UNE SIMPLE QUESTION DE LÉGITIMER LA TRICHE GÉNÉRALISÉE, par Léopard Blanc

Billet invité.

Bonjour,

Votre post récent sur cette vidéo de High Frequency Trading m’a rappelé une histoire personnelle dont j’aimerais vous faire part.

Il y a quelques années, mon frère et moi jouions aux jeux de rôles. Si vous n’êtes pas familier de la chose, on y incarne un personnage déterminé par un certain nombre de caractéristiques, par exemple : force, dextérité, intelligence, charisme etc. Dans le jeu auquel jouait mon frère, ces caractéristiques sont déterminées aléatoirement en jetant 3 dés à 6 faces, le résultat obtenu varie donc entre 3 et 18, et plus le résultat est élevé, plus le personnage sera fort, agile, etc. Le fait est que les joueurs souhaitent généralement davantage incarner un personnage plutôt fort que faible (pour des raisons symboliques évidentes).

Mon frère vient un jour avec un personnage dont les 7 caractéristiques semblent anormalement élevées : 18,16,15,17,17,16,18. Comme je souris légèrement en lui disant qu’il me semble improbable qu’il ait réellement tiré ce personnage aux dés, il me répond : « Mais si ! j’ai tiré les dés toute une après-midi pour obtenir ce personnage ».

Mon frère est quelqu’un d’intelligent, capable de réflexion et d’humour. Pour autant, je le crois capable d’avoir effectivement fait cela. « Mais n’est-ce pas de la triche ? » « Non, puisque j’ai réellement tiré les dés ». Un peu interloqué, une idée me vient soudain : je suis informaticien, et je lui propose ceci : « Serais-tu intéressé par un programme qui s’occuperait des lancers de dés et qui générerait un personnage aléatoirement ? »

Devant son approbation, je me lance dans la rédaction du petit logiciel. Le produit fini, rudimentaire, que je lui présente, se compose de 7 cases, non éditables, pour les caractéristiques et d’un gros bouton portant le label : « générer ». Chacune des cases se remplit alors d’un nombre entier compris entre 3 et 18. Chaque pression produit une nouvelle combinaison. Il est satisfait du programme qu’il trouve, en fin de compte bien pratique, puisqu’il permet de gagner un temps précieux. Fasciné, je souhaite poursuivre l’expérience et lui propose d’ajouter une fonctionnalité : « Je peux rajouter une case éditable, dans laquelle tu rentres un nombre entier compris entre 0 et 126, et lorsque tu presses ‘générer’, l’ordinateur lance les dés jusqu’à ce que la somme des caractéristiques soit supérieure ou égale au nombre que tu as rentré », et je me lance dans l’ajout.

Le résultat, hélas ! est un échec : « Mais ton programme triche : il me donne directement un personnage avec des caractéristiques élevées, sans même recourir au hasard ! ». Après un léger temps de perplexité, je comprends le problème et lui propose une nouvelle version qui inclut une pause d’un dixième de seconde entre chaque génération de personnage afin qu’il soit apparent à l’observateur humain, que l’ordinateur a bien procédé aux tirages intermédiaires avant d’aboutir à la version finale.

Cette fois, il peut voir les nombres clignoter et exprime sa satisfaction, me demandant même si je vois un problème à ce qu’il partage avec d’autres ce petit logiciel, décidément bien commode. Cette histoire s’arrête ici, mais je la trouve édifiante : si, dans le futur, grâce aux améliorations techniques, il est possible de virer instantanément l’ensemble de l’épargne mondiale sur les comptes d’un petit groupe de personnes, tout le monde dira : « C’est de la triche ! ». Il faudra alors ajouter des petits freins ça et là pour que les gens puissent observer comment c’est arrivé et remporter l’approbation générale, puisqu’il ne s’agit, in fine, que d’une grande entreprise de légitimation.

Une autre image m’est venue en réfléchissant à tout cela, c’est celle de Sisyphe s’achetant une grue pour déplacer son rocher beaucoup plus vite et plus efficacement, profitant ainsi des améliorations techniques pour accomplir sa tâche.

Les Sisyphes d’aujourd’hui sont les informaticiens, les journalistes, les économistes qui tous croient en ce système, refusant avec assez d’obstination et de refoulement, quand il ne s’agit pas de malhonnêteté, d’interroger sa destination finale. L’absence de signification devient troublante lorsque les ordinateurs nous assistent, ou plutôt ils rendent cette signification plus évidente, ce que vous décrivez depuis longtemps sur votre blog. Et puis il y a les autres, qui observent tout cela avec fascination et incrédulité, comme on observe au microscope un insecte particulièrement poilu, en se demandant si ce n’est pas finalement notre propre espèce qui, par certains aspects, est repoussante.

Je vous remercie pour votre blog et globalement pour être là et dire ce que vous dites. Je ne sais pas si vous ferez changer le système profondément, mais vous êtes rassurant pour tous ceux qui, observant la folie autour d’eux, en viennent à se demander s’ils ne seraient pas eux-mêmes déments.

Qui accroît sa connaissance, accroît sa peine…

Léopard Blanc

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  1. Dans ce cas, effectivement, c’est plus délicat.

  2. nb : j’ai écrit imaginer et non croire.

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