Ah ! mes amis, il y a là grand risque que je devienne lyrique : Ray Bradbury nous a quittés hier. Auteur de « science-fiction » nous dit-on, mais ne faudrait-il pas plutôt dire « auteur de distanciation philosophique » car il n’a jamais été aussi clair que dans les nouvelles qu’il a écrites (c’est là qu’il excellait) que la science-fiction n’est jamais que le moyen d’obliger le lecteur à ce pas en arrière qui le force à s’examiner lui-même comme s’il était un autre.
Les Chroniques martiennes (1950) de Bradbury étaient de ce point de vue particulièrement remarquables car ces « Martiens » dont il est question dans chacune des nouvelles composant le recueil ne sont jamais les mêmes : les uns sont là pour que nous nous interrogions sur le prétexte qui fait que nous appelons « différent de nous-même », un voisin ; d’autres Martiens sont là pour nous rappeler que nos propres ancêtres d’il y a trois ou quatre siècles sont devenus pour nous des « Martiens » et que nous-mêmes serons un jour prochain des « Martiens » pour nos descendants. D’ailleurs, nous fait comprendre Bradbury, au cours d’une longue errance dans une cité en ruines depuis longtemps désertée – sinon par quelques éclairs de présence – il y a deux moments dans nos vies : vivant d’abord, Martien ensuite.
Je ne parlerai pas de Fahrenheit 451 (1953), de peur que l’évocation de cette époque hypothétique où il faudra que nous soyons chacun un livre – vous La Princesse de Clèves, moi, Les Misérables – nous soit trop douloureuse en raison de sa ressemblance étroite avec les temps présents.
Mon récit préféré, ce sont ces quelques pages seulement où le promeneur que je suis découvre sur une plage à la fin du jour, un homme traçant de son pied dans le sable, de grandes fresques, et quand, reconnaissant l’artiste, le désespoir m’envahit de voir ce chef-d’œuvre de Picasso effacé petit à petit par la marée qui monte !
Le cinéma n’a pas pu ignorer ces récits bien entendu : Truffaut a repris Fahrenheit 451 en 1966, Jack Smight a mis en scène lui en 1969, L’homme illustré, l’un des films les plus inquiétants qui soit, avec des enfants dévorés par des lions dans le mur, auquel Rod Steiger prêta sa propre grande folie pour le rendre encore plus déconcertant.
Ray Bradbury, vous nous avez fait penser, et c’est très loin d’être terminé.
63 réponses à “RAY BRADBURY (1920-2012)”
Ce sont les Chroniques Martiennes qui m’ont ouvert les portes de l’univers de la science-fiction. Jamais lâché depuis lors, en 1975…
Vous pourriez dire aussi que la science-fiction, le monde d’aujourd’hui qui était inconcevable pour nos grands parents, ne vous a pas lâché.
Le modèle est 1984, qui n’est pas un ouvrage de science-fiction mais qui semble en être un.
c’est l’exact contraire qui se passe en réalité ; on n’a jamais édité autant de titres qu’aujourd’hui et on n’a jamais autant externalisé notre mémoire dans des prothèses techniques sur lesquels on a aucune prise…
J’ai dû confondre avec un univers parallèle à une autre époque 😉
c’est de la science fiction 😉
j’ai réagi sur ce sujet probablement parce que je suis en train de relire « le meilleur des mondes » et qu’il me semble que sur ce sujet la vision de huxley est beaucoup plus fine que celle de bradbury. dans un régime totalitaire performant on n’aurait pas besoin d’interdire les livres ou de procéder par la violence pour se faire obéir, on s’arrangerait juste pour que les gens pensent « spontanément » ce qu’il est bon de penser…
La musique du film « the illustrated man » n’est pas mal mais ne m’en veuillez pas si je préfère celle de cet illustrated man là.
Je tombe sur un long essai (en anglais) de David Graeber qui fait le pont entre la SF et le capitalisme… L’auteur s’interroge sur le non-avènement des merveilles promises par la SF il y a cinquante ans (les voitures volantes…) et expose que le néolibéralisme est largement responsable de la pauvreté relative des avancées scientifiques de ces dernières décennies…
http://www.thebaffler.com/past/of_flying_cars
Extrait
Hommage à Ray Bradbury par Neil Gaiman (en anglais) :
http://www.guardian.co.uk/books/2012/jun/06/ray-bradbury-neil-gaiman-appreciation