VIE ET MORT DE LA NATURE (II), par Francis Arness

Billet invité.

Envahi par une intense sensation d’asphyxie, Jorge fut doucement saisi par le parfum des orangers en fleurs. Oui – se dit-il – tout ce qui est, les fleurs, les arbres, la Nature, le travail fécond, les enfants, les amis, l’amour, la joie, le monde, tout cela pourrait-il donc disparaître et redevenir un immense caillou inerte ? Et pourquoi n’arrivons-nous pas à nous représenter cette catastrophe autrement que dans de spectaculaires scénarios d’apocalypse qui en occultent le tragique ? Pourquoi n’arrivons-nous pas à ressentir la catastrophe ? À cette pensée, les larmes lui montèrent aux yeux. Il était bouleversé. Alors se leva irrépressiblement en lui l’espoir que, malgré tout, nos cœurs secs et lourds comme des cailloux se chargent à nouveau d’émotions et s’allègent, pour inventer les pratiques, les relations, les pensées, les œuvres qui feront que l’humanité se sauve, et pour qu’elle sauve aussi la Nature et la vie à laquelle elle appartenait… elle qui ne voulait pas le voir… pour qu’elle sauve la Nature et la vie à laquelle elle avait fait tant de mal, comme à elle-même… alors la grande pièce à échelle cosmique que nous jouons en ce moment – se dit-il – ne sera plus une tragédie, mais une tragi-comédie apportant son lot de souffrance et ouvrant pourtant, par-delà l’horreur de cette souffrance qui restera toujours absurde, à la mutation nécessaire, et non à la catastrophe.

Jorge marcha d’un pas énergique et ouvrit les rideaux, révoquant ainsi les ombres. La lumière éclatante se diffusa dans l’appartement. Ébloui, il avança sur la petite terrasse, regarda le parc. D’en haut, il contempla les arbres et les fleurs, mi-vivants, mi-morts. L’enfant jouait toujours, chantant de sa petite voix une comptine qui résonnait autour de lui grâce au vent. Nous savons ce qui se passe, se dit Jorge, cela a été prévu par les scientifiques. Ils ont depuis longtemps informé les médias, les populations et les dirigeants politiques et économiques de ce qui allait advenir si l’on ne prenait pas les mesures qu’ils préconisaient, mais l’information n’a que peu été relayée, aucune manifestation n’a eu lieu, et rien n’a été politiquement ni économiquement fait. Et maintenant nous ne savons pas quoi faire. Les arbres, les fleurs et la nature meurent parce que le renouvellement cellulaire des organismes est presque arrêté. Comme dans un cancer, les cellules qui doivent mourir ne disparaissent plus, empêchant la vie de naître sous la forme d’autres cellules, afin que l’ensemble des cellules du corps se transforme et que le corps vive. Le grand rythme de la mort et de la vie est déréglé. Les organismes ne se transforment plus, et la Mort se répand en eux.

La voix de la femme retentit derrière Jorge.

– La Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation résonne universellement dans les médias, les entreprises, les institutions, chez les politiques et les individus … cette Voix s’oppose à toute métamorphose individuelle ou collective… – la douce voix de la femme se mêlait au chant du garçon -… et elle prend de nos jours une forme complexe encore jamais connue du fait de l’avènement de l’informatique… pour la Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation, le terme de croissance que tous les experts et les dirigeants ont à la bouche, est le plus souvent une ruse, une annulation même de la vie, une annulation réalisée dans le fait même de nommer la Mort comme étant la Vie… car la Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation ne veut aucune vie… elle veut au contraire – disait maintenant la femme d’un ton qui hypnotisait Jorge – que tout, individuellement et collectivement, soit, au service des actionnaires, prévisible, planifié, contrôlé, calibré, financièrement, économiquement, politiquement… la Voix de la Production, de la Consommation, de la Mobilisation pervertit l’économie réelle qui permet la vie, elle la pervertit de manière mortifère, affolée par la complexité… et la masse aux yeux morts, qui n’est pas toute l’humanité, mais en est une partie, veut cette servitude présentée paradoxalement comme une liberté… tandis que les innombrables yeux endormis, eux, sont en attente d’un éveil qui leur permettra de voir…

Jorge frissonnait. Il ne savait plus si cette voix était une ombre externe à lui ou une création de son esprit.

