Billet invité
Je m’appelle Phil Smith, et je n’existe pas. Je veux dire : je suis un personnage de fiction. Je suis ce qu’on appelle un prête-nom de société financière offshore, dans les paradis fiscaux. Légalement, je dispose de centaines de comptes dans le monde partout dans le monde, à Singapour, Londres, Genève, aux îles Vierges. Je suis très riche, toujours plus même, lis-je régulièrement dans les données informatiques qui m’entourent, puisque je ne suis qu’un être de mémoire digitale. Je n’ai donc ni corps ni esprit. Je n’ai pas de vie, pas d’existence, chère lectrice, cher lecteur. Je suis un être issu de l’imagination d’un juriste qui lui-même travaille pour une personne juridique, une société anonyme, qui n’existe pas, en même temps qu’elle a des droits, et bien plus qu’une personne réelle. Je suis quelque chose, chère lectrice, cher lecteur, à la fois de faux et d’inexistant, et pourtant j’existe dans ma fausseté et mon inexistence, par et pour elle : par et pour la fausseté du juriste qui m’a inventé, par les milliers de juristes qui nous inventent, par l’immense machine juridique, informatique, étatico-économique qui nous invente, moi et tous mes avatars fictionnels, entreprises, personnages, produits de consommation, etc. Le corps du roi, il y a bien longtemps, qui nous faisait dire : « le roi est mort, vive le roi ! » ; le corps du roi aussi donc était une fiction. Rien de plus puissant que ce qui n’existe pas et se répand, lie le monde, comme le corps du roi qui habitait tout, décidait de tout.
Rien de plus puissant que cette fiction liante, invisible, comme la matière noire, que les chercheurs, eux aussi fertiles en imagination, ont inventé pour comprendre bien des choses que l’on ne voit pas. Le monde, l’univers, est habité par une sorte de matière hypothétique, jusqu’à présent anonyme, non détectée, et qui serait le fond cosmologique, le milieu invisible, – un peu comme l’air sur terre – dans lequel le reste de la matière se meut – et nous avec elle. Et ce milieu invisible est fictionnel, comme moi, Phil Smith. Que l’on appelle cette matière « noire » – qui n’a d’ailleurs rien de noir, même son nom est trompeur : le terme noir ou sombre qualifie son caractère invisible – que l’on appelle cette matière « noire », donc, est aussi trompeur. Tout ceci n’est que faux tiroirs à l’infini, chère lectrice, cher lecteur, fictions fausses et inexistantes, comme toute fiction, mais qui tient le monde d’une manière invisible.
Il reste que le monde a toujours tenu par la fiction. Que sont tes espoirs, tes rêves, lectrice, lecteur, ta foi même dans le fait que tu es la fille ou le fils de ton père, parce que ta mère te l’a dit, si ce n’est que de glorieuses fictions, elles vraies et existantes ? Où que tu creuseras, chère lectrice, cher lecteur, tu ne trouveras jamais ce que l’on appelle réalité. La réalité c’est le masque fictif de la fiction fausse et inexistante. Et toi, nigaude, nigaud, tu y crois. Tu fais ce qu’on te dit. Tu écoutes le grand bruissement des informations et tu penses que c’est la réalité. Tu ne vois pas la matière noire que la fausse et l’inexistante information lie, l’information qui veut être la réalité. Tu ne veux pas voir le réel de la fiction infinie qui tient anonymement la réalité à laquelle tu crois.
Alors que le réel, c’est autre chose. Le réel, c’est là où la fiction se cogne, là où elle te montre des choses où tu te cognes, lectrice, lecteur, là où tu rechignes, là où tu ne veux pas y croire.
En ce en quoi on ne veut pas croire résident le réel, et l’espoir. Perds ce que tu crois avoir, et n’as pas, lectrice, lecteur. Et quête ce que tu n’as pas. Alors, par-delà ce vertige, tu trouveras ce que tu pourras posséder : le réel.
