Billet invité.
Les scandales en politique n’ont rien d’une nouveauté, Jérôme Cahuzac a le profil du Rastignac, prêt à tout pour se faire une place au soleil, entre business et pouvoir. Comme souvent dans cette situation, l’adhésion à un parti relève de l’opportunisme et non de l’engagement, il aurait pu adhérer à n’importe quelle formation de l’éventail politique, pourvu que les perspectives de carrière soient bonnes. En ce sens, la composante cynique du personnage semble prendre le dessus et pourrait expliquer à elle seule cette spirale du mensonge, ce déni de réalité relevé par nombre de journaux et de commentateurs politiques.
La fonction exercée par le personnage avant sa chute pose pourtant d’autres questions. Avant que Mediapart ne lève le lièvre, nombreux étaient les media qui louaient ses compétences. Le choix de Cahuzac en tant que ministre du Budget avait semblé logique à beaucoup de commentateurs (entre autres exemples : Jérôme Cahuzac, un expert au budget, le Monde du 16/05/2012), sa nomination semblait une suite logique à son passage à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée Nationale.
On peut ironiser a posteriori sur sa capacité à « disserter, sans note, des sujets fiscaux les plus ardus en retombant toujours sur ses pieds » [i], on peut s’interroger sur l’incapacité à saisir la gravité des faits qui lui sont reprochés [ii], on peut s’indigner devant ce qui semble être une mauvaise foi sans égale. Pourtant, à ce niveau, on n’est plus dans le cynisme, mais dans l’inconscience, une inconscience qui dépasse de loin le cadre de la faute individuelle, tant elle paraît être la caractéristique dominante des élites politiques et économiques en ces temps de crise.
L’une des raisons de cette inconscience se trouve dans cette capacité toujours renouvelée des élites politiques à se couper de la réalité, à justifier leur action par une perception déformée des faits. Dans des périodes plus anciennes, les courtisans par souci de plaire au prince tenaient à celui-ci le discours qu’il souhaitait entendre. Matraquage médiatique et relations publiques sont les nouveaux noms de ce prisme déformant. Dans les années 80 s’est mise en place une double rhétorique : d’une part, seules la bonne santé économique et la croissance sont capables d’apporter la prospérité à tous et de résorber le fléau du chômage. D’autre part, l’enrichissement des individus n’est que la juste récompense de leurs efforts dans cette marche indispensable vers la bonne santé économique. Tout ce qui gêne cet enrichissement et cet esprit d’entreprise doit être éliminé ou minimisé, à commencer par la fiscalité. Le discours officiel, les media, des intellectuels ont commencé à relayer ce discours de manière ininterrompue. Ils se sont découvert de nouveaux héros comme Bill Gates ou Steve Jobs, à la fois promoteurs du succès de nouvelles technologies et de la réussite de leurs entreprises. Ces icônes renouvelées de l’ascenseur social ont servi d’alibi pour l’enrichissement rapide et sans limites, bien au-delà des réussites indéniables de quelques individus.
On trouve dans ce discours dominant tous les ingrédients de la propagande : discours simple et compréhensible par tous, héros positifs et exemplaires, mise à l’index des politiques antérieures, confusion volontaire des messages. Mais il ne faut jamais oublier l’une des règles d’or de toute propagande : les premières personnes à croire au discours ne sont pas les masses auxquelles le message est destiné, mais les commanditaires eux-mêmes. Dans le remarquable documentaire « Propaganda » [iii] coréalisé par Beuchot, Collin et Porcide, on découvre dans l’un des six épisodes ces films tournés par les services de propagande de l’Union Soviétique sur les kolkhozes. Bien évidemment, ceux-ci regorgeaient de victuailles et montraient des paysans souriants et bien nourris. C’est probablement les mêmes visions qui étaient mises en scène quand Staline partait dans de rares tournées « d’inspection ». On pourrait sourire devant la naïveté des images si l’on apprenait que Staline, persuadé de la réalité de ce qu’il voyait n’avait mis en œuvre des politiques répressives vis-à-vis des paysans qui ont débouché sur des famines, puis sur cet état de pénurie pour certaines denrées alimentaires qui n’a jamais pu être dépassé.
Il est un autre effet de bord induit pour les élites victimes de leur propre propagande. Quand celle-ci se déploie sur une aussi longue période, quand la réalité diverge obstinément du message, la tentation est grande de refuser la complexité des faits. Le pouvoir ne tient plus sur la compréhension d’une réalité que l’on ne maîtrise plus, il est dans la maîtrise d’un savoir-faire de communication, de langage, dont la seule finalité est le maintien au pouvoir, synthèse parfaite de la société du spectacle et de la capacité à fabriquer le consentement. Parallèlement se développe une hiérarchie d’experts et de conseillers dont la principale qualité est de relayer ou d’alimenter la propagande dominante. Discours sur la compétitivité, sur les retraites, chacun y va de son petit billet renouvelant sans fin le discours du courtisan.
Les grandes entreprises ne sont pas épargnées. Les grands patrons se versent des salaires faramineux, pratiquent l’optimisation fiscale à outrance, mettent sous pression les salaires quand ils ne délocalisent pas. Pourtant, ils ne comprennent pas le rétrécissement de leur marché qui dépend pourtant en dernier ressort de la consommation et donc du pouvoir d’achat. Un billet d’Emmanuel Quilgars évoquait récemment ces « salariés vassaux » qui se distingueraient par un comportement différent au sein de l’entreprise. Une autre dimension me semble encore plus déterminante, c’est celle de la simplification et de relais efficace de la propagande. Le « bon manager » aujourd’hui, c’est celui qui ignore la complexité des situations, celui qui peut prendre des décisions stupides en les emballant dans une présentation brillante, mais creuse. Ce sont des qualités indispensables à ces arbitrages courts-termistes qui sont la norme actuelle.
Je soupçonne Jérôme Cahuzac de n’être pas à la hauteur du rôle de victime expiatoire qu’on voudrait lui faire endosser. Ni grand cynique, ni parangon de mauvaise foi, il est fort possible, sinon probable qu’il n’ait ressenti aucune contradiction entre ses fonctions et son comportement individuel : pourquoi y en aurait-il dans un monde où s’enrichir est la caractéristique distinctive des élites et la fiscalité une politique destinée aux masses qui sont les seules à bénéficier des transferts sociaux [iv] ? L’abus du discours dominant a fini par déplacer les limites de l’éthique. Une caste politique et économique s’est cooptée sur la base d’aptitudes à communiquer. Elle communique tant et si bien qu’elle finit par perdre conscience des réalités qui l’entourent, au point d’avoir des comportements socialement inacceptables.
Dans des temps plus anciens, une telle distance entre le pouvoir et les réalités du quotidien perdurait tant que celui-ci avait la capacité de se maintenir par la force. Dans un univers qui se veut démocratique, la fabrication du consentement et la possibilité d’une alternance devraient être les garants d’une certaine stabilité. Mais la fabrication du consentement tourne à vide et l’aggiornamento des partis socialistes et sociaux-démocrates dans les années 80 a retiré tout sens aux alternances. Les propos de Galbraith sur l’intolérance croissante à la corruption en temps de crise rappelés par Paul Jorion dans l’un de ses derniers billets sont à la foi salutaires et porteurs de menaces sur la démocratie. L’importance de la propagande en politique est maximale en période de conquête du pouvoir, et l’efficacité de celle-ci repose sur la simplicité du message. Entre l’échec des politiques actuelles et la mise au jour d’affaires tout autant embarrassantes que révélatrices, on offre un boulevard à la rhétorique simpliste de l’extrême-droite. Le point de comparaison de la situation actuelle pourrait bien être non pas la France de 1934, mais l’Allemagne de 1932.
[i] Extrait du même article du Monde
[ii] Comme en témoigne sa volonté de retrouver son siège de député
[iii] Série en six épisodes de 52 mn réalisée en 1987 diffusée initialement sur la sept
[iv] Mensonge largement dénoncé par Jorion dans son billet du Monde sur cette même affaire Cahuzac.
» Voyou » …?…plutôt..!