– Aucune métamorphose individuelle ni collective… – continua-t-elle -… aucun devenir vivant et créatif ne peuvent advenir si tout est, au service des actionnaires et de leurs exécutants, prévisible, planifié, surveillé, contrôlé, calibré… comme nous pourrions imaginer une société, une politique et une économie plus humaines et plus vivantes, nous pourrions imaginer un ordre, une orientation individuelle et collective, à la fois humaine et vivante, et non ainsi stérilisée… mais l’imagination, c’est de la métamorphose, et de cela non plus, du coup, on ne veut pas : ce n’est pas prévisible, planifiable, contrôlable, calibrable…

La femme passa devant Jorge qui sentit son souffle. Ombre, elle devint dans la lumière une forme diaphane. Tandis que les taches brunes qui persistaient sur elle absorbaient la lumière, le reste de son corps était en partie traversé par celle-ci, en même temps qu’il réfractait, en un éblouissement, une partie de la lumière reçue.

– Et comme ces arbres – ajouta-t-elle -, comme ces fleurs, ces plantes, que nous exploitons et que nous contrôlons, que nous produisons et que nous consommons, que nous prévoyons et que nous planifions, que nous surveillons et que nous calibrons, paradoxalement sans plus arriver à rien maîtriser, et qui maintenant, comme nous, sont envahis par la Mort… comme ces plantes donc nous sommes mi-vivants mi-morts de ne pas savoir nous métamorphoser… – Jorge fut à nouveau saisi par la sensation d’asphyxie -… nous sommes mi-vivants mi-morts de ne pas laisser la vie en nous, comme en ces arbres, advenir, mourir et renaître, de manière incontrôlable, pour nous transformer et transformer le monde, l’humanité, la nature, en même temps que nous… nous avons cru à ces billets, à ces chiffres, comme à cette production, à cette consommation, à cette mobilisation, à ce calibrage, nous y avons cru d’une foi morte, d’un projet de contrôle absolu, sans métamorphose ni création à venir… nous nous adonnons maintenant, pour oublier que nous avons perdu le contrôle, à des excès sans fin, individuels, collectifs, financiers… et bientôt ces billets ne signifieront plus rien et nous ne croirons plus en rien… l’économie réelle, vectrice de vie, finira de s’effondrer… notre projet de contrôle généralisé aura définitivement montré son échec et nous serons désarmés… oh bien sûr – continua-t-elle, tandis que Jorge était toujours abasourdi par ce qu’elle disait – lorsque je parle de croyance, je ne parle pas de dieux… même si l’Occident est bien le seul bout du monde où il arrive que l’on ne croie plus en un dieu quelconque, il s’avère que non, je ne parle pas de dieux, que je parle de la vie comme force agissante dans le monde, et en nous, comme volonté profonde de se transformer et de créer dans les individus, la société et la nature, et de se transformer et de se créer dans le sens de la joie ou de la liberté pour vivre, aimer, partager, et même produire et consommer de manière sobre et vivante, libre et heureuse, dans notre petit cosmos vivant au milieu du grand cosmos inerte… je parle, au sein de la masse, du réveil des nombreux yeux encore vivants mais endormis, simplement endormis par la Voix… et je parle aussi de la renaissance de certains yeux morts, et de leur illumination par une lueur de vie, malgré tout… c’est ce qui m’est arrivé, cette renaissance depuis la Mort, et je ne vois pas pourquoi cela n’arriverait pas à bien d’autres… malgré tout ce qui a lieu de tragique, c’est en train d’arriver petit à petit, car la vie veut vivre… tant de petits éveils et de petites renaissances le montrent pour qui voit ce qui est en train d’arriver… – au sein de sa douleur, elle esquissa un discret sourire -… c’est un début, ce sera long, mais c’est un début…

Au fur et à mesure qu’elle parlait, le regard de la femme s’adoucissait. Les taches brunes, pour certaines, disparaissaient. Jorge respirait plus aisément.

– C’est étrange, effrayant – disait-elle – et je dois l’avouer merveilleux… plus je te parle, Jorge, plus je me sens pleine de vie, pleine d’une énergie douce, légère, lumineuse… moi qui ai longtemps sacrifié à la superficialité et à la nausée tristes et frénétiques de la Consommation et de la Production, de la Mobilisation et du calibrage… moi qui me suis laissée passivement, silencieusement, envahir par la Mort, mais qui me suis éveillée… maintenant, même si je suis bouleversée à un point que je n’avais jamais connu… je me sens pleine d’une douce et sereine énergie, pleine d’une joie légère et autosuffisante, pleine de cette vie qui pourtant souffre tant autour de nous…

Sa main à nouveau pâle pointa le jardin. Etrangement, un tapis de fleurs bleues, céruléennes, avait poussé au pied d’un oranger mi-vivant mi-mort, et scintillaient de lumière.

– Oui, je me sens comme transformée… c’est un début, ce sera long, mais c’est un début…

Elle sourit tandis que la voix de l’enfant résonnait toujours autour d’eux.

– Je le sens, je suis en train de me transformer pour accéder à la sobriété heureuse d’un mode de vie où je ne participe pas de la destruction invisible du monde… oui, cette destruction devient maintenant visible au point de nous sommer d’agir enfin, et bien des yeux endormis s’éveillent, et même certains yeux morts renaissent… oui, je me transforme vers une forme d’être où l’on est soi et où l’on accueille l’autre… une forme d’être où l’on devient toujours plus soi, non pas dans l’affirmation de ses possessions, de sa production, de sa consommation, de sa servitude présentée paradoxalement comme une liberté, non pas dans la mobilisation, la surveillance, le contrôle, le calibrage… non pas donc dans l’affirmation occultant la destruction invisible… mais dans l’accueil, dans l’accueil opposé au contrôle, dans l’accueil créatif de soi et de l’autre, de la vie et du monde, dans l’accueil de ce qu’il en est de notre situation où la violence et la Mort règnent insensiblement, invisiblement… car c’est là le plus difficile à se représenter et à ressentir, notre situation somme toute déchirante et tragique… c’est cet accueil, cet accueil que tu es toi-même en train de pratiquer avec moi qui suis une partie de toi… cet accueil qui prend aussi une forme économique lorsque la production et la réception sont vouées à la sobriété heureuse… c’est cet accueil qui nous permet de nous transformer, de créer, de devenir soi en s’accueillant soi et l’autre, toujours plus … qui nous permet de construire des modes d’être individuels et collectifs où la sobriété, la Joie et la Liberté existent… – le cœur de Jorge se serra au spectacle de l’intense et étrange lumière dans son regard -… c’est cet accueil qui permet la démocratie vraie, la démocratie comme transformation individuelle et collective dans le dialogue sincère et franc… c’est cet accueil de la vie et du monde, de soi et de l’autre, qui est aussi accueil tragique de ce qu’il en est de la violence, de la Mort, de leur ruse… oui, c’est cet accueil, et non l’affirmation destructrice, qui permet la révolte féconde et créatrice contre la violence et la Mort, la floraison et l’articulation des devenirs des sujets, de l’humanité et de la nature, le réveil des yeux endormis et la renaissance de la lueur au fond des yeux morts, afin que, intrinsèquement liés, ils se transforment dans le sens de la sobriété, de la Joie et de la Liberté pour vivre, aimer, créer, partager, et réorganiser la société et le monde autrement…

Voilà ce que disait la femme, ou ce que Jorge se disait à lui-même, dans l’enivrement des fleurs d’orangers. Elle disparut dans la lumière du soleil, sous le ciel bleu immense. Sur la table de la petite terrasse, une feuille qu’il avait rapportée resplendissait du vert intense qui était aussi celui, maintenant, de toutes les fleurs, de tous les arbres, de l’herbe et de toutes les plantes du jardin en bas, tous pleins de sève, tous gorgés du chatoiement silencieux dont la vie, en son mouvement pur, avait rejailli. Tout brillait intensément, et Jorge sentait la force infinie, légère, qui jaillissait de cette lumière passer dans ses yeux, son cœur et ses veines, et l’irradier de joie et de calme.

L’enfant continuait de jouer, de chanter, de rire, de parler aux ombres qui semblaient lui répondre. Il leva la tête vers Jorge, et lui fit un signe de sa petite main. C’était un début ; ce serait long, mais c’était un début. La métamorphose avait lieu, malgré tout.

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