Le 11 mars, Alain Caillé transmettait aux membres du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) un texte de Marc Humbert intitulé « Des slogans pour mobiliser les foules et faire bouger le Monde – croissance, développement, développement durable, décroissance… ». Quelques jours plus tard, Fabrice Flipo répondait à Marc Humbert. Un échange s’instaurait entre eux sur ces questions. Comme vous le verrez, à un certain moment le débat se mit à s’intituler « Pourquoi Paul Jorion est il contre la décroissance ? », une référence à mon billet du 23 février intitulé Pourquoi je ne suis pas en faveur de la décroissance. Je rappelle en deux mots ce que j’y expliquais : que – c’est l’anthropologue physique qui parle – l’espèce est foncièrement « colonisatrice » et qu’il ne me paraît pas réaliste – c’est l’anthropologue social qui parle – de considérer qu’il lui soit possible de 1) ralentir, 2) stopper, 3) enclencher la marche–arrière. La fuite en avant est trop enracinée dans sa nature et on perdrait moins de temps et on gaspillerait moins d’énergie en canalisant de manière plus réaliste cette fougue vers des objectifs de rationalisation, nettoyage, domestication avancée des énergies renouvelables, etc. Ceci dit, je suis le premier à dire qu’il n’y a pas une minute à perdre !
J’ai pensé que ce débat vous intéresserait. Marc et Fabrice m’ont très aimablement autorisé à mettre leurs textes à votre disposition.
Fabrice Flipo
Le 14 mars 2008 13:06
Sujet : Un texte de M. Humbert sur la croissance, le développement, la décroissance etc.
Chers amis,
Il me semble toutefois que ce texte ne saisit pas la spécificité du mouvement écologiste – la « seconde altermondialisation » qui est l’altermondialisation écologiste (IFG etc.) – et donc pas ce qui fait l’intérêt de la décroissance. Pour cela il faudrait envisager le sujet non pas comme un problème de production / consommation et d’addiction réelle ou supposée à cette production / consommation mais à la question de la technologie (la logique de l’évolution technique) et l’anthropologie sous-jacente au développement. La primauté de l’échange économique dans nos sociétés se comprend au regard des buts qu’elle poursuit et des réalisations qu’elle affirme avoir effectué (maitrise de la nature, combat contre la rareté, puissance technique etc.). Cela n’est ni déconstruit ni même abordé. Pareto etc. sont des lectures d’économiste, ce qui fait agir les firmes et les individus est bien différent et c’est de ça dont il est question si on veut changer la structure de l’espace public à l’égard des enjeux écologiques.
Aujourd’hui en effet « l’autre monde possible » peine à être décrit. Ceci dit le communisme n’a jamais été décrit, il a été rêvé. Aujourd’hui les promesses technologiques continuent de faire rêver. Ce sont elles qui empêchent toute remise en cause du modèle actuel et non l’addiction à la consommation. L’homo economicus n’est rien sans homo industrialus, Boulton n’est rien sans Watt, le vendeur n’est rien sans l’ingénieur qui fabrique les propriétés matérielles qui permettent au vendeur de réaliser sa vente. On ne vend pas de « la consommation » mais des usages – matériels. Une nature qui n’est pas réduite à des ressources et des puits (éviers ou poubelles) ne peut héberger qu’un être humain différent – les deux sont liés, car l’interaction herméneutique et pratique est continue. La décroissance parle aux gens et pose des problèmes concrets qui sont ignorés par un grand nombre de théories abstraites sur le développement durable. Le mot n’a même pas besoin d’être prononcé, il vient spontanément quand on étudie les problèmes en question.
Enfin s’il est certain que « la décroissance » ne permet pas d’entrer par effraction dans tous les publics, tel n’est pas forcément le but : en l’absence de mot clé miracle, on procède public par public avec ce qui marche. Quelqu’un a-t-il quelque chose de mieux à proposer en ce moment ?
Nous aurons encore l’occasion d’en discuter.
Bien à vous,
Fabrice
Humbert Marc
Le 14 mars 2008 17:21
Sujet : Un texte de M. Humbert sur la croissance, le développement, la décroissance etc.
Cher Fabrice,
Je suis assez d’accord, on peut envisager les questions autrement que sous l’angle que j’ai choisi dans ce texte. En particulier je ne cherche pas à recenser et analyser les discussions infinies entre militants et chercheurs par exemple sur « Développement » ; je n’ai pas pris « cet angle » bien qu’il ait un intérêt pour l’histoire de la pensée, et pour aider à y voir clair; mais ces discussions m’ont paru avoir été de peu d’effet sur les pratiques (- les militants ont continué à financer des microréalisations ou des puits et les Gouvernements de l’aide à la croissance le tout pour des pays qui restent classés selon leur PNB/tête). Pour ce qui est du rêve technique, je n’en vois pas une expression explicite (comme cela fut) même s’il y a comme une acceptation de sa banalisation ; ceux qui en font un argument pour justifier leur comportement, c’est, comme la décroissance, le lot d’un happy few – je ne formule pas un jugement de valeur avec « happy ». Le rêve ordinaire du plus grand nombre me paraît être celui du pouvoir acheter. Tu demandes si quelqu’un a autre chose de mieux à proposer en ce moment que décroissance ? Peut -être, en tout cas, ce n’est pas connu ; et ce qui marche le mieux, c’est ce que ce texte dit, c’est « décroissance » mais, très très loin derrière pouvoir d’achat et croissance. Ceux qui veulent que cela progresse dans ce sens, il faut qu’ils rament comme tu le fais avec ton colloque Degrowth !
La lutte des classes en son temps, le syndicalisme et les partis politiques de gauche et communiste – plus dans certains pays que d’autres-, ont beaucoup plus mobilisé et de manière politique face au capitalisme et aux inégalités que la mobilisation « populaire » actuelle contre les atteintes à l’environnement.
Alors pour les décroissants, au boulot ! Pas de paresse…
amitiés
Marc
Humbert Marc
Fabrice Flipo
Le 17 mars 2008 9:24
Sujet : Un texte de M. Humbert sur la croissance, le développement, la décroissance etc.
Cher Marc
J’interviens souvent auprès des organisations de solidarité internationale. Je constate que « la décroissance », l’enjeu écologique, le développement durable etc. appelle cela comme tu veux pour le moment, change bel et bien les pratiques. Et très profondément. Mais pour cela il faut prendre au sérieux les problèmes sous-jacents. Je vois aussi que la problématique travaille énormément dans le domaine du management et de l’ingénierie, dans les entreprises, car j’interviens là aussi. Les gens ne voient pas où ça mène mais ils voient bien que ce qui est en jeu n’est pas un petit ajustement. Le risque de « savant fou » est aujourd’hui l’un des plus craints par nos concitoyens. Les signaux sont là pourvu qu’on les observe. Idem au niveau de la diplomatie. Bien sûr tout cela est minoritaire pour le moment, mais l’analyse des enjeux ne doit pas se contenter de cartographier le présent, sans cela ce n’est pas de l’analyse des enjeux.
Par ailleurs du côté colloque sur la décroissance, avec 200 demandes de participation et près de 100 résumés reçus, sans publicité, on ne rame pas trop, merci. Le fait que la majorité des concitoyens aient des problèmes de pouvoir d’achat n’est pas en soi contraire à l’analyse que je propose. Le fait que l’INSEE ait récemment inventé la catégorie de la « consommation contrainte » va plutôt dans mon sens : le pouvoir d’achat est demandé non pas parce que l’idéologie de la conso continue de triompher sur celle de la décroissance mais parce que les systèmes techniques parlent à l’impératif. Autrement dit au-delà de l’acte d’achat, ils induisent des effets de structure et de « path dependency » dont il n’est pas aisé de sortir (voir Alain Gras, autre membre de la « bande décroissante »). Ne pas confondre le « mot-obus » de la décroissance avec la problématique scientifique, zone interdite de l’économie depuis plus d’un siècle – à part sous le terme « récession », ce qui a l’inconvénient d’aboutir à la conclusion que notre avenir sera noir (la croissance) ou noir (la récession) – pas très réjouissant. N’y a-t-il donc aucun enjeu théorique à chercher à dépasser cette antinomie ? Je pense que si. Et dans ce cas il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’une décroissance, toute autre démarche est pour moi à côté du sujet.
Les écologistes ont en effet moins mobilisé que les syndicalistes. Et alors ? Quelles conséquences en tire-t-on pour l’avenir ? Les questions de recherche qui m’intéressent sont : comment expliquer l’incroyable apathie des sociétés industrielles face à la crise écologique ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette crise ? etc. Je considère comme acquis, à ce stade, qu’il n’y aura jamais de retour des syndicats et que le changement viendra d’ailleurs, peut-être des associations, ce n’est pas encore écrit.
Bien à toi,
Fabrice
Humbert Marc
Le 17 mars 2008 10:06
Sujet : pourquoi Paul Jorion est il contre la décroissance ?
Cher Fabrice,
Mon texte n’est pas un plaidoyer pour la décroissance. Ce n’est pas non plus un plaidoyer contre la décroissance ni même contre sa prise en considération scientifique. Tu peux y lire ceci par exemple, qui incite y inclus ses contempteurs à la considérer avec attention scientifique.
« Pour le mode de fonctionnement du monde actuel, un taux de croissance négatif, c’est une crise et les mesures, auxquelles les décideurs et les acteurs sont habitués, sont des mesures de relance pour inverser la tendance: il faut réfléchir à définir des mesures au contraire d’accompagnement et de prolongement de la tendance. Pour que le slogan ait quelques soutiens du côté de gouvernants responsables, il faut leur préparer, comme l’a demandé Sicco Mansholt, des scénarios bien documentés. Car comme il l’indique, c’est une opération qui va modifier profondément la société et il est de la responsabilité des gouvernants de porter grande attention aux conséquences de leurs décisions et d’organiser toutes les mesures d’accompagnement nécessaires. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur ce slogan, il serait urgent de préparer de tels scénarios. »
Simplement j’essaie de trouver les raisons qui font qu’elle mobilise si peu alors que comme tu le défends, cela semble si essentiel. Pourquoi l’obus a fait si peu de dégâts pour le moment ? Nous expliquer, mieux certainement que je ne le fais dans mon texte, combien il y a quelques dizaines de millions qui s’y intéressent dans le monde et combien ils ont raison sur le fond, ne me donne pas des éléments pour corriger ma copie sur le sujet qui est le sien. Pourquoi des milliards de personnes continuent à courir après la croissance, pourquoi Paul Jorion est-il contre la décroissance?
Amitiés
Marc
Fabrice Flipo
Le 17 mars 2008 10:42
Sujet : pourquoi Paul Jorion est il contre la décroissance ?
Excellente question, tant il me semble étonnant d’être pour la croissance, si l’on prend un peu de recul historique (de l’ordre du siècle minimum).
Fabrice
Fabrice Flipo
Le 17, 2008 11:36
Sujet : pourquoi Paul Jorion est il contre la décroissance ?
Pour info, l’étude Ethicity parue en 2006 sur le comportement et les motivations des acheteurs face au DD.
Ca vaut ce que ça vaut, question interprétation, mais ça permet d’étayer au moins en partie ce que j’ai affirmé avant. Voir aussi « De la résistance ordinaire » de Michelle Dobré. Trop peu de travaux socio sur ces sujets, bien sûr, mais ça augmente vite – plus du côté entreprise que du côté université.
Fabrice
Fabrice Flipo
Le 17 mars 2008 12:17
Sujet : dernier msg
Hello
Je corrige les rapports de mes étudiants sur le développement durable et les hypermarchés Carrefour… Ils ont interviewé le directeur DD de chez Bouygues, qui dit clairement que le monde a compris qu’il fallait changer d’orientation – et je pense que Martin Bouygues lui-même est d’accord avec cela, je le sais de source sûre. Quand on voit ce qui se passe suite au Grenelle, l’engagement des gens ici et là etc. Vous me direz tout ça ne fait pas une révolution, c’est vrai, mais demandons-nous aussi s’il faut agir ou subir !
Autrement dit la prise de conscience d’un « gros problème » touche très très large, même si la réflexion semble CSP++ pour le moment. On est loin du « petit monde militant ». Bien sûr certains s’illusionnent encore sur la capacité de concilier écologie et économie, mais en off c’est de moins en moins le cas. Le problème est que personne ne veut ouvrir la « boîte de Pandore » de la décroissance, tout en affirmant en off que c’est ça qu’il faudrait. Parce que ça pose d’innombrables problèmes – qu’on ne soupçonne pas tant qu’on considère que c’est un non-sujet…
Côté militants, regardons aussi les revendications de la LCR, l’évolution d’Attac etc. Les partis sont en retard, c’est clair.
Ces évolutions s’accompagnent de changements anthropologiques profonds, en particulier du côté de l’homo economicus tant célébré – l’inverse est impossible, et d’ailleurs M. Tout le monde le voit immédiatement : l’homo economicus est radicalement incompatible avec la rationalité dont l’écologie a besoin pour exister… Cette question-là me semble réglée, ce qui m’intéresse c’est : quelle ratio nouvelle ? quelles polarités ? quels conflits ? où en est-elle de sa progression ? quels seront les prochains coups ? etc.
Fabrice Flipo
Humbert Marc
Le 17 mars 2008 19:21
Sujet : dernier msg
Cher Fabrice,
Si Martin Bouygues ou d’autres ont compris que Grenelle ou le DD est nécessaire, c’est certes une évolution. Il doit y en avoir beaucoup d’autres qui en sont persuadés. Quoique Grenelle ce n’est pas de la décroissance…
C’est bien sous ta plume que je lis:
« Le problème est que personne ne veut ouvrir la « boîte de Pandore » de la décroissance »,
Je suis d’accord avec toi « personne ne veut ouvrir la « boîte de Pandore » de la décroissance, personne (à part quelques uns…)
Et mon papier essaie d’y trouver des explications. Pourquoi presque personne? Mais tu ne m’en donnes pas de nouvelles. Tu expliques simplement pourquoi tous ceux qui ne l’ouvrent pas, c’est à dire « tout le monde (= le contraire de personne ») et pas seulement Paul Jorion, tous regardent ailleurs pendant que…
Enfin, si tu n’en donnes pas de nouvelles, tu me confirmes quelques explications que j’avance dans le papier : c’est que pour mobiliser du monde il faudrait répondre à ces questions qui t’intéressent, en trouvant des « Phares » pour éclairer l’horizon de manière sympathique et mobiliser la population comme écrivait ailleurs Danielle Mitterand :
« quelle ratio nouvelle ? quelles polarités ? »
Au boulot, ami
Marc
6 réponses à “« Pourquoi Paul Jorion est-il contre la décroissance ? »”
J’ai rédigé un petit texte sur le même sujet sur mon blog il y a quelques jours. Je partage l’idée que la décroissance n’est pas une idée tenable. Je propose plutôt de garder le mythe du progrès et de s’orienter vers la mise en place d’indices plus raisonnables que le PIB qui me semble avoir fait son temps.
Encore et toujours, à mon avis, l’éternelle confusion entre notions quantitatives et notions qualitatives….. entre décroissance, développement, progrés….
Si le PIB ou la production brute ou l’émission de déchets et pollutions ou l’extraction de matières premières croît, cela peut se traduire de la façon suivante. Imaginons une croissance moyenne à 3,5 % (pour faciliter les calculs, mais c’est en-dessous de la croissance mondiale du PIB de ces dernières années). A ce rythme, le doublement est atteint en 20 ans, donc le quadruplement en 40 ans, donc x8 en 60 ans, donc x16 en 80 ans, donc x32 en 100 ans. Maintenant, imaginons le monde 2109 avec un PIB 32x plus élevé, mais aussi avec une production matérielle 32x plus importante, des déchets 32x plus importants, une extraction de ressources 32x plus élevée…..etc. Vive l’exponentielle… Désolé, mais les mathématiques disent NON.
Or, aujourd’hui plus que jamais, la croissance du PIB se traduit par une augmentation forte de ses effets. A titre d’exemple, la quantité de marchandises transportées par la route est passée d’un indice 100 en 1990 à un indice 145 aujourd’hui, alors que le PIB est lui passé de 100 à 120 dans le même temps… (Europe occidentale).
Le mot décroissance est mal choisi, j’en suis de plus en plus convaincu. De plus, toutes sortes d’idéalistes hippies ou contre-culturels s’en emparent et en font n’importe quoi, ce qui finit par lui donner le sens de dé-développement ou dé-progrès.
Mais peut-on vraiment, une fois prises en compte les mathématiques et les conséquences écologiques, être POUR la croissance économique ?
Cependant, j’entends bien la réflexion de Paul Jorion : il faut à l’être humain un idéal à poursuivre, en allant « de l’avant » ! Alors, je propose : « la croissance du temps libre », « La croissance de la culture », « la croissance des échanges intellectuels »… que sais-je…. En effet, le PIB ne suffit plus et il y a urgence à le remplacer…
Le Grand Charles disait : « les français sont des veaux ! », donc des herbivores en herbe.
Dans ce monde de prédation, l’homme est aussi une proie, et « un loup pour l’homme… ».
En se repliant et en se démondialisant, un retour vers une forme d’autarcie paysanne d’antan serait un plébiscite à la décroissance. Broutons notre herbe verte tranquille, relocalisons notre économie, fuyons le spectaculaire débile, et ;-)… en fait, il nous faut une croissance propre, elle finira par s’imposer, et surtout il faut réglementer la finance. L’idée de la Convention de Jorion (La CdJ) est géniale, mais comment intervenir dans le panier de crabes et dans cette ambiance de folie de la rapacité… Le politique doit agir, Paul Jorion ne peut-il pas conseiller et influencer dans ce domaine ?
Bon jour !
Plus je lis de débats à propos de la décroissance, et plus je trouve que le nom est vraiment une source d’incompréhension qui perturbe le dialogue et empêche de progresser. Il y a bien sur ça et la quelques défenseurs de thèses plutôt élitistes et malthusiennes, mais en y regardant bien, ce ne sont que quelques « epicuri de grege porci » isolés, qui profitent de la bonne réputation de la « décroissance » pour essayer de vendre d’autres idées, et d’autres convictions.
Je crois que le thème central de la décroissance n’est pas quantitatif, mais qualitatif, et consiste pour l’essentiel à sortir du marché tel qu’il est défini aujourd’hui. Il ne s’agit donc pas de « décroissance », mais de « dé-marchandisation ». Elle n’exclut pas la croissance en termes réels, mais refuse le dogme de la nécessité absolue d’une croissance uniquement mesurée en termes monétaires. C’est évidemment ennuyeux pour toutes les structures en place, à commencer par les Etats et leurs cohortes d’obligés, qui vivent en prédateurs de prélèvements sur le volume des échanges monétaires. Il n’est donc pas surprenant que cette notion soit vigoureusement combattue par l’establishment.
Pour démonter cette logique du « toujours plus » monétaire, il serait sans doute utile d’essayer d’isoler dans la croissance la part, qui doit être considérable, qui est venue de la « marchandisation » d’activités jadis « bénévoles » que l’on a transformées en prestations de services effectuées à titre onéreux. Par exemple, il faut du personnel pour faire fonctionner les crèches qui gardent les enfants des parents qui travaillent, mais aussi des thérapeutes, des médicaments, des éducateurs et des policiers pour traiter plus tard les déséquilibres dont sont atteints bon nombre de ces enfants des kolkhozes capitalistes. En termes de PIB, la « croissance » est évidente. En termes de revenus net pour le couple de parents, le bonus final après déduction des prélèvements fiscaux et sociaux est probablement faible par rapport à la rémunération nette de celui des parents qui seraient autrefois restés au domicile pour élever l’enfant. Quant à l’impact social net, il est extrêmement difficile à chiffrer, car les coûts sont externalités, et personne ne souhaite vraiment savoir quel est le coût social réel de l’externalisation de l’éducation des enfants dans les kolkhozes du libéralisme avancé. Le même type de raisonnement s’applique aux industries alimentaires et à la restauration collective (emplois dans les usines et les restaurants, plus emplois induits dans les équipements, les emballages, etc., puis dans le système de santé pour cause d’obésité…).
Faire la différence entre croissance « organique réelle » et croissance par extension de la marchandisation n’est pas simple, mais c’est probablement essentiel pour parler de décroissance sur une base aussi objective que possible.
D’une façon plus générale, et bien qu’elles relèvent d’une approche très différente de celle de Fabrice Flipo et de Marc Humbert, car elles sont beaucoup plus fondées sur une banale analyse empirique de l’observation sur le terrain de l’évolution des technologies que sur une réflexion théorique solide, j’espère que les quelques remarques suivantes pourront éventuellement contribuer utilement au débat
Le rapport entre l’homme et la nature doit effectivement être considéré en termes d’inclusion, et pas de proximité. Comme le montre l’analyse détaillée de la composition de son ADN, l’homme est partie intégrale du monde vivant, qui constitue que cela plaise ou non le support indispensable à sa survie et à son bien-être. Il n’est dans cette affaire ni spectateur, ni chef d’orchestre, mais bien acteur.
Ses caractéristiques en font cependant un acteur privilégié, car elles lui permettent d’essayer de s’affranchir de cette appartenance et de ces contraintes grâce au savoir qu’il peut accumuler par son intelligence, et, de plus en plus, par les moyens technologiques qu’elle lui a permis de développer. L’histoire est ancienne, elle a commencé avec la confection d’habits et d’abris pour se protéger des variations climatiques, et s’est poursuivie depuis grâce à la mise au point d’outils, puis de machines, avec la maîtrise de l’agriculture, du stockage des aliments et de leur transport, puis de l’énergie, etc… Des résistances considérables se sont manifestées, – le plus souvent sous forme de « peurs » irrationnelles provoquées et entretenues pour l’essentiel par les vestales de l’ordre établi -, au franchissement de chacune des étapes importantes de cette « libération », la crainte de l’inconnu l’emportant à chaque fois pour beaucoup sur les promesses d’un avenir dit « meilleur » et l’inconfort relatif du vécu.
Ces « conquêtes » ont toujours eu un impact sur le reste de la biosphère. Il a cependant été pendant longtemps suffisamment limité pour être négligé, car non visible, ou, au pire, non gênant, au point que l’on a fini par oublier que ce système de support indispensable à la vie humaine telle que nous la connaissons, pouvait être dégradé par l’activité humaine. Le réveil a été brutal. Le premier avertissement radical a été la mise au point des armes de destruction nucléaires, qui ont clairement montré que l’espèce humaine avait désormais les moyens de se saborder, et que cette possibilité etait d’autant plus effrayante que la décision qui pouvait conduire à cette autodestruction était entre les mains de quelques individus dont on ne pouvait qu’espérer qu’ils avaient l’intelligence et le sang-froid nécessaires.
Le tournant actuel de la biotechnologie, des nano-technologies et des NTIC est moins radical quant à ses effets à court terme, mais plus effrayant par ses conséquences, car (i) il s’agit maintenant de la maîtrise de la vie et de « l’intelligence » grâce, entre autres, aux progrès de la biologie synthétique et de l’intelligence artificielle pour en faire les « machines » de l’ère dite post-industrielle, (ii) les critères de sélection ne sont plus du tout « utilitaristes» ni même fonctionnels, mais totalement déterminés par des considérations de rentabilité financière, qui plus est à terme de plus en plus court. Bien que ce ne soit pas encore techniquement possible, on peut raisonnablement penser que la création d’une forme de vie artificielle, éventuellement plus performante que l’homme, n’est désormais qu’une question de temps, plus de principe.
Confronter le vertige d’un tel défi aux mythes fondateurs nécessiterait un consensus fort sur des valeurs communes. Or ce consensus n’existe pas. Les modes de gouvernance n’ont ainsi pas du tout suivi cette progression galopante du savoir et du « pouvoir », ni dans leur organisation ni dans leur fonctionnement. Bien au contraire, toutes les considérations éthiques et morales qui avaient tant bien que mal permis d’assimiler les révolutions technologiques antérieures ont été balayées, et remplacées par la recherche de la plus-value financière individuelle maximale. Au moment où on aurait eu le plus besoin d’eux, les pouvoirs politiques, de droite comme de gauche, ont privatisé en faveur d’un soi-disant marché l’essentiel de leurs prérogatives, qu’il s’agisse de monnaie, d’orientation de la recherche, de promotion des investissements structurels ou de plus en plus d’éducation voire même de maintien de l’ordre, et ce sans obtenir en échange la moindre contrepartie d’organisations à but très lucratif, dont la mobilité transnationale garantie par la libéralisation des échanges via l’OMC, rend dérisoire le peu d’autorité qui reste aux Etats en l’absence d’une gouvernance économique, écologique et politique mondiale digne de ce nom.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la tentation soit grande aujourd’hui de condamner le savoir, cet orgueil insensé qui ose défier les croyances, pour se tourner vers les formes modernisées de croyances rassurantes.
Recréer des modes de gouvernance qui permettent, entre autres, de réconcilier l’exigence d’équilibre entre solidarité collective et initiative individuelle n’est pas simple. Le projet de Constitution de Paul Jorion est sans doute une façon de le faire, en proposant à tous ceux qui le souhaitent de s’associer à l’indispensable recherche du contenu d’un nouveau contrat économique et social.
[…] mouvement qui milite en faveur de la décroissance. J’ai déjà eu l’occasion de le citer, dans « Pourquoi Paul Jorion est-il contre la décroissance ? » et je lui ai directement répondu dans Un nouveau paradigme doit être en prise avec le monde tel […]
Une autre pièce au débat, qui met davantage l’accent sur les conditions de réalisation et les modalités de transition : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/06/23/dossier-decroissance/