du village ou de la ville compte et fait sens.
En tant qu’individus, c’est précisément par nos sens que nous sommes informés de ce qui se trame autour de nous. L’information glanée sur Internet ou par voie de presse n’a pas la même valeur, la même existence concrète, la même réalité. Le caractère systémique d’événements majeurs ne nous apparaît donc le plus souvent qu’intellectuellement. Quand il nous apparaît ! L’inertie du corps physique et celle du corps social font le reste.
D’autre part, nos sens se sont considérablement émoussés, en partie du fait de la révolution industrielle et de la révolution numérique, qui ont bouleversé nos modes de vie. Dès lors, même lorsque la catastrophe se rapproche, que l’incendie n’est plus visible seulement sur l’écran de l’iPad mais à l’horizon, que la fumée peut même se respirer, même dans ces moments-là, l’être humain civilisé contemporain ne réagit pas forcément avec l’à-propos que l’on attendrait.
En témoigne par exemple cette photographie prise lors de récentes émeutes en Égypte, et publiée notamment par le Huffington Post avec la légende « L’Egypte est en feu mais la vie continue ». Que révèle cette photographie ? Qu’il est possible aux êtres humains que nous sommes devenus d’ignorer sciemment des périls ou des désordres de plus en plus graves et de plus en plus proches, non pas parce que nous sommes capables de faire preuve de « sang froid », mais parce que nous nous sommes coupés de nos sens et de la réalité qu’ils nous font percevoir.
Ainsi, d’une part notre monde a atteint un degré de complexité tel qu’il nécessite la prise en compte d’informations de plus en plus nombreuses et éloignées de nous, et d’autre part notre rapport au monde s’est dramatiquement appauvri et déréalisé. Pour le dire autrement, le nombre de choses qui nous concernent ne cesse d’augmenter, mais le nombre de choses qui nous touchent et nous font réagir ne cesse de diminuer. La conjonction de ces deux phénomènes explique pourquoi la liste des choses gravissimes non prises en compte continue (et continuera) de s’allonger, dans un joyeux brouhaha.
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