Au delà du bruit, par Un Belge

Billet invité.

Il me semble que tout ce qui conserve un sens en ce monde ne demeure accessible qu’au prix d’une détermination farouche, visant à rester éveillé malgré l’hallucinante accumulation de bruits susceptibles de nous étourdir.

Le plus immédiatement perceptible est sans doute le bruit des machines, dont notre brillante civilisation s’est abondamment dotée, bien avant d’avoir compris quoi que ce soit à sa propre nature : automobiles, moteurs en tous genres, alarmes stridentes, sonneries de téléphones, bips décoratifs multiples, etc.

Le bruit de la réclame vient ensuite : publicité toujours plus envahissante, occupant désormais chaque espace ou chaque temps laissé scandaleusement libre. Pollution tapageuse ou sournoise, à laquelle il est impossible de se soustraire sous nos latitudes, puisque c’est l’une des dernières sources de financement disponible pour à peu près n’importe quoi.

Le bruit du divertissement se mêle au précédent. Les industries du rêve et de l’oubli sont prêtes à toutes les surenchères pour saturer les yeux, les oreilles, les nez, les panses et les cerveaux des consommateurs cent fois repus. Des leurres conçus en quantités innombrables mobilisent ici et là des cortèges entiers de somnambules envoûtés, qu’il peut être dangereux de réveiller.

Le bruit des faux discours et des propos vides de sens constitue la couche suivante. Lorsque la machine, la réclame et le divertissement se taisent miraculeusement, par exemple lors d’une crise… Quand survient tout à coup quelque chose qui ressemble à un début de silence, propice à quelque chose qui ressemble à une prise de conscience… à ce moment-là, précisément, s’élève le verbe frénétique et confus des menteurs volontaires ou involontaires. Car faire et raconter n’importe quoi est plus simple que se taire face au Réel, chacun en fait régulièrement l’expérience.

Plus subtil, le plus souvent inaudible, noyé sous les précédents, émerge parfois le bruit des respirations oppressées : celles des hommes et des femmes de ce temps en proie à la colère et la peur. Entendre ce son-là suppose un minimum d’attention à son propre corps et à celui de ses semblables… On s’aperçoit alors que la vie a un rythme, un poids, une épaisseur qu’il convient de sentir et de respecter durant le temps qui nous est imparti. Peu d’entre nous en sont encore capables.

Un peu plus bas encore… le bruit de son propre cœur, ou mieux : celui d’un être aimé… Sans aucun doute l’un des sons primordiaux qui nous ramènent à nous-mêmes et à la vérité que nous pourrions nous remettre à chercher. Les rares secondes où le cœur se fait entendre ressemblent aux moments de grâce où, lors d’une nuit favorable, on perçoit à nouveau la voûte étoilée dans toute sa mystérieuse grandeur.

Il arrive alors qu’on entrevoie, au delà du bruit, que l’on n’est propriétaire de rien : ni des étoiles, ni du cœur de l’être aimé, ni même de son propre cœur… C’est à cet instant précis que le plus entêtant, le plus obsédant de tous les bruits monte des profondeurs de nous-mêmes, pour nous détourner in extremis de cette intuition vertigineuse…

Le silence cède soudain la place au monologue délirant de l’Ego, cet usurier sentimental, chantant ou pleurant son petit patrimoine apparu soudain si fragile… Propriétaire de rien ? Moi ? Moi si rare, moi si important, moi si malin ? Moi qui ai tant vécu, tant accompli déjà ! Semblable aux autres, Moi ? C’est ce qu’on va voir !

Et c’est reparti pour un tour…

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