Vous savez, j’ai vraiment bien de la chance. Le soldat Bradley Manning est traduit en justice en ce moment-même, devant une cour martiale aux États-Unis ; Julian Assange est confiné à l’ambassade de l’Équateur à Londres, sachant qu’il sera arrêté s’il cherchait à en sortir ; Aaron Swartz s’est suicidé, la rumeur voulant que la raison en est son intime conviction qu’il serait inculpé de bien davantage que d’effraction d’une base de données universitaire ; quant à Edward Snowden, il est quelque part à Hong Kong, et pas près d’en sortir. Tout cela pour avoir répété des horreurs : des choses abominables que l’on chuchote sans doute mais que l’on ne dit jamais, au grand jamais, à voix haute. Et moi, je m’apprête à vous répéter des horreurs du même acabit alors que, assis confortablement dans mon fauteuil, je ne cours absolument aucun risque d’arrestation.
Pourquoi ? parce que je vais me contenter de mettre sur le papier ce que je viens d’entendre dire dans une vidéo sur un site-toile, et que je n’ai même pas à me presser à la pensée que ce matériau subversif risque de disparaître dans les secondes qui viennent pour être remplacé par un laconique : « Retiré par l’usager » puisque le site en question est celui du Sénat de la république française, et que je ne ferai rien de plus que rapporter les propos de M. Pierre Condamin-Gerbier, gestionnaire de fortune, ancien associé-gérant chez Reyl Private Office, devant la Commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers, le 12 juin 2013, autrement dit, mercredi de la semaine dernière.
Voici ce que dit ce monsieur, qui semble bien sûr de ce qu’il raconte : il dit que l’argent qui devrait être prélevé au titre d’impôt en France et qui ne l’est pas, n’est plus en Suisse ni même à Singapour, parce que si la Suisse s’occupait autrefois d’aider l’argent à s’évader de France (software) et le gérait ensuite à domicile (hardware), elle ne s’occupe plus désormais que de la première étape (software) alors que la seconde étape (hardware) est maintenant en Chine et à Hong Kong en particulier, et que Singapour, ça n’a jamais été qu’une solution d’urgence et tout à fait provisoire pour les gens au tempérament nerveux et cédant facilement à la panique.
Pourquoi la Chine et plus la Suisse ? Parce que si l’on fait les gros yeux à la Suisse, la pauvre aura peur qu’on cesse de lui acheter son chocolat Nestlé, tandis que si c’est à la Chine, avec les 1 milliard+ de consommateurs de son marché intérieur, elle répondra : « Casse-toi pauv’con : t’vois pas qu’j’ai aut’chose à faire que d’m’occuper de tes connards d’évadés fiscaux ! »
Et que c’est pour ça que les ronds qui sont partis, eh bien, on ne les reverra jamais, et que rien n’a changé et qu’au contraire, la machine n’a jamais été aussi bien huilée, et qu’on n’a même pas besoin des banques suisses parce que les banques françaises sont bien capables de faire exactement la même chose, et qu’elles le font d’ailleurs à pas plus de trois cents mètres du palais du Luxembourg qui abrite le Sénat, et que si je dis qu’elles s’appellent BNP-Paribas ou bien Société Générale, c’est juste pour donner des exemples, et qu’elles font cela de la manière suivante : qu’un prêt est accordé à M. X. qui met en gage les fonds qu’il a fait évader de France, et qu’après – quel malheur ! – il n’arrive pas à rembourser l’argent qu’il doit et que ses fonds mis en gage sont alors confisqués et qu’il fait alors des bonds de joie parce que non seulement il vient de blanchir son argent sale mais qu’il aura payé bien moins d’impôts au total qu’il n’aurait dû le faire en France, et que la banque française mettra elle une croix dans la case « prêt douteux », ce qu’elle avait prévu de faire depuis le début puisque c’était dans le contrat parallèle « hors-livre » qui avait été conclu, tout en faisant elle aussi des bonds de joie, puisqu’elle aura accumulé ainsi hors de France, de la trésorerie qui pourra servir un jour.
Tout ce qu’on a envie de cacher, on le fera à l’aide de « comptes de passage » où toute information financière soumise à délai est agrégée dans l’opacité bienveillante la plus licite du monde où ni le nom de l’émetteur, ni celui du récepteur, n’apparaîtront jamais.
Comme des comptes à l’étranger, les grandes entreprises en ont besoin de toute façon pour mener leurs affaires au niveau international (bakchichs, rétrocessions, etc.) et les services secrets eux aussi, pour gérer les aspects les plus délicats de la raison d’État, comme les rançons versées dans les prises d’otage, ceux qui s’occupaient de ce genre de choses se sont dits que ce système serait bien utile dans leur cas personnel, et dans celui de leurs amis et connaissances, ainsi que dans celui du parti auquel ils appartiennent, si bien que quinze personnalités politiques dont des ministres présents et passés se trouvent aujourd’hui dans cette situation toute particulière (N. B. : seule information que la presse a jugé bon de diffuser à la suite de la déposition de M. Condamin-Gerbier le 12 juin).
Tout va donc comme sur des roulettes au sein de ce système qui n’est pas plus marginal que vous et moi, et même encouragé par Bruxelles sous la forme qui vient d’être décrite, en tant que lois concurrentielles conformes à la doxa ultra-libérale. Quand on fait semblant de se fâcher, « on ne fait peur qu’aux gens peu sophistiqués, aux gens mal conseillés » tandis que le véritable argent de la fraude a pris lui la poudre d’escampette : il est parti beaucoup plus loin et s’est opacifié une fois pour toutes. Et si tout ça ne vous suffit pas pour cacher votre bon argent évadé du fisc, ne vous inquiétez pas : il reste encore le marché de l’art et celui du diamant, moins surveillés, où l’on peut blanchir tout montant souhaité : la foire de Bâle d’art contemporain – sponsorisée par l’Union de Banques suisses (UBS), précise M. Condamin-Gerbier – est là qui vous ouvre les bras !
Et si la France envisageait de menacer la Suisse, qu’est-ce qui se passerait ? « Les Suisses ont un sentiment d’impunité qu’ils n’ont pas quand ils ont les États-Unis en face d’eux et mon analyse, née de mon expérience, c’est que si les Suisses se sentent un sentiment, peut-être pas d’impunité, mais en tout cas d’assez grand confort, c’est qu’ils savent très bien qui sont dans leurs livres ».
Ce que je pense personnellement de tout ça ? C’est vraiment difficile à dire et je réclame un petit temps de réflexion. Tout ce que je sais, c’est que tout ce que viens de vous rapporter se trouve sous senat.fr. Espérons seulement que cela intéressera quelqu’un. Si ce n’est pas le cas, on reparlera de veaux. Vous savez : ceux qu’on conduit à l’abattoir, et qui s’en fichent comme de leur première chemise !
@ Hervey Et nous, que venons-nous cultiver ici, à l’ombre de notre hôte qui entre dans le vieil âge ?