Le texte qui suit a paru comme tribune libre dans La Tribune, le 20 mars.
On entend répéter que la finance est un système auto–régulé et la chose est considérée comme allant de soi durant ces périodes fastes où tout fonctionne pour le mieux et où chacun – ou à peu près – s’enrichit. C’est pourquoi le moment présent est bien choisi pour reposer la question. Je ne préjugerai pas de la réponse. Il est vrai que l’on voit aujourd’hui se fermer d’eux–mêmes, sans intervention extérieure, les secteurs qui ont cessé d’être rentables. Et je ne doute pas qu’ils se rouvriront aussitôt leur rentabilité rétablie. Mais le spectacle actuel de l’appareil financier s’effondrant par pans entiers constitue–t–il bien ce que l’on entendait couvrir du terme d’« auto–régulation » ? Ou bien faut–il admettre que la promptitude à l’emballement de ses diverses parties, associée à la manifestation répétée de l’« effet domino » dans son ensemble, nous forcent de reconnaître qu’il n’est en réalité pas auto–régulé et à en tirer les conclusions qui s’imposent.
Bien sûr de nouvelles réglementations sont instituées chaque fois qu’une crise éclate mais ces mêmes règles sont levées aussitôt que le souvenir des événements fâcheux qui les avait nécessitées s’estompe dans les mémoires. C’est cette particularité qui m’avait conduit à réclamer pour l’économie l’équivalent d’une constitution. Les articles d’une constitution sont bien entendu eux aussi révisables mais le texte, du fait de sa cohérence globale, est moins sujet à l’amnésie, et la révision d’un article réclame a minima l’exercice salutaire consistant à consulter les attendus du débat qui conduisit initialement à sa rédaction ou ultérieurement à ses révisions successives.
La question de savoir si la finance est auto–adaptative est plus facilement résolue : elle ne l’est manifestement pas. A chaque fois que le système renaît de ses cendres, une nouvelle occasion lui est offerte de répéter les erreurs qui furent les siennes dans ses avatars précédents. Pourquoi s’intéresse–t–on tant aujourd’hui aux causes de la crise de 1929 ? Parce que son contexte social de disparité croissante dans la répartition du patrimoine, la bulle de l’immobilier qui la précéda, ainsi que l’invention toujours plus ingénieuse de procédés de démultiplication de l’effet de levier, résonnent d’un ton familier à nos oreilles. A quoi s’ajoute la complexification qu’autorisent les développements technologiques intervenant entre deux crises, contribuant à accroître la fragilité du système à chacune de ses résurrections. Contrairement en effet à ce que l’on pourrait espérer, du fait de l’intrication croissante de ses différents secteurs et des effets de contagion que celle–ci autorise, la finance gagne à chaque fois, non pas en robustesse mais en fragilité.
Alors que faire ? Le nœud du problème réside dans l’impossibilité pratique de mesures préventives : le système récompense en effet si généreusement tous ceux qui y participent dans ses époques fastes, qu’il s’avère impossible d’entraver aujourd’hui et quelle qu’en soit l’inéluctabilité, les effets désastreux qui apparaîtront demain. Il faut ainsi attendre à chaque reprise que l’écoeurement intervienne pour que les mesures qui s’imposaient pourtant soient enfin envisagées post festum.
Les ressorts de la tendance à l’emballement et de l’« effet domino » sont connus : les prix spéculatifs qui décollent de la valeur de leurs fondamentaux, l’effet de levier qu’autorise l’emprunt, ainsi que les produits dérivés qui encouragent les paris directionnels sur l’évolution des marchés financiers. Est–ce à dire qu’il faille fixer les prix ? La mesure serait certainement excessive. Mais cela signifie–t–il pour autant qu’il ne faille en fixer aucun ? Prohiber l’emprunt serait excessif. Mais interdire certains usages des sommes empruntées ne le serait peut–être pas, en particulier si l’usage envisagé était précisément de spéculer sur les prix. Prohiber les produits dérivés serait excessif et même malvenu puisqu’ils favorisent les stratégies de couverture qui réduisent les risques accompagnant les variations de prix. Mais faut–il pour autant autoriser les positions « nues » sur les dérivés qui créent artificiellement du risque là où il n’y en avait pas ?
La crise de 1929 aura pu apparaître comme un « incident isolé », sa répétition devrait au contraire exclure la thèse de l’accident. Il faudra alors s’asseoir à la table et rédiger ensemble une constitution qui règle les rapports entre la finance, alors en figure d’accusée, et l’économie, sa victime. La tâche sera ardue car le saut qu’il s’agira d‘accomplir aura la même signification et la même importance cruciale que celui qui nous a fait passer dans le domaine politique, des régimes arbitraires et autoritaires à la démocratie. Il est regrettable qu’il faille attendre pour cela que le stade de l’écoeurement soit tout d’abord atteint : l’écoeurement est le symptôme du long cortège de misères qui finit par l’engendrer.
6 réponses à “Tirer les conclusions qui s’imposent”
Crise de 29, crise de 29 et dépression … à l’époque, pas de Prozac ni de Paulot !
Les devins de l’économie globalisée peuvent-ils nous éclairer un peu plus sur les futurs scénarios de crise, notamment les conséquences en Europe ? Depuis l’été 2007 on a bien compris l’incendie du maquis de la dérégulation financière, et du phénomène mimétique sur le plan structurel à l’équivalent de la grande récession américaine de 29. En ces temps lointains, il fallait quasi un an pour en ressentir les effets sur le vieux continent. Mais l’Allemagne était alors touchée par l’hyper-inflation au galop… Actuellement, l’observation semble constater une déflation des actifs avec une envolée des prix des matières premières. Les bourses sont molles (pardonnez l’expression, mais elles manquent de vitalité) mais pas de krach soudain, hormis les valeurs financières.
Si ce n’est l’apparition de la récession, quelle autre comparaison faire avec 1929 ? Les démocraties marchandes semblent solides et la préservation d’un climat d’échanges dans la paix volontaire et nécessaire reste un objectif primordial. Bien sur, comme en 29, on sait que c’est fragile une démocratie, mais notre recul permet une meilleure compréhension et un évitement du danger. Impossible de repartir la fleur au fusil, non ? La technologie va-t’elle s’adapter aux enjeux environnementaux et économiques ? Et bien, si vous abordiez pour les novices le temps non seulement des conséquences, sans oublier les causes évidemment, mais aussi le temps des solutions probables. On ne va pas subir la caricature de la grande crise ni la laisser se répéter.
Votre idée de Constitution est pertinente, mais comment la « mondialiser » ?
Bon, grand merci aux flèches nietzschéennes de retomber pour nous éclairer.
Lu$$
J’entends dire ici : l’Espagne sera bientôt dans la même situation que les États–Unis ! Je manque d’éléments de comparaison : quelqu’un en sait–il un peu plus ?
Pour y vivre de temps à autre dans le sud-est : c’est la cata immobilière ; des panneaux « se vende » partout qui me rappellent 1991 ici. Fermeture des agences immo qui fleurissaient il y a un an seulement.
Au plan bancaire / financier, deux sons de cloche opposés : la Banque Centrale espagnole, se souvenant de 91, aurait imposé des contraintes sévères aux banques commerciales espagnoles qui seraient ainsi « solides » et pourraient résister à la tempête. Il est vrai que leurs banques de dépôts sont vraiment riches. D’un autre côté je vois bien que toutes ces constructions ont été faites à crédit total, tant pour les promoteurs que pour leurs clients, et souvent en taux variables avec parfois un taux d’appel. La BCE a également « injecté » un paquet de liquidités dans ces banques moyennant des « garanties » de type MBS, mais impossible d’en savoir davantage : JC Trichet refuse de répondre. Voir aussi les « petits problèmes » chez Sacyr (un peu le Bouygues local).
Source : Extrait GEAB N°16 (15 juin 2007)
L’économie espagnole est en train de suivre le chemin des Etats-Unis avec une bulle immobilière qui a commencé à exploser en début d’année 2007 (comme l’avait d’ailleurs annoncé LEAP/E2020 dès la fin 2006) entraînant l’éclatement d’une bulle financière (les ménages espagnols, à l’image de la situation américaine, sont surendettés, passant de 75% de leurs revenus disponibles en 1995 à 133% en 2006). Le déficit de la balance des paiements de l’Espagne est abyssal : 98,6 milliards USD. A l’échelle mondiale, en 2006, seuls les Etats-Unis font pire que l’Espagne. C’est près du triple du déficit français…
Oui, l’immobilier s’effondre en hispanie…
Pendant ce temps la BCE lutte contre l’inflation et les moulins à vent tournent dans le vide…
Bonne journée.
Axer une constitution économique sur la régulation de la mécanique financière semble judicieux. D’autres propositions constituantes comportant un volet économique courent sur le net. Si ces tentatives sont sans nul de doute de bonne volonté, j’ai néanmoins le sentiment que leur ambition est peut être excessive, car elles ne recouvrent rien de moins qu’un projet de société « tout fait ». L’expérience montre que c’est un peu dangereux ; j’exagère en caractérisant de la sorte les quatre présentations qui suivent et je me doute que leurs promoteurs contesteraient avec raison mon procès d’intention contre leur totalitarisme.
L’intérêt de les pointer ici, est surtout de souligner la convergence entre l’internet et la « passion constituante » permettant l’institution imaginaire de nos sociétés ; d’indiquer que le projet de Jorion est en phase !
L’objectif, plus modeste, proposé par Jorion semble plus réalisable, encore qu’il faudra quand même en passer par une séance aux Nations Unies 🙂 .
La constituante
http://www.laconstituante.org/rubrique.php?t_id=6&t=Economie%20%2F%20Emploi
Une constitution wiki citoyenne
http://etienne.chouard.free.fr/wikiconstitution/index.php?title=Accueil#Introduction
voir également le site d’Étienne Chouard
le plan C
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/
Tikiwiki sociétal
http://tiki.societal.org/tiki-index.php?page=Societalisme
§
Les premières avancées de Jorion semblent montrer la voie permettant de concevoir une constitution économique autorisant un réglage permanent entre liberté d’invention et asservissement détourné au profit de quelques-uns. Je me permets d’insister sur le fait que le bilan de la crise des subprimes restera à établir, car « quand toute les dettes seront réglées » : qui sera, à cette occasion, devenu propriétaire de quoi et qui aura perdu quoi ?
§
Si je comprends bien l’enjeu de l’intention d’explication globale proposée par Jorion, il s’agit à la fois de reconnaître que nous sommes parfois dépassés !
Premièrement par les propriétés structurelles du système, elles-mêmes engendrées par les propriétés des représentations mathématiques utilisées (du simple au compliqué).
Deuxièmement, par notre « nature humaine », la façon dont nous fonctionnons psychologiquement tant en période de crise, qu’en période d’espérance de gain illimité.
A l’objection » on ne change pas la nature humaine », je répondrai en prolepse : une constitution s’inscrit justement dans l’histoire humaine de la nature humaine, elle s’offre en miroir à nos déviances naturelles. « Liberté égalité fraternité », c’est tout le contraire de ce que nous pratiquons la plupart du temps avec nos proches, les psychanalystes le savent bien et même si c’est encore assez inutile c’est déjà une belle épigraphe. De plus, l’articulation (un peu à la Bateson) entre systémique et nature humaine me semble intéressante du point de vue anthropologique, à poursuivre donc dans la perspective d’une constitution si l’on souhaite poursuivre l’activité des laboratoires d’anthropologie sociale.
PS : je cherche des infos à propos du « Boli risei ronto tali ».
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