Moi, Phil Smith, j’en sais quelque chose. Personnage de fiction, je suis le vertige de la matière noire anonyme qui lie le monde, et qui, une fois que tu auras abandonné la réalité, une fois que tu auras cru en son hypothèse, une fois que tu auras vu ce qu’il en est de cette infinie fiction qui trame notre monde, te permettra, lectrice, lecteur, de la changer, cette fiction, de redéfinir la matière noire, d’inverser la réalité, afin de te cogner au réel et de pouvoir le façonner autrement.
Car derrière ce cognement, ce vertige, t’adviendra le réel.
T’adviendront tous ces juristes, ces hommes d’affaires, ces pères, ces mères, ces enfants, ces grands-parents, ces célibataires, ces gens réels derrière ces noms fictifs, prête-noms, entreprises, toutes ces personnes réelles, loin de la réalité, cachées derrière le rideau noir de la matière noire, qui vivent leur vie, égoïstes, froidement destructeurs de ce monde et des sociétés et des personnes. Et dont les mœurs familiales, amicales, sont du même acabit, derrière leurs sourires faux, indifférents, inexistants, rusés : anonymes.
Il y a bien longtemps, l’on disait que l’Envie et la Violence étaient invisibles, et qu’il fallait savoir les reconnaître malgré tout. Et bien lis-moi, cher lecteur, regarde-moi, moi, Phil Smith, et dans le reflet noir de ma matière noire, tu verras ces gens, leur Envie, leur Violence, leur Fausseté, leur Inexistence, leur Ruse.
Tu les verras, en chair et en os, en imagination. Tu les verras autour d’une table à manger et rire, dans la comédie fausse et rusée dans laquelle ils veulent emporter tout le monde, et toi en premier lieu. Moi, leur fiction, je suis leur arme contre toi, contre ta vie. Et voyant cela, le voyant dans ton esprit, par-delà la nausée que provoque en toi leur bêtise et leur méchanceté, tu espéreras à nouveau, car tu auras compris leur ruse, tu sauras encore mieux en parler – comme on sait bien parler de ce qu’on a imaginé. Je suis leur ruse, en chair et en os, en mon corps qui n’existe pas. Tout ceci te devient tangible, solide, réel, par la fiction vraie et existante. Par moi qui n’existe pas, et qui te parle pourtant.
Je n’aurai pas servi à rien, même si je n’existe pas : moi, Phil Smith, être de fiction et d’informatique, je t’aurai initié non pas tant à la vérité objective, dont nous avons tant besoin – mais à l’Expérience même du réel, de l’inversion de la réalité, de la réinvention de la matière noire, et de la liberté pour ceux qui ne sont pas dans l’Envie, la Violence, la Fausseté, l’Inexistence, la Ruse, et qui voient leurs ennemis, enfin, qui voient ces vraies personnes et leur méchanceté bien réelle, et donc savent, comprennent, et peuvent ainsi imaginer autre chose, peuvent inventer un autre réel, une autre matière noire, pour défendre ces deux choses étranges et belles : la Joie – la Joie d’être, de lever la tête et de voir le printemps qui advient enfin, là, dans les bourgeons et les fleurs certes retardés, mais bien vivants, bien survivants, bien prêts à croître et à inventer de nouvelles formes – et la Liberté – la Liberté de se parler, vraiment, de se dire les choses, pour inventer ces nouvelles formes, ces nouvelles fleurs. L’enfant qui, rêveur, marche dans la rue, là, devant toi, dans ce texte, et qui tient une fleur à la main qu’il donnera à sa mère, heureux, cet enfant rêveur que tu vois là, en imagination, est le maître de l’univers : voyons ses yeux scintillants et son sourire joueur dans notre esprit, et laissons-le, être de fiction et pourtant là, si réel, nous promettre un autre monde.
Tout ceci, lectrice, lecteur, tu l’auras atteint par un étrange cheminement : par-delà la réalité : la fiction ; par la fiction, le réel ; par la fiction et le réel, cet autre monde, et, surtout, la Joie.
@ Hervey Et nous, que venons-nous cultiver ici, à l’ombre de notre hôte qui entre dans le vieil âge ?