La banque, le consultant naïf et le régulateur

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

La revue d’anthropologie Terrain m’a demandé un témoignage sur la crise pour son prochain numéro consacré aux catastrophes. Je rédige du coup en ce moment le compte rendu de mon « travail de terrain » dans le monde de la finance. Je me suis souvenu à ce propos d’une anecdote éclairante quant au rapport de force existant entre les banques et leurs autorités de tutelle : le régulateur qui supervise, en principe du moins, leur activité.

Je faisais partie à l’époque d’une équipe de consultants introduisant dans une banque (la plus importante du pays) le protocole de gestion du risque « VaR », Value at Risk. Les autorités de tutelle avaient imposé que les banques produisent dorénavant journellement ce chiffre de Value at Risk exprimant, pour dire les choses en deux mots, sa perte maximale probable au cours d’une période donnée, vu son exposition au risque sur les marchés. Mon rôle consistait à tester le logiciel que nous installions. J’avais pour cela créé un portefeuille fictif de l’ensemble des instruments de dette que possédait la banque, dont je calculais le prix « à la main », c’est-à-dire à l’aide d’un tableur, puis je comparais les valeurs obtenues à celles que le logiciel générait pour les mêmes configurations. Or ça ne collait pas : on trouvait des erreurs de l’ordre – si je me souviens bien – de 1 %, ce qui sur des portefeuilles de la taille des portefeuilles bancaires était tout à fait inacceptable.

Je demandai à examiner le code (C++), ce qu’on m’accorda, bien qu’en me maudissant silencieusement. Le code était correct et il ne s’agissait donc pas d’un bug, d’une erreur de programmation. La méthodologie VaR était codée à l’intérieur d’un module inséré lui au sein d’un logiciel beaucoup plus vaste. Je me mis à examiner les chiffres en entrée dans le module VaR en provenance du logiciel général. La source des erreurs était là. Or ce logiciel était d’usage courant depuis plusieurs années, installé dans des centaines de banques de par le monde, le vendeur bénéficiant d’une part considérable du marché.

Nos services étaient coûteux pour la banque hôte et l’équipe à laquelle j’appartenais était restée bloquée depuis plusieurs jours, attendant le résultat de mes investigations. La nouvelle que j’annonçais : que le problème était en amont et beaucoup plus général que nul n’avait envisagé puisqu’il affectait la valorisation de produits financiers très répandus, jeta la consternation.

Quelques jours plus tard, la banque organisait un cocktail dans un excellent restaurant de la ville. J’étais là, mon verre à la main, quand un vieux monsieur m’aborda : « Vous savez qui je suis ? » Non, je ne le savais pas. Il me dit son nom qui m’était familier : c’était celui du numéro deux ou trois de cette grosse banque dont tout le monde connaît le nom. « Et moi je sais qui vous êtes : vous êtes l’emmerdeur qui bloquez tout. Il y a une chose que vous n’avez pas l’air de comprendre mon petit Monsieur : le régulateur, ce n’est pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non, ce n’est pas comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai quels sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en resteront là. Un point c’est tout ! » Et il tourna les talons, me plantant là, moi et mon verre.

On s’interroge aujourd’hui pourquoi dans la période qui s’acheva en 2007 les régulateurs de la finance étaient assoupis aux commandes. Mon expérience m’avait offert la réponse : le rapport de force réel entre banques et régulateurs.

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.

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68 réponses à “La banque, le consultant naïf et le régulateur”

  1. Avatar de TARTAR
    TARTAR

    Pas sur qu’il y ait reprise.
    Dans l’affirmative il y aura probablement reprise des erreurs …

  2. Avatar de Vincent Porel
    Vincent Porel

    @ Tartar

    Sur rayon de Schwarzschild et consorts, je comprends l’idée général mais pas les calculs.
    Je crois juste que nos amis voulaient faire une analogie qui sonnait bien et qui me semble juste, après; naine blanche, supernovae, trou noir…
    Par conséquent :

    @ Jeremie

    Cela signifie que la reprise de l’économie telle qu’on l’a connue n’est pas possible aux USA.
    Ni par hausse des impôts, ni par l’épargne, ni par l’investissement….
    Les banquiers peuvent effectivement reprendre les braquages, le bateau finira quand même par couler.
    Les states seront effectivement en « cessation de paiement » comme prévu par LEAP (plus tard bien sûr) sauf éventuellement de monétiser encore et toujours plus de dette; je ne sais pas ou s’arrêtent les prérogatives de la Fed et la patience des détenteurs de dollars.

    @ Aux deux.

    Scharzschild a finalement peut être encore son mot à dire. En terme de trous noirs, la Suisse tient une place toute particulière; certes avec le LHC et ses hypothétiques mini trous noirs mais tout particulièrement avec la BRI qui me semble en être un énorme.
    Je ne sais absolument pas comment nos amis banquiers centraux règlent leurs comptes entre eux dans cette banque bien mystérieuse.

  3. Avatar de D-croissance
    D-croissance

    @Paul
    Bravo pour votre courage. Vous n’en manquez pas pour citer cette terrible anecdote qui ne va pas favoriser vos candidatures chez des employeurs privés. Vous sacrifiez votre intérêt personnel pour dire la vérité sur la gravité des dérives du système actuel. Ce n’est pas si fréquent et nous devons avoir le plus grand respect pour la noblesse et le panache de votre attitude. Notre époque a besoin de ce genre d’audaces qui doivent nous inspirer pour ne pas courber l’échine et refuser la soumission.

  4. Avatar de Paul Jorion

    @ D-croissance

    Bravo pour votre courage. Vous n’en manquez pas pour citer cette terrible anecdote qui ne va pas favoriser vos candidatures chez des employeurs privés.

    Vous êtes très dur pour le monde des affaires ! Certains pourraient juger que ce personnage constitue un cas isolé.

  5. Avatar de Jérémie
    Jérémie

    @ D-croissance

    Sans réel courage au coeur et à l’esprit comment une société pourrait-elle vraiment changer pour les seuls plaisirs du corps, de l’argent ? La peur du chômage, il faudrait toujours mieux savoir la faire ressentir médiatiquement dans l’esprit d’une société et oui sans cela comment nous continuellement mener notre monde en bateau, la peur au ventre…

  6. Avatar de Jérémie
    Jérémie

    @ Vincent Porel
    « le bateau finira quand même par couler. »

    Ils nous restent encore à prévenir les autres matelots tout au fond de la cale.

  7. Avatar de Kibou
    Kibou

    @Jérémie
    « Ils nous restent encore à prévenir les autres matelots tout au fond de la cale. »

    Surtout pas ! Ca les paniquerai inutilement et de toute manière il n’y a pas assez de canots de sauvetage…

  8. Avatar de Verywell
    Verywell

    « Goldman Sachs: le PDG exhorte ses employés à dépenser discrètement »

    http://www.google.com/hostednews/afp/article/ALeqM5iPwJY66YLCy6mC34rElp73RhGhog